Fragment Raisons des effets n° 4 / 21 - Papier original : RO 159-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Raisons des effets n° 112 à 115 p. 31 v° à 33 / C2 : p. 48-49
Éditions savantes : Faugère II, 133, XV / Havet VI.7 bis / Brunschvicg 878 / Tourneur p. 188-3 / Le Guern 78 / Lafuma 85 / Sellier 119
(Voir le texte barré et mutilé écrit au verso)
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Bibliographie ✍
CHARRON Pierre, De la sagesse, éd. 1604, I, XXXVII, 5. CHINARD Gilbert, En lisant Pascal, Lille, Giard, Genève, Droz, 1948. FERREYROLLES Gérard, Pascal et la raison du politique, Paris, P. U. F., 1984, p. 111 sq. LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, La morale, II, ch. VII. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., SEDES, 1993, p. 205. |
✧ Éclaircissements
Chinard Gilbert, En lisant Pascal, Lille, Giard, Genève, Droz, 1948, p. 66 sq. Commentaire de ce texte. ✍
Summum jus, summa injuria.
Les Copies tiennent la formule pour un titre.
Sommum, somma : le copiste ne connaît pas le latin. Voir la transcription diplomatique.
C’est sans doute un adage de droit ancien : le plus grand droit est la plus grande injustice. La formule est empruntée à Cicéron, De officiis, I, 10, 33. Elle ne se trouve pas dans Montaigne, mais pourrait venir de Charron Pierre, De la sagesse, I, XXXVII, 5. C’est d’autant plus vraisemblable que l’on trouve, dans le paragraphe suivant le citation ex senatusconsultis et plebiscitis scelera exercentur, que Pascal note dans Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94).
Summum jus, ce n’est pas summa justitia. Justice et droit ne sont pas identiques. Une application trop stricte du droit peut aboutir à un déni de justice. Le summum jus, c’est dans le droit romain le droit pris dans son application la plus stricte. Dans le mot droit, il y a un aspect conventionnel, qui n’est pas dans justice. La justice tient compte des circonstances, de la situation des personnes, pour ne pas rendre des décisions inhumaines.
Quel rapport avec le texte ? Voir plus bas dans le même fragment, la mention de l’injustice de la Fronde, qui élève sa prétendue justice contre la force. Le summum jus, dans ce passage, peut être celui de la Fronde dans le fragment sur l’économie du monde, dans l’appel que font les frondeurs aux lois fondamentales. La Fronde parlementaire, qui est juridique, en appelle des lois établies au nom des lois fondamentales. Pascal retourne un principe de droit contre elle : en invoquant les lois fondamentales, on invoque un summum jus, mais il aboutit à une summa injuria, qui est la guerre civile. Pascal ne peut pas penser à la Fronde des Princes, qui s’apparente beaucoup plus à une révolte des semeurs de zizanie.
La pluralité est la meilleure voie, parce qu’elle est visible et qu’elle a la force pour se faire obéir.
Voir Raisons des effets 20 (Laf. 103, Sel. 135), La force est très reconnaissable et sans dispute.
Pluralité : majorité de la multitude. Sur le sens que le terme de pluralité prend chez Pascal pour la définition de la justice politique, voir notre commentaire sur Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94), et sur Raisons des effets 2 (Laf. 81, Sel. 116). Sur ce sujet, voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., SEDES, 1993, p. 205.
Voir Raisons des effets 2 (Laf. 81, Sel. 116) : Les seules règles universelles sont les lois du pays aux choses ordinaires et la pluralité aux autres. D’où vient cela ? De la force qui y est.
Laf. 711, Sel. 589. Force. Pourquoi suit‑on la pluralité ? est‑ce à cause qu’ils ont plus de raison ? non, mais plus de force.
Pourquoi suit‑on les anciennes lois et anciennes opinions ? est‑ce qu’elles sont les plus saines ? non, mais elles sont (les) uniques et nous ôtent la racine de la diversité.
Cependant c’est l’avis des moins habiles.
Paradoxe : c’est la voie des moins habiles qui est la meilleure. À quoi sert alors l’habileté ? En réalité, la solution n’est pas la meilleure par elle-même, mais en raison de ses conséquences, et des dommages collatéraux qu’une autre engendrerait. La pluralité est la meilleure voie, tout simplement parce qu’elle a la force qui évite les guerres civiles.
Raisons des effets 7 (Laf. 88, Sel. 122), donne un autre exemple de cas où l’avis des moins habiles prévaut contre ceux qui ont le génie d’inventer.
Laf. 518, Sel. 452. Pyrrh. L’extrême esprit est accusé de folie comme l’extrême défaut ; rien que la médiocrité n’est bon : c’est la pluralité qui a établi cela et qui mord quiconque s’en échappe par quelque bout que ce soit.
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., SEDES, 1993, p. 205 sq.
Si l’on avait pu, l’on aurait mis la force entre les mains de la justice, mais comme la force ne se laisse pas manier comme on veut, parce que c’est une qualité palpable au lieu que la justice est une qualité spirituelle dont on dispose comme on veut, on l’a mise entre les mains de la force et ainsi on appelle juste ce qu’il est force d’observer.
Qualité spirituelle : qualité à laquelle peuvent prétendre même ceux qui ne l’ont pas. C’est sur l’application que se fait le dévoiement. La manière dont les méchants en jouent est indiquée dans le fragment Raisons des effets 20 (Laf. 103, Sel. 135) : La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Aussi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste.
Raisons des effets 2 (Laf. 81, Sel. 116). Ne pouvant faire qu’il soit force d’obéir à la justice on a fait qu’il soit juste d’obéir à la force. Ne pouvant fortifier la justice on a justifié la force, afin que le juste et le fort fussent ensemble et que la paix fût, qui est le souverain bien.
[De là] vient le droit de l’épée, car l’épée donne un véritable droit.
La copie Périer (appelée P’ par J. Mesnard) donne domine au lieu de donne. Cela fait de la pensée une banalité.
Véritable : par opposition à prétendue plus bas. L’accent est sur ce mot.
Droit de l’épée : droit que donne la possession de la force. Il ne s’agit pas nécessairement du droit de faire la guerre. Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, Livre I, ch. I, Si la guerre peut quelquefois être juste, I, 5, éd. D. Alland et S. Goyard-Fabre, p. 52, note que la « droite raison » et la « nature de la société » « n’interdisent point tout emploi de la force, mais seulement les voies de fait qui sont en opposition avec la vie sociale, c’est-à-dire qui portent atteinte au droit d’autrui ». Et « par conséquent, l’emploi de la force, lorsqu’il ne viole pas le droit des autres, n’est pas injuste ».
Autrement on verrait la violence d’un côté et la justice de l’autre. Fin de la 12e Provinciale.
Les textes qui font le lien entre Pensées et Provinciales ne sont pas nombreux. C’est ici une autocitation déclarée.
Provinciale XII, 21. « Je ne vous dirai rien cependant sur les Avertissements pleins de faussetés scandaleuses par où vous finissez chaque imposture : je repartirai à tout cela dans la Lettre où j’espère montrer la source de vos calomnies. Je vous plains, mes Pères, d’avoir recours à de tels remèdes. Les injures que vous me dites n’éclairciront pas nos différends, et les menaces que vous me faites en tant de façons ne m’empêcheront pas de me défendre. Vous croyez avoir la force et l’impunité, mais je crois avoir la vérité et l’innocence. C’est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité. Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que l’irriter encore plus. Quand la force combat la force, la plus puissante détruit la moindre : quand l’on oppose les discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants confondent et dissipent ceux qui n’ont que la vanité et le mensonge : mais la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre. Qu’on ne prétende pas de là néanmoins que les choses soient égales : car il y a cette extrême différence, que la violence n’a qu’un cours borné par l’ordre de Dieu, qui en conduit les effets à la gloire de la vérité qu’elle attaque : au lieu que la vérité subsiste éternellement, et triomphe enfin de ses ennemis, parce qu’elle est éternelle et puissante comme Dieu même. »
Lorsque l’on ne tente pas de concilier la justice et la force, il arrive infailliblement que la vérité se retrouve d’un côté, et la force de l’autre ; et de ce fait, la force s’exerce de manière violente.
C’est le cas évoqué dans Raisons des effets 20 (Laf. 103, Sel. 135) : La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique.
Concrètement c’est la situation dans l’affaire des Provinciales, où Port-Royal défend la grâce efficace, alors que les jésuites ont la force politique de leur côté. Ou dans l’affaire de la signature, où les religieuses défendent la vérité, et où l’évêque de Paris dispose de la contrainte.
De là vient l’injustice de la Fronde, qui élève sa prétendue justice contre la force.
Sur la Fronde, voir Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94).
Sur la justice purement apparente des actions frondeuses, voir la lettre de Pascal aux Périer du printemps 1657, OC III, éd. J. Mesnard, p. 1205-1207.
« Vous me faites plaisir de me mander tout le détail de vos frondes, et principalement puisque vous y êtes intéressés. Car je m’imagine que vous n’imitez pas nos frondeurs de ce pays-ci, qui usent si mal, au moins à ce qui m’en paraît, de l’avantage que Dieu leur offre de souffrir quelque chose pour l’établissement de ses vérités. Car, quand ce serait pour l’établissement de leurs vérités, ils n’agiraient pas autrement ; et il semble qu’ils ignorent que la même Providence, qui a inspiré les lumières aux uns, les refuse aux autres ; et il semble qu’en travaillant à les persuader, ils servent un autre Dieu que celui qui permet que des obstacles s’opposent à leur progrès. Ils croient rendre service à Dieu en murmurant contre les empêchements, comme si c’était une autre puissance qui excitât leur piété, et une autre qui donnât vigueur à ceux qui s’y opposent.
C’est ce que fait l’esprit propre. Quand nous voulons par notre propre mouvement que quelque chose réussisse, nous nous irritons contre les obstacles, parce que nous sentons dans ces empêchements ce que le motif qui nous fait agir n’y a pas mis, et nous y trouvons des choses que l’esprit propre qui nous fait agir n’y a pas formées. »
Sous couleur de défendre la vérité, les frondeurs suivent surtout leur esprit propre.
L’injustice de la Fronde consiste à ne pas se soumettre à l’ordre établi par la multitude, qui garantit la paix, au nom d’un retour aux origines et à des lois fondamentales dont la justice est tout aussi douteuse et dont le résultat est toujours la violence et la guerre civile. Voir sur ce point Ferreyrolles Gérard, Pascal et la raison du politique, Paris, P. U. F., 1984, p. 111 sq.
Il n’en est pas de même dans l’Église, car il y a une justice véritable et nulle violence.
Voir Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, La morale, II, ch. VII. L’exercice de l’autorité ecclésiastique s’exerce dans un gouvernement sans domination, tout au moins dans le principe, conformément à la défense faite par le Christ aux apôtres de dominer les consciences. Pascal parle de l’Église idéale, pas de l’Église réelle, où malheureusement les choses ne se passent pas toujours aussi fidèlement aux instructions du Christ. L’Église dont parle Pascal, c’est celle dont il écrit dans Laf. 776, Sel. 641, que l’histoire de l’Église est histoire de la vérité. Ces remarques prennent leur sens par rapport à l’affaire du Formulaire, où l’autorité pontificale s’est imposée de manière excessive. Il y a trois règles qui s’imposent à l’autorité ecclésiastique, p. 427 sq. :
1. il n’est pas permis de commander pour commander, pour faire valoir son autorité ;
2. l’autorité ecclésiastique ne peut exciper de raisons de nécessité d’ordre ou d’intérêt général pour justifier des mesures qui lèsent la conscience, fût-ce d’un seul fidèle ;
3. elle ne peut user du commandement impérieux : elle s’adresse non à des esclaves, mais à des hommes libres.
Dans son exercice légitime, l’autorité ecclésiastique doit user de douceur et de persuasion, et ne pas se permettre d’user de violence : p. 429 sq. Par persuasion, il faut entendre qu’elle ne doit forcer personne d’obéir à un de ses commandements, sans en avoir expliqué le bien-fondé pour amener la volonté, éclairée par l’esprit, à consentir. Et si les fidèles ne se rendent pas à ses raisons, il ne faut jamais user de violence. Il y a cependant des cas dans lesquels l’Église peut user de force, comme le montre l’exemple des donatistes. C’est le problème qui s’est posé après la mort de Pascal lors de la révocation de l’Édit de Nantes : p. 434 sq.
L’affaire du formulaire et la manière dont les autorités politiques et ecclésiastiques ont voulu imposer la signature montrent qu’en fait, il existe au sein de l’Église des situations dans lesquelles une certaine tyrannie s’exerce sur les fidèles, qui peut aller jusqu’à la persécution. Certains fragments témoignent des inquiétudes de Pascal sur ce point.
Laf. 569, Sel. 473. Le pape est premier. Quel autre est connu de tous, quel autre est reconnu de tous, ayant pouvoir d’insinuer dans tout le corps parce qu’il tient la maîtresse branche qui s’insinue partout.
Qu’il était aisé de faire dégénérer cela en tyrannie. C’est pourquoi J. C. leur a posé ce précepte : Vos autem non sic.