Fragment Raisons des effets n° 7 / 21 - Papier original :  RO 441-4

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Raisons des effets n° 118 p. 33 / C2 : p. 50

Éditions de Port-Royal : Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janv. 1670 p. 326-327 / 1678 n° 12 p. 321-322

Éditions savantes : Faugère I, 213, CXIII / Havet V.19 / Michaut 758 / Brunschvicg 302 / Tourneur p. 190-2 / Le Guern 81 / Lafuma 88 / Sellier 122

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Bibliographie

 

 

COUSIN Victor, Rapport à l’Académie, in Œuvres de M. Victor Cousin, Quatrième série, Littérature, tome I, Paris, Pagnerre, 1849, p. 172-173.

DESARGUES Girard, Œuvres, éd. Poudra, Paris, Leiber, 1864, 2 vol.

DESARGUES Girard, Brouillon projet d’exemple d’une manière universelle du S.G.D.L. touchant la practique du trait à preuves pour la coupe des pierres en l’architecture : et de l’éclaircissement d’une manière de réduire au petit pied en perspective comme en géométral, et de tracer tous quadrans plats d’heures égales au soleil, Paris, août 1640, 4 p.

DHOMBRES J. et J. SAKAROVITCH, Desargues en son temps, Paris, Blanchard, 1994.

FOURNEL Victor, Du rôle des coups de bâton dans les relations sociales et en particulier dans l’histoire littéraire, Paris, Delahaye, 1858.

LORET, La Muse historique, 14 avril 1652, in OC II, éd. J. Mesnard, p. 902 sq.

MOLINO Jean, “La raison des effets”, Méthodes chez Pascal, Presses Universitaires de France, Paris, 1979, p. 477-496.

MONGRÉDIEN Georges, La vie littéraire au XVIIe siècle, Paris, Tallandier, 1947.

TATON René, L’œuvre mathématique de G. Desargues, Paris, PUF, 1951.

 

 

Éclaircissements

 

C’est l’effet de la force, non de la coutume,

 

Qu’est-ce qui est l’effet de la force ?

 

La néophobie, la résistance devant les inventeurs n’est pas présentée comme un effet de la coutume, ni des préjugés, comme c’est ordinairement le cas. Pascal pense que c’est un pur effet de la force. L’échec que rencontrent les novateurs et les inventeurs ne vient pas tant de la soumission à la coutume, conçue comme puissance trompeuse, mais de la force que détient la majorité.

Laf. 554, Sel. 463. La force est la reine du monde, et non pas l’opinion. Mais l’opinion est celle qui use de la force.

C’est la force qui fait l’opinion. La mollesse est belle, selon notre opinion. Pourquoi ? Parce que qui voudra danser sur la corde sera seul. Et je ferai une cabale plus forte de gens qui diront que cela n’est pas beau.

 

car ceux qui sont capables d’inventer sont rares.

 

Invention : au sens de invention et de découverte. Inventio en rhétorique. Invenire en latin. Produire par la force de son esprit quelque chose de nouveau (Furetière).

Inventeur : qui a trouvé le premier quelque science, quelque machine.

Ceux qui sont capables d’inventer : à commencer par Pascal lui-même. Il y a peut-être là une allusion à la machine arithmétique ou aux carrosses à cinq sols. Mais on peut aussi penser aux indivisibles.

Pascal, qui a trouvé la gloire par l’invention de la machine arithmétique, est un excellent contre exemple. Il a bien eu un horloger concurrent contre lui. Mais le grand public l’a connu.

Port-Royal parle de quelques personnes qui connaissent le prix des inventions. Pascal ne parle pas de ceux-là.

Preuves de Jésus-Christ 11 (Laf. 308, Sel. 339). Archimède sans éclat serait en même vénération. Il n’a pas donné des batailles pour les yeux, mais il a fourni à tous les esprits ses inventions. Ô qu’il a éclaté aux esprits.

 

Les plus forts en nombre ne veulent que suivre

 

Voir sur la pluralité, entendue au sens de majorité.

La formule signifie que le plus grand nombre se conforme à la coutume. Comme l’emporter en nombre fait la force, le nombre fait la puissance de la coutume.

Laf. 518, Sel. 452. Pyrrhonisme.

L’extrême esprit est accusé de folie, comme l’extrême défaut. Rien que la médiocrité n’est bon : c’est la pluralité qui a établi cela, et qui mord quiconque s’en échappe par quelque bout que ce soit. Je ne m’y obstinerai pas, je consens bien qu’on m’y mette, et me refuse d’être au bas bout, non pas parce qu’il est bas, mais parce qu’il est bout, car je refuserais de même qu’on me mît au haut. C’est sortir de l’humanité que de sortir du milieu.

La grandeur de l’âme humaine consiste à savoir s’y tenir. Tant s’en faut que la grandeur soit à en sortir qu’elle est à n’en point sortir.

 

et refusent la gloire à ces inventeurs qui la cherchent par leurs inventions.

 

Pascal a l’expérience des résistances que rencontrent les inventeurs. Il a recherché la gloire en faisant connaître ses inventions, notamment la machine arithmétique et les effets de l’eau : voir OC II, éd. J. Mesnard, p. 902 sq. : la Muse historique de Loret rend compte des conférences de Pascal dans les milieux aristocratiques ; il recherche à cette époque une gloire qui dépasse les cercles érudits. Il a subi les attaques de Pierius et des scolastiques, et même du Père Noël.

 

Pour approfondir...

 

L’exemple de Desargues

 

La Géométrie de Descartes a été violemment attaquée par le mathématicien Jean de Beaugrand, qui lui a reproché d’être moins originale qu’il ne le disait, et d’être entièrement pillée sur Viète et sur l’anglais Harriot.

Mais il existe un exemple encore plus satisfaisant, celui de Desargues, qui fut le maître de Pascal en géométrie des coniques.

Voir Taton René, L’œuvre mathématique de G. Desargues, p. 17. En août 1640, dans son Brouillon projet d’exemple d’une manière universelle du S. G. D. L. touchant la pratique du trait à preuve pour la coupe des pierres en l’architecture : et de l’éclaircissement d’une manière de réduire au petit pied en perspective comme en géométral et de tracer tous quadrans plats d’heures égales au soleil, août 1640, Desargues défend Fermat et sa méthode de maximis et minimis (destinée à déterminer les maxima et les minima des fonctions, et à traiter les problèmes de tangentes aux courbes d’une manière entièrement nouvelle) contre le mathématicien Jean de Beaugrand et signale à mots couverts la façon dont celui-ci a plagié cette méthode jusqu’alors restée inédite : voir Desargues Girard, Œuvres, éd. Poudra, I, p. 354 sq., et Taton René, L’œuvre mathématique de G. Desargues, p. 23. Beaugrand, qui fait en l’occurrence figure de mathématicien incapable d’inventer, prend alors l’initiative d’une polémique contre Desargues. En 1640 il écrit une lettre, qui n’aurait alors circulé que sous forme manuscrite, et que les éditeurs des Avis charitables sur les diverses œuvres et feuilles volantes du Sr Girard Desargues lyonnais (1642), ont publiée pour la première fois avec d’autres pamphlets. Beaugrand critique les prétentions de Desargues à avoir fait œuvre originale ; il se moque de son vocabulaire, et nie que ses découvertes soient originales : il soutient que son ouvrage n’est qu’une paraphrase de certaines propositions de Pappus et d’Apollonius.

Les mésaventures de Desargues ne s’arrêtent pas là.

Desargues a affirmé nettement l’originalité de ses recherches et de ses découvertes en matière de perspective : voir Taton René, L’œuvre mathématique de Girard Desargues, p. 37 : « moi que vous savez qui n’ai de connaissance de ces matières que par mes propres et particulières contemplations... » Cela a déplu et Desargues a aussi rencontré l’hostilité de maîtres maçons, d’architectes, et de mathématiciens comme Beaugrand. Voir Taton René, L’œuvre mathématique de Girard Desargues, PUF, 1951 ; Dhombres J. et J. Sakarovitch, Desargues en son temps, Blanchard, Paris, 1994, et Taton René, “Le lyonnais Girard Desargues (1591-1661) et son œuvre géométrique et technique”, in Taton René, Études d’histoire des sciences, p. 72 sq.

Avant 1642, Desargues a réussi à répandre l’emploi de ses méthodes graphiques dans les milieux des praticiens sans heurter de trop vives résistances ; mais en 1642, le jésuite J. Dubreuil publie anonymement le premier tome de La perspective pratique : Desargues trouve que sa méthode y est à la fois plagiée et dénaturée ; il fait placarder dans Paris une protestation contre l’auteur et les éditeurs. Ceux-ci tentent de discréditer Desargues en dénigrant la nouveauté de ses méthodes, et en l’accusant de les avoir prises d’un ouvrage de Vaulézard de 1631 et d’un traité manuscrit de J. Aleaume ; Desargues répond, et les éditeurs de Dubreuil, Tavernier et Langlois, publient en 1642 un recueil de pamphlets anonymes contre Desargues, avec la violente Lettre de M. de Beaugrand d’août 1640. Surtout, parce qu’il énonce des principes permettant de simplifier la construction des cadrans solaires et mentionne le nom de ses partisans, notamment Laurent de La Hire et Abraham Bosse, Desargues s’attaque à un secteur d’activité régi par les pratiques du compagnonnage, très attaché aux techniques traditionnelles et aux anciens procédés : les maîtres artisans et maçons sont blessés par l’avantage qu’il accorde à la théorie sur la pratique, et surtout par le fait que les leçons de Desargues risquent de découvrir à leurs ouvriers des techniques secrètes qu’ils veulent leur dissimuler pour éviter la concurrence. Ils reprochent particulièrement à Desargues de rendre par ses inventions inutiles tous les procédés techniques apportés par la tradition. En 1644, il subit encore les attaques du tailleur de pierres Jacques Curabelle. Les polémiques ont pris un tour violent, et se sont réglées devant les tribunaux.

La situation de Desargues répond donc bien à celle qu’évoque le fragment de Pascal, qui s’est peut-être inspiré du souvenir de son maître et ami.

 

Et s’ils s’obstinent à la vouloir obtenir et mépriser ceux qui n’inventent pas,

 

Il y a de la demi-habileté de la part des savants de chercher la gloire qui est de l’ordre des esprits dans un monde qui est fait de non-inventeurs qui ne sont sensibles qu’à la coutume.

 

les autres leur donneront des noms ridicules,

 

Port-Royal complète qu’on les traite de visionnaires. Nous dirions d’illuminés.

Beaugrand appelle Descartes le méthodique impertinent. Il gratifie aussi Desargues de railleries burlesques sur ses inventions verbales : selon lui, dire égalation pour parabole, outrepassement pour hyperbole, défaillement pour ellipse, c’est « rejeter la façon de parler d’Euclide, d’Apollonius et d’Archimède, pour mal appliquer celle des charpentiers et des maçons à un objet dont la délicatesse et l’excellence est infiniment au-dessus de celle que l’on désire dans leurs ouvrages ». Bref, « il est impossible à ceux qui savent la science [...] de s’empêcher de rire en considérant ses rameaux droits, pliés et déployés, ses branches moyennes et couplées, ses couples de brins relatives ou gemelles entr’elles, ses nœuds moyens, simples, les moyens doubles, les extrêmes intérieurs, extérieurs, les rectangles gémeaux, les relatifs, les bornales droites, et une infinité d’autres termes qui sont plus capables de mettre les esprits en involution, ou d’en faire des souches réciproques, que de leur donner quelque nouvelle lumière des mathématiques ». Beaugrand raille en disant : s’il me fallait « nommer défaillement ce que l’on entend par ellipse, j’aurais peut-être de la peine à me garantir de quelque syncope ou défaillance de cœur » (Desargues Girard, Œuvres, II, éd. Poudra, p. 365).

 

leur donneraient des coups de bâton.

 

Port-Royal rejette cette indication, qui a dû paraître trop burlesque pour être compatible avec un livre de piété. Mais dans la réalité, il arrive parfois aux poètes de se faire bastonner et « traiter en poètes ». Voir Mongrédien Georges, La vie littéraire au XVIIe siècle, p. 255 sq. Montausier, qui reprochait à Molière de s’être moqué de lui dans la Critique de L’École des femmes, lui a ensanglanté le visage en le frottant à sa boutonnière métallique, au cri de « tarte à la crème, Molière ! » Lors de la querelle de Phèdre, on dit que

« Dans un coin de Paris, Boileau tremblant et blême,

Fut hier bien frotté, quoiqu’il n’en dise rien… »

Même au XVIIIe siècle, le 4 février 1726, Voltaire aussi a été rossé en punition de son insolence, sur ordre du chevalier de Rohan.

Sur les poètes qui se sont fait bastonner, voir Fournel Victor, Du rôle des coups de bâton dans les relations sociales et en particulier dans l’histoire littéraire, Paris, Delahaye, 1858.

 

Qu’on ne se pique donc pas de cette subtilité ou qu’on se contente en soi-même.

 

Se piquer : mettre sa fierté à...

Subtil : se dit figurément en choses spirituelles et morales. Un esprit subtil est celui qui comprend aisément les choses. Un raisonnement subtil est celui qui est raffiné, qui est au-dessus de l’invention, et de la portée des gens du vulgaire. Une question subtile est celle dont on a de la peine à résoudre la difficulté. Duns Scot a été appelé dans l’École le Docteur subtil. Un exemple d’une telle subtilité dans l’œuvre de Pascal est la méthode des partis, qui repose sur des principes qui semblent contredire les évidences ordinaires, et qui démêle des situations à venir qui ne sont encore marquées d’aucune réalité, puisque l’on spécule sur des jeux qui sont en cours.

Louis Périer remplace subtilité par habilité.

Pascal a d’abord écrit Qu’on ne change donc rien. Cette première expression signifie qu’on n’invente rien. La correction transforme cette attitude d’immobilisme et de résignation en une attitude d’inspiration stoïque : le sage stoïcien est contentus sui. Elle signifie plutôt : qu’on renonce à la gloire. Port-Royal atténue l’idée en recommandant de « se contenter d’être estimé du petit nombre de ceux qui en connaissent le prix », c’est-à-dire de l’estime du cercle des connaisseurs. Pascal ne dit rien de tel.