Fragment Raisons des effets n° 8 / 21 - Papier original : RO 231-1
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Raisons des effets n° 119 p. 33 / C2 : p. 50
Éditions savantes : Faugère I, 221, CXXXVII / Havet V.13 / Michaut 494 / Brunschvicg 315 / Tourneur p. 190-3 / Le Guern 82 / Lafuma 89 / Sellier 123
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Bibliographie ✍
Voir la bibliographie de Raisons des effets 9 (Laf. 90, Sel. 124). ARNAULD et NICOLE, La logique (1664), III, XIX, § VII, éd. Descotes, Paris, Champion, 2011. FORCE Pierre, Le problème herméneutique chez Pascal, Paris, Vrin, 1989, p. 223 sq. MESNARD Jean, “Achèvement et inachèvement dans les Pensées de Pascal”, Studi francesi, 143, anno XLVIII, maggio-agosto 2004, p. 300-320. Voir p. 309. PARMENTIER Bérengère, Le siècle des moralistes, Paris, Seuil, 2000, p. 274 sq. THIROUIN Laurent, “Montaigne, ‘demi-habile’ ? Fonction du recours à Montaigne dans les Pensées”, in MEURILLON Christian (dir.), Pascal, l’exercice de l’esprit, Revue des sciences Humaines, 244, décembre 1996, p. 81-102. Voir p. 95 sq. le commentaire de ce fragment. THIROUIN Laurent, “Éclats de rire pascaliens”, in J. Dagen et A. S. Barrovecchio, Le rire ou le modèle ? Le dilemme du moraliste, Paris, Champion, 2010, p. 363-390. Voir p. 384 sur le cheval bien enharnaché. |
✧ Éclaircissements
Raison des effets.
Cela est admirable :
Admirable : qui est digne d’étonnement, surprenant, merveilleux, qu’on ne peut comprendre. Le mot ne signifie pas nécessairement que l’on s’émerveille au sens actuel.
Cette expression est la formule significative de la remarque d’un effet, qui consiste toujours dans une réalité composée et surprenante pour qui sait voir. En l’occurrence, l’effet consiste en ce que « on », c’est-à-dire Montaigne et les demi-habiles en général, trouvent vain le respect que l’on accorde aux vêtements splendides des grands, et inutile de leur témoigner des égards.
on ne veut pas que j’honore un homme vêtu de brocatelle, et suivi de sept ou huit laquais.
On ne veut pas que j’honore un homme vêtu de brocatelle : cette expression relie le fragment au problème du devoir d’honneur aux grands, qui est évoqué dans plusieurs fragments de Raisons des effets. Voir Raisons des effets 9 (Laf. 90, Sel. 124) : Raison des effets. Gradation. Le peuple honore les personnes de grande naissance, les demi-habiles les méprisent disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple mais par la pensée de derrière. Les dévots qui ont plus de zèle que de science les méprisent malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu’ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne, mais les chrétiens parfaits les honorent par un(e) autre lumière supérieure.
Ainsi se vont les opinions succédant du pour au contre selon qu’on a de lumière.
Raisons des effets 14 (Laf. 95, Sel. 129). Opinions du peuple saines.
Être brave n’est pas trop vain, car c’est montrer qu’un grand nombre de gens travaillent pour soi. C’est montrer par ses cheveux qu’on a un valet de chambre, un parfumeur, etc., par son rabat, le fil, le passement, etc. Or ce n’est pas une simple superficie, ni un simple harnais d’avoir plusieurs bras.
Plus on a de bras, plus on est fort. Être brave c’est montrer sa force.
Brocatelle : petite étoffe faite de coton ou de grosse soie à l’imitation du brocat ; il y en a aussi de toute soie et de toute laine (Furetière). Le Dictionnaire de l’Académie précise qu’elle est de moindre valeur que le brocat. Brocat : selon Furetière, originairement, au sens propre, étoffe tissue toute d’or, tant en chaine qu’en treme (sc. trame), ou d’argent, ou des deux ensemble. Après on l’a étendu aux étoffes où il y avait quelques porfilures de soie pour relever et donner de l’ombrage aux fleurs d’or dont elles étaient enrichies. Et enfin on a donné ce nom aux étoffes de soie, soit de satin, soit de gros de Naples ou de Tours, ou de taffetas ouvragé de fleurs et d’arabesques, qui les ont rendues riches et précieuses, comme le vrai brocat.
Les quatre laquais du fragment Vanité 7 (Laf. 19, Sel. 53), Il a quatre laquais, sont ici devenus sept ou huit.
Et quoi, il me fera donner les étrivières, si je ne le salue.
Étrivières : courroie de cuir par laquelle les étriers sont suspendus. Donner les étrivières, c’est châtier des valets, les fouetter avec ces étrivières. On dit aussi qu’un homme s’est laissé donner les étrivières, quand il a souffert quelque affront, lorsque par sa lâcheté il se soumet à tout ce qu’on veut (Furetière). Le châtiment des étrivières suppose que l’on est d’un rang social inférieur ; il est d’autant plus avilissant et douloureux.
C’est en ce sens que le fragment Raisons des effets 20 (Laf. 103, Sel. 135), dit que la force est très reconnaissable et sans dispute. Lorsqu’on reçoit les étrivières, c’est l’effet d’une force dont on sent directement l’effet par la douleur.
Cet habit, c’est une force.
Raisons des effets 6 (Laf. 87, Sel. 121). Le chancelier est grave et revêtu d’ornements. Car son poste est faux et non le roi. Il a la force, il n’a que faire de l’imagination. Les juges, médecins, etc., n’ont que l’imagination.
Raisons des effets 14 (Laf. 95, Sel. 129). Opinions du peuple saines. Être brave n’est pas trop vain, car c’est montrer qu’un grand nombre de gens travaillent pour soi. C’est montrer par ses cheveux qu’on a un valet de chambre, un parfumeur, etc., par son rabat, le fil, le passement, etc. Or ce n’est pas une simple superficie, ni un simple harnais d’avoir plusieurs bras.
Plus on a de bras, plus on est fort. Être brave c’est montrer sa force.
C’est bien de même qu’un cheval bien enharnaché à l’égard d’un autre. Montaigne est plaisant de ne pas voir quelle différence il y a, et d’admirer qu’on y en trouve, et d’en demander la raison. De vrai, dit-il, d’où vient, etc.
Harnais : vieux mot signifiant la cuirasse, le casque, et tout l’équipage d’un cavalier pesamment armé. Harnais désigne aussi les selles, les colliers, les brides, les croupières et les traits qui servent aux chevaux soit à porter, soit à tirer (Furetière). Harnacher signifie mettre à des chevaux leur selle, leurs bricoles, leurs harnais, pour les mettre en état de porter ou de tirer.
Il y a une rupture dans le fil du discours, car cette proposition doit être attribuée à un demi-habile.
La comparaison avec le cheval est certainement inspirée de Montaigne, Essais, I, 42, De l’inéqualité qui est en nous, éd. Balsamo et alii, Pléiade, NRF, Gallimard, 2007, p. 281 : Montaigne considère que, tout comme lorsque l’on veut choisir un cheval, on examine le corps du cheval et sa constitution, et non son haranchement, lorsque l’on veut juger de la valeur d’un homme, on ne devrait avoir aucun égard à son habit, et ne considérer que ses vertus personnelles.
Montaigne argumente comme suit :
« Mais à propos de l’estimation des hommes, c’est merveille que sauf nous, aucune chose ne s’estime que par ses propres qualités. Nous louons un cheval de ce qu’il est vigoureux et adroit.
Volucrem
Sic laudamus equum, facili cui plurima palma
Fervet, et exultat rauco victoria circo,
non de son harnais : un lévrier, de sa vitesse, non de son collier : un oiseau, de son aile, non de ses longes et sonnettes. Pourquoi de même n’estimons-nous un homme par ce qui est sien ? Il a un grand train, un beau palais, tant de crédit, tant de rente : tout cela est autour de lui, non en lui. Vous n’achetez pas un chat en poche : si vous marchandez un cheval, vous lui ôtez ses hardes, vous le voyez nu et à découvert : Ou s’il est couvert, comme on les présentait anciennement aux princes à vendre, c’est par les parties moins nécessaires, afin que vous ne vous amusiez pas à la beauté de son poil, ou largeur de sa croupe, et que vous vous arrêtiez principalement à considérer les jambes, les yeux, et le pied, qui sont les membres les plus utiles,
Regibus hic mos est, ubi equos mercantur, opertos
Inspiciunt, ne si facies, ut sæpe, decora
Molli fulta pede est, emptorem inducat hiantem,
Quod pulchræ clunes, breve quod caput, ardua cervix.
Pourquoi estimant un homme l’estimez vous tout enveloppé et empaqueté ? Il ne nous fait montre que des parties, qui ne sont aucunement siennes : et nous cache celles, par lesquelles seules on peut vraiment juger de son estimation. C’est le prix de l’épée que vous cherchez, non de la gaine : vous n’en donnerez à l’aventure pas un quatrain, si vous l’avez dépouillée. Il le faut juger par lui même, non par ses atours. »
Thirouin Laurent, “Montaigne, ‘demi-habile’ ? Fonction du recours à Montaigne dans les Pensées”, in Meurillon Christian (dir.), Pascal, l’exercice de l’esprit, Revue des sciences Humaines, 244, décembre 1996, p. 96. Montaigne ne dit pas De vrai, […] d’où vient, mais pourquoi de même n’estimons-nous pas… L. Thirouin voit dans cette expression « la formule standard de la demi-habileté », qui vise à dénoncer l’absence de fondement réel de certains faits sociaux ou de certaines conduites humaines.
Pierre Force, dans Le problème herméneutique chez Pascal, Paris, Vrin, 1989, p. 223 sq., souligne que cette question introduit une manière de paradoxe : Montaigne va contre l’opinion commune lorsqu’il pense que les signes sociaux sont arbitraires, et les marques de respect pure convention, et qu’il en fait voir la vanité et l’absence de fondement.
Pierre Force, loc. cit., remarque qu’à partir du paradoxe soutenu par Montaigne, Pascal forme un paradoxe d’ordre supérieur, ou, comme le fragment l’indique, il admire l’admiration exprimée par Montaigne : il prend un point de vue paradoxal sur ce premier paradoxe, en déclarant que ces réalités sociales apparemment dénuées de raison ont en réalité un fondement réel et solide.
Voir Thirouin Laurent, Ibid, p. 95 sq. Pascal discute l’analogie entre l’homme et le cheval bien enharnaché : chez les chevaux, le harnais est un équipement indifférent ; mais chez les hommes, l’habillement, qui correspond au harnais chez le cheval, a une signification réelle. La différence est expliquée dans le fragment Raisons des effets 14 (Laf. 95, Sel. 129) : ce n’est pas une simple superficie, ni un simple harnais d’avoir plusieurs bras. Plus on a de bras, plus on est fort. Être brave c’est montrer sa force. Par conséquent, sous son apparente vanité, le « harnachement » de l’homme annonce une qualité bien réelle, qui le justifie : la possession de la force. Cet argument paradoxal a donc bien sa place dans la liasse Raisons des effets.
Pour approfondir…
♦ Passages connexes dans la Logique de Port-Royal
Nicole s’exprime encore en demi-habile dans Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique (1664), III, XIX, § VII, éd. Descotes, p. 501, lorsqu’il réduit la braverie à la seule satisfaction de la vanité des grands : « La sottise de l’esprit humain est telle, qu’il n’y a rien qui ne lui serve à agrandir l’idée qu’il a de lui-même : une belle maison, un habit magnifique, une grande barbe font qu’il s’en croit plus habile ; et si l’on y prend garde, il s’estime davantage à cheval ou en carrosse qu’à pied. Il est facile de persuader à tout le monde qu’il n’y a rien de plus ridicule que ces jugements ; mais il est très difficile de se garantir entièrement de l’impression secrète que toutes ces choses extérieures font dans l’esprit. Tout ce qu’on peut faire est de s’accoutumer autant que l’on peut, à ne donner aucune autorité à toutes les qualités qui ne peuvent rien contribuer à trouver la vérité, et de n’en donner à celles même qui y contribuent, qu’autant qu’elles y contribuent effectivement. L’âge, la science, l’étude, l’expérience, l’esprit, la vivacité, la retenue, l’exactitude, le travail servent pour trouver la vérité des choses cachées ; et ainsi ces qualités méritent qu’on y ait égard : mais il faut pourtant les peser avec soin, et ensuite en faire comparaison avec les raisons contraires. Car de chacune de ces choses en particulier on ne conclut rien de certain, puisqu’il y a des opinions très fausses qui ont été approuvées par des personnes de fort bon esprit, et qui avaient une grande partie de ces qualités. » Nicole n’intègre visiblement pas l’idée qu’il s’agit en fait autant de signifier une position de force que de satisfaire la vanité humaine : il raisonne ici en moraliste, alors que la pensée de Pascal relève de la politique.
La Logique trouve pourtant elle aussi une « raison des effets » à l’exhibition de la splendeur chez les hommes : mais les auteurs ne renvoient pas, comme Pascal, aux nécessités fondamentales de la vie civile, mais à des raisons d’ordre psychologique et morales : ils y voient un moyen que les grands aiment à employer pour satisfaire leur vanité par l’admiration que leur porte le peuple. Voir Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La Logique, I, IX (1664), éd. Descotes, p. 226. Sur l’intention des personnes qui se font bâtir des demeures superbes : « Pourquoi croit-on que l’on charge les carrosses de ce grand nombre de laquais ? Ce n’est pas pour le service qu’on en tire, ils incommodent plus qu’ils ne servent ; mais c’est pour exciter en passant dans ceux qui les voient, l’idée que c’est une personne de grande condition qui passe, et la vue de cette idée qu’ils s’imaginent que l’on formera en voyant ces carrosses, satisfait la vanité de ceux à qui ils appartiennent ».