Fragment Raisons des effets n° 16 / 21 – Papier original : RO 232-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Raisons des effets n° 128 p. 35 v° / C2 : p. 53
Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées Morales : 1669 et janv. 1670 p. 276 / 1678 n° 9 p. 271
Éditions savantes : Faugère I, 220, CXXXV / Havet XXIV.61 / Brunschvicg 334 / Tourneur p. 190-3 / Le Guern 90 / Lafuma 97 / Sellier 131
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Bibliographie ✍
Voir le dossier Concupiscence. |
✧ Éclaircissements
La concupiscence et la force sont les sources de toutes nos actions. La concupiscence fait les volontaires, la force les involontaires.
Volontaires : entendre les actions volontaires, et non les hommes volontaires.
Pascal écrit source, et non cause : il se situe ainsi dans le cadre de raison des effets. Source : voir Vanité 22 (Laf. 35, Sel. 69) : Voilà la source de nos inclinations et du choix des conditions. Mais dans cette réflexion étiologique sur la pluralité des causes, Pascal n’a trouvé la deuxième source qu’en cours de rédaction. Cette hésitation est significative. Il a rajouté un sujet et mis le verbe au pluriel.
Les autres fragments de Raisons des effets montrent clairement comment la force, notamment celle qui s’exerce par la pluralité, dicte les actions involontaires : on suit la coutume ou l’opinion dominante sans s’en apercevoir et sans que cela suppose une action consciente de la volonté. On peut entendre aussi que la force contraint la volonté de l’extérieur, et fait accomplir des actions contraires à ce que voudrait la volonté.
On trouve un écho de cette distinction entre ce qui s’impose de l’intérieur et ce qui s’impose de l’extérieur dans le fragment Laf. 795, Sel. 648 : L’éternuement absorbe toutes les fonctions de l’âme aussi bien que la besogne, mais on n’en tire pas les mêmes conséquences contre la grandeur de l’homme parce que c’est contre son gré et quoiqu’on se le procure néanmoins c’est contre son gré qu’on se le procure. Ce n’est pas en vue de la chose même c’est pour une autre fin. Et ainsi ce n’est pas une marque de la faiblesse de l’homme, et de sa servitude sous cette action.
Il n’est pas honteux à l’homme de succomber sous la douleur, et il lui est honteux de succomber sous le plaisir. Ce qui ne vient pas de ce que la douleur nous vient d’ailleurs, et que nous recherchons le plaisir. Car on peut rechercher la douleur et y succomber à dessein sans ce genre de bassesse. D’où vient donc qu’il est glorieux à la raison de succomber sous l’effort de la douleur, et qu’il lui est honteux de succomber sous l’effort du plaisir ? c’est que ce n’est pas la douleur qui nous tente et nous attire ; c’est nous‑mêmes qui volontairement la choisissons et voulons la faire dominer sur nous, de sorte que nous sommes maîtres de la chose, et en cela c’est l’homme qui succombe à soi-même. Mais dans le plaisir c’est l’homme qui succombe au plaisir. Or il n’y a que la maîtrise et l’empire qui fasse la gloire, et que la servitude qui fasse honte.
La concupiscence en revanche détermine les actions volontaires. Cette formule renvoie à la question de la nature de la délectation et de son rapport avec la volonté humaine. La concupiscence n’impose pas de nécessité à la volonté de l’homme, selon Pascal et Port-Royal : c’est en quoi il diffère de la doctrine de Calvin, qui pose que l’homme « a perdu son libre arbitre », et que la volonté de l’homme est « comme une pierre, comme une scie, comme une matière morte en son action et sans capacité aucune de se mouvoir avec la grâce et d’y coopérer, parce que le libre arbitre est perdu et mort entièrement » (Traité de la prédestination, II, § 29, OC III, éd. J. Mesnard, p. 798). Elle entraîne la volonté en créant en elle une délectation dans le mal qui agit infailliblement, mais non nécessairement. C’est l’objet du Traité de la prédestination, dans sa seconde rédaction : voir Écrits sur la grâce, OC III, éd. J. Mesnard, p. 781 sq. La cupidité fait vouloir la volonté, bien loin de la supprimer.
Voir Écrits sur la grâce, Lettre sur la possibilité des commandements, 6, § 34-37, OC III, éd. J. Mesnard, p. 703-704 : saint Paul dit que
« l’homme est ou esclave de la justice, et libre du péché ; ou libre de la justice, et esclave du péché ; c’est-à-dire ou esclave du péché ou esclave de la justice ; jamais sans être esclave ou de l’un ou de l’autre ; et partant jamais libre de l’un et de l’autre ».
Mais la manière dont il est esclave de la délectation ne supprime pas le libre arbitre, défini comme puissance de l’homme de faire ce qui lui plaît :
35. « [L’homme] est maintenant esclave de la délectation ; ce qui le délecte davantage l’attire infailliblement : ce qui est un principe si clair, et dans le sens commun et dans saint Augustin, qu’on ne peut le nier sans renoncer à l’un et à l’autre.
36. Car qu’y a-t-il de plus clair que cette proposition, que l’on fait toujours ce qui délecte le plus ? Puisque ce n’est autre chose que de dire que l’on fait toujours ce qui plaît le mieux, c’est-à-dire que l’on veut toujours ce qui plaît, c’est-à-dire qu’on veut toujours ce que l’on veut, et que dans l’état où est aujourd’hui notre âme réduite, il est inconcevable qu’elle veuille autre chose que ce qu’il lui plaît vouloir, c’est-à-dire ce qui la délecte le plus. Et qu’on ne prétende pas subtiliser en disant que la volonté, pour marquer sa puissance, choisira quelquefois ce qui lui plaît le moins ; car alors il lui plaira davantage de marquer sa puissance que de vouloir le bien qu’elle quitte, de sorte que, quand elle s’efforce de fuir ce qu’il lui plaît, ce n’est que pour faire ce qu’il lui plaît, étant impossible qu’elle veuille autre chose que ce qu’il lui plaît de vouloir.
37. Et c’est ce qui a fait établir à saint Augustin cette maxime, pour fondement de la manière dont la volonté agit : Quod amplius delectat, secundum id operemur necesse est. C’est une nécessité que nous opérions selon ce qui nous délecte davantage. »
La concupiscence fait donc les actions volontaires en l’homme. À la différence de la force, elle ne s’impose pas de l’extérieur : c’est une contrainte intérieure, d’autant plus forte qu’on n’en est pas conscient, mais dans laquelle la volonté est tout de même engagée.
C’est à la douceur de la délectation exercée par la concupiscence que fait allusion le fragment A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182) : lorsque l’homme est tombé dans l’état de corruption, toutes les créatures ou l’affligent ou le tentent, et dominent sur lui ou en le soumettant par leur force ou en le charmant par leur douceur, ce qui est une domination plus terrible et plus injurieuse.
La formulation de Pascal est radicalement augustinienne et purement janséniste. Port-Royal ajoute purement humaines pour éviter les mauvaises interprétations.