Fragment Transition n° 3 / 8 – Papier original : RO 1-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Transition n° 247 p. 89 v°-91 / C2 : p. 116-117
Éditions de Port-Royal : Chapitre VIII - Image d’un homme qui s’est lassé de chercher Dieu... : 1669 et
janv. 1670 p. 63-64 / 1678 n° 1 p. 64-65
Le dernier paragraphe a été ajouté dans l’édition de 1678 : Chapitre II - Marques de la véritable Religion : 1678 n° 12 p. 25
Éditions savantes : Faugère II, 269, I / Havet XI.8 / Michaut 3 / Brunschvicg 693 / Tourneur p. 235-1 / Le Guern 184 / Lafuma 198 / Sellier 229
______________________________________________________________________________________
Bibliographie ✍
BOULLIER David Renaud, Sentiments de M*** sur la critique des Pensées de Pascal par M. Voltaire, § VI, Amsterdam, Jean Catuffe, 1753, p. 40 sq. DE GANDILLAC Maurice, “Pascal et le silence du monde”, in Blaise Pascal. L’homme et l’œuvre, Colloque de Royaumont, Paris, Éditions de Minuit, 1956, p. 342-365, suivi d’une discussion, p. 366-385. DESCOTES Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 327 sq. ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 271 sq. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 321. PASCAL, Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 180 sq. PAVLOVITS Tamás, Le rationalisme de Pascal, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007, p.146 sq. SELLIER Philippe, “La chute et l’ascension”, in Essais sur l’imaginaire classique. Pascal, Racine, Précieuses et moralistes, Fénelon, Paris, Champion, 2003, p. 129-140. SELLIER Philippe, “Abandonné… dans une île déserte : fantasmatique et théologie dans les Pensées”, Essais sur l’imaginaire classique. Pascal, Racine, Précieuses et Moralistes, Fénelon, Paris, Champion, 2003, p. 165-173. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 30 sq. SHIOKAWA Tetsuya, Pascal et les miracles, Paris, Nizet, 1977, p. 16 sq. THIROUIN Laurent, “Transition de la connaissance de l’homme à Dieu : examen d’une liasse des Pensées”, in DESCOTES Dominique, McKENNA Antony et THIROUIN Laurent (dir.), Le rayonnement de Port-Royal, Paris, Champion, 2001, p. 365 sq. VOLTAIRE, Lettres philosophiques, XXV, § VI, éd. Naves, Paris, Garnier, 1964, p. 147-149, et éd. O. Ferret et A. McKenna, Paris, Garnier, 2010, p. 168 sq. |
✧ Éclaircissements
H. 5.
La lettre H se trouve en tête de plusieurs fragments, Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230) affecté du chiffre 9, Transition 5 (Laf. 200, Sel. 231), affecté du chiffre 3. Ces fragments traitent de la condition de l’Homme. On en a parfois conclu que ces fragments faisaient partie d’un grand discours sur l’Homme. Voir sur ce point le dossier de Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230), Disproportion de l’homme.
En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout l’univers muet et l’homme sans lumière abandonné à lui‑même, et comme égaré dans ce recoin de l’univers sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître et sans moyen d’en sortir.
De Gandillac Maurice, “Pascal et le silence du monde”, in Blaise Pascal. L’homme et l’œuvre, Colloque de Royaumont, Paris, Éditions de Minuit, 1956, p. 342-365, suivi d’une discussion, p. 353 sq.
Misère : voir le dossier Misère. Le ton du fragment répond à celui de la liasse Misère, et non à celui de Vanité.
Ce qui frappe dans ce passage, c’est le caractère romanesque de la situation. On pourrait penser à des situations de tragi-comédies. Le troisième livre de la Carithée de Gomberville (1621) présente une situation analogue, où la bergère Amelite se plaint d’avoir été « laissée inhumainement », « endormie », « loin de [sa] patrie, loin de tout secours, à la merci des bêtes sauvages, toute seule, au milieu de la mer » dans la mythologie, c’est aussi la situation d’Ariane, abandonnée par Thésée, endormie sur le rivage de l’île de Naxos.
Sur l’idée de l’aveuglement, voir Fondement 9 (Laf. 232, Sel. 264). On n’entend rien aux ouvrages de Dieu si on ne prend pour principe qu’il a voulu aveugler les uns et éclaircir les autres. L’aveuglement a ici une valeur purement humaine et psychologique : c’est l’aveuglement de l’homme sur sa condition présente, qui résulte du divertissement. Mais la même notion prend une valeur différente par la suite, et dans les Écrits sur la grâce, où l’aveuglement prend un sens religieux et métaphysique, comme résultat de la corruption du cœur par le péché et de la concupiscence ; c’est aussi l’effet du manque de la grâce. Pascal ne découvre le sens complet de cette notion que progressivement, l’approfondissant à chaque étape de son argumentation.
A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182). J’ai créé l’homme saint, innocent, parfait, je l’ai rempli de lumière et d’intelligence, je lui ai communiqué ma gloire et mes merveilles. L’œil de l’homme voyait alors la majesté de Dieu. Il n’était pas alors dans les ténèbres qui l’aveuglent, ni dans la mortalité et dans les misères qui l’affligent.
Magnard Pierre, Le vocabulaire de Pascal, Paris, Ellipses, 2001, p. 5-6. Article Aveuglement.
Boucher Jean, Les triomphes de la religion chrétienne, contenant les résolutions de trois cent soixante et dix questions sur le sujet de la foi, de l’Écriture sainte, de la création du monde, de la rédemption du genre humain, de la divine providence, et de l’immortalité de l’âme, proposées par Typhon, maître des impies et libertins de ce temps et répondues par Dulithée, II, Q. 45, Paris, 1628, p. 231. Qu’est-ce qu’aveuglement et obstination ? Aveuglement se rapporte à l’esprit, endurcissement au cœur. « Ce cœur est dit être endurci quand il n’est pas enclin à aimer et vouloir quelque chose ». Voir Q. 46, p. 233 sq. L’endurcissement du pécheur a plusieurs causes : Dieu l’aveugle et l’endurcit en permettant qu’on tombe dans le péché, en le laissant au milieu de la tentation, par soustraction de la grâce et par l’abondance des faveurs dont il abuse.
Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, Q. LXXIX, art. III, p. 599, Utrum Deus sit causa excaecationis et indurationis ; article IV, IV, Utrum excaecatio et obduratio semper ordinentur ad salutem ejus qui excaecatur et obduratur, p. 601 sq.
Abandonné à lui-même : voir Sellier Philippe, “Abandonné… dans une île déserte : fantasmatique et théologie dans les Pensées”, Essais sur l’imaginaire classique. Pascal, Racine, Précieuses et Moralistes, Fénelon, Paris, Champion, 2003, p. 165-173. Éléments de la biographie personnelle de Pascal expliquant la persistance de l’idée d’abandon : p. 165. L’abandon de Dieu et le double délaissement tel qu’il est présenté dans les Écrits sur la grâce : p. 168 sq. L’humanité s’est révoltée contre Dieu en la personne d’Adam, et l’a quitté et abandonné ; aussi Dieu l’a-t-il à son tour abandonnée à elle-même avec justice. Voir sur ce sujet OC III, éd. J. Mesnard, p. 670-671 et p. 693-694. Le lexique de l’abandon dans les Pensées : p. 170. Jésus dans l’abandon et sa kénose (l’anéantissement du Fils de Dieu dans l’Incarnation) : p. 172.
Sellier Philippe, “Sur les fleuves de Babylone : la fluidité du monde et la recherche de la permanence dans les Pensées”, in Port-Royal et la littérature. Pascal, 2e éd. Paris, Champion, 2010, p. 411-423.
L’univers muet : voir Transition 7 (Laf. 201, Sel. 233). Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.
De Gandillac Maurice, “Pascal et le silence du monde”, in Blaise Pascal. L’homme et l’œuvre, Colloque de Royaumont, Paris, Éditions de Minuit, 1956, p. 342-365, suivi d’une discussion, p. 366-385.
Recoin de l’univers : voir Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230), qui donne plusieurs expressions équivalentes : « petit cachot », « canton de la nature ».
Commencement 13 (Laf. 163, Sel. 195). Un homme dans un cachot, ne sachant pas si son arrêt est donné, n’ayant plus qu’une heure pour l’apprendre, cette heure suffisant s’il sait qu’il est donné pour le faire révoquer. Il est contre nature qu’il emploie cette heure là, non à s’informer si l’arrêt est donné, mais à jouer au piquet.
Effroi : terreur soudaine qui donne une grande émotion ou surprise à la vue, ou au récit de quelque objet qui est à craindre (Furetière).
Sellier Philippe, “Abandonné… dans une île déserte : fantasmatique et théologie dans les Pensées”, Essais sur l’imaginaire classique. Pascal, Racine, Précieuses et Moralistes, Fénelon, Paris, Champion, 2003, p. 171 sq.
Pavlovits Tamás, Le rationalisme de Pascal, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007, p. 146 sq. Étude de la signification de l’effroi, principalement dans la contemplation de l’infini et de l’être humain.
Qui s’éveillerait sans connaître… : Pascal a d’abord complété par où il est, qu’il a barrée. Il est possible qu’il y ait eu là un mouvement maladroit, mais il est difficile de l’établir avec certitude. Cette expression, apparemment incomplète, a gêné les copistes et les éditeurs des Pensées. La correction portée sur C1 semble avoir visé à remédier à ce manque. On retrouve dans l’édition de 1670 un texte compréhensible, où moyen est complément de connaître et d’avoir : « et qui s’éveillerait sans connaître où il est, et sans avoir aucun moyen d’en sortir ». On trouve déjà cette addition dans la préoriginale de 1669, p. 63. Voir Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 180 sq. Le fait que l’édition de Port-Royal affecte au verbe un complément d’objet direct suffit à montrer que l’usage absolu de ce verbe n’est pas courant. Mais dans le cas présent, le complément d’objet direct n’est pourtant pas indispensable, parce que le contexte immédiat éclaircit le sens : on lit un peu plus haut incapable de toute connaissance ; l’expression sans rien connaître doit donc recevoir un sens beaucoup plus vaste que la simple ignorance du lieu où l’on se trouve : c’est bien de toute connaissance que l’homme isolé est privé. Le contexte suffit donc pour comprendre sans qu’il soit nécessaire de compléter.
Et sur cela j’admire comment on n’entre point en désespoir d’un si misérable état.
Désespoir : voir Excellence 5 (Laf. 192, Sel. 225) et le dossier thématique sur le désespoir.
Je vois d’autres personnes auprès de moi d’une semblable nature. Je leur demande s’ils sont mieux instruits que moi. Ils me disent que non et sur cela ces misérables égarés, ayant regardé autour d’eux et ayant vu quelques objets plaisants s’y sont donnés et s’y sont attachés. Pour moi je n’ai pu y prendre d’attache
Pascal abandonne ici le mythe de l’île effroyable, pour revenir à la réalité de la condition de l’homme, telle que la perçoit un incrédule inquiet. Mais ce deuxième tableau est, à sa manière, aussi effrayant que le premier : alors que dans les lignes précédentes, il était question d’un homme isolé dans son île, le locuteur se voit entouré de misérables égarés qui, n’ayant même pas le bon sens de s’inquiéter de leur destinée, se livrent au divertissement qui les conduit à leur perte. Le tableau, moins dramatique que l’allégorie de l’île, n’est pas moins effroyable, par l’image d’une société entière livrée à l’inconscience, et à terme à sa perte.
L’état d’esprit du personnage qui ne prend pas d’attache aux objets plaisants qui retiennent les autres correspond à celui que Pascal décrit au début de l’Écrit sur la conversion du pécheur, où Pascal indique que « la première chose que Dieu inspire à l’âme qu’il daigne toucher véritablement est une connaissance et une vue tout extraordinaire par laquelle l’âme considère les choses et elle-même d’une façon toute nouvelle », qui consiste à s’effrayer de « la vue certaine de l’anéantissement de tout ce qu’elle aime », ce qui lui enlève toute attache au monde. « Elle commence à s’étonner de l’aveuglement où elle a vécu » (OC IV, éd. J. Mesnard, p. 40-41).
Commencement 13 (Laf. 163, Sel. 195). Un homme dans un cachot, ne sachant pas si son arrêt est donné, n’ayant plus qu’une heure pour l’apprendre, cette heure suffisant s’il sait qu’il est donné pour le faire révoquer. Il est contre nature qu’il emploie cette heure là, non à s’informer si l’arrêt est donné, mais à jouer au piquet.
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 156 sq. Le mot d’attachement renvoie à la doctrine de l’uti et du frui chez saint Augustin. Jouir de, aimer souverainement, s’assujettir à, s’abandonner aux délices de la vie sont des termes qui appartiennent au même domaine : la jouissance comme « attachement amoureux à une réalité pour elle-même » : voir le De doctrina christiana, I, 4 : « frui enim est amore alicui rei inhaerere propter seipsam ». Voir ce que P. Sellier écrit sur l’affection sans attache de Pascal pour ses parents et ses amis.
Thirouin Laurent, “Transition de la connaissance de l’homme à Dieu : examen d’une liasse des Pensées”, in Descotes Dominique, McKenna Antony et Thirouin Laurent (dir.), Le rayonnement de Port-Royal, Paris, Champion, 2001, p. 365. Le terme d’attache s’oppose à celui de transition : l’attache que les hommes gardent à des objets du monde les empêche d’effectuer la transition, le transport que Pascal leur demande de faire dans Disproportion de l’homme et dans toute la liasse.
Voir la Vie de Pascal, 1re version, § 59-61, OC I, éd. J. Mesnard, p. 591-592.
« Il avait une extrême tendresse pour nous et pour tous ceux qu’il croyait être à Dieu ; mais cette affection n’allait pas jusques à l’attachement, et il en donna une preuve bien sensible à la mort de ma sœur, qui précéda la sienne de dix mois. Car lorsqu’il reçut cette nouvelle, il ne dit autre chose, sinon : « Dieu nous fasse la grâce d’aussi bien mourir ! » et il s’est toujours tenu depuis dans une soumission admirable aux ordres de la Providence de Dieu, sans faire jamais sur cela d’autre réflexion que des grandes grâces que Dieu avait faites à sa sœur pendant sa vie, et des circonstances du temps de sa mort ; ce qui lui faisait dire suis cesse : « Bienheureux ceux qui meurent, pourvu qu’ils meurent au Seigneur ! » Et lorsqu’il me voyait dans de continuelles afflictions pour cette perte que je ressentais si fort, il se fâchait et me disait que cela n’était pas bien, et qu’il ne fallait pas avoir ces sentiments-là pour la mort des justes, et qu’il fallait au contraire louer Dieu de ce qu’il l’avait si tôt récompensée des petits services qu’elle lui avait rendus.
C’est ainsi qu’il faisait voir qu’il n’avait nul attachement pour ceux qu’il aimait ; car, s’il eût été capable d’en avoir, c’eût été sans doute pour ma sœur, parce qu’assurément c’était la personne du monde qu’il aimait le plus.
Mais il n’en demeurait pas là ; car non seulement il n’avait point d’attachement pour les autres, mais il ne voulait point du tout que les autres en eussent pour lui. Je ne parle pas de ces attachements criminels et dangereux, car cela est grossier et tout le monde le voit bien, mais je parle des amitiés les plus innocentes ; et c’était une des choses sur lesquelles il s’observait le plus régulièrement, afin de n’y donner point de sujet, et même pour l’empêcher. Et comme je ne savais pas cela, j’étais toute surprise des rebuts qu’il me faisait quelquefois, et je le disais à ma sœur, me plaignant à elle que mon frère ne m’aimait pas, et qu’il semblait que je lui faisais de la peine, lors même que je lui rendais mes services les plus affectionnés dans ses infirmités. Ma sœur me disait sur cela que je me trompais, qu’elle savait bien au contraire qu’il avait une affection pour moi aussi grande que je la pouvais souhaiter. »
Voir aussi la 2e version, § 71, OC I, éd. J. Mesnard, p. 630.
« C’est ainsi qu’il faisait voir qu’il aimait sans attache, et nous en avions eu encore une preuve dans la mort de mon père, pour lequel il avait sans doute tous les sentiments que doit avoir un fils reconnaissant pour un père bien affectionné ; car nous voyons dans la lettre qu’il écrivit sur le sujet de sa mort que, si la nature fut touchée, la raison prit bientôt le dessus ; et que, considérant cet événement dans les lumières de la foi, son âme en fut attendrie, non pas pour pleurer mon père qu’il avait perdu pour la terre, mais pour le regarder en Jésus-Christ, en qui il l’avait gagné pour le ciel. »
On sait aussi par le même texte que Pascal ne voulait pas que l’on s’attachât à lui.
Plusieurs fragments des Pensées contiennent une critique de l’attitude qui consiste à s’attacher aux choses de la terre.
Laf. 618, Sel. 511. Donc tout ce qui nous incite à nous attacher aux créatures est mauvais puisque cela nous empêche, ou de servir Dieu, si nous le connaissons, ou de le chercher si nous l’ignorons. Or nous sommes pleins de concupiscence, donc nous sommes pleins de mal, donc nous devons nous haïr nous‑mêmes, et tout ce qui nous excite à autre attache qu’à Dieu seul.
A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182). La concupiscence, qui vous attache à la terre…
et considérant combien il y a plus d’apparence qu’il y a autre chose que ce que je vois
La raison de cette affirmation n’est pas claire, et rien dans le fragment ne vient la justifier. Il s’agit sans doute d’une idée notée en pierre d’attente, que Pascal aurait développée dans une étape ultérieure de la rédaction. Le fragment Preuves par discours II (Laf. 428, Sel. 682) indique cependant que certaines marques peuvent mettre dans l’esprit de l’incrédule l’idée que l’existence de Dieu n’est pas impossible : Je regarde de toutes parts, et je ne vois partout qu’obscurité. La nature ne m’offre rien qui ne soit matière de doute et d’inquiétude. Si je n’y voyais rien qui marquât une divinité, je me déterminerais à la négative ; si je voyais partout les marques d’un créateur, je reposerais en paix dans la foi. Mais, voyant trop pour nier et trop peu pour m’assurer, je suis en un état à plaindre, et où j’ai souhaité cent fois que, si un Dieu la soutient, elle le marquât sans équivoque ; et que, si les marques qu’elle en donne sont trompeuses, qu’elle les supprimât tout à fait ; qu’elle dît tout ou rien, afin que je visse quel parti je dois suivre.
Le fragment Preuves par discours III (Laf. 448, Sel. 690) montre en quel sens doit, dans ces conditions s’orienter la réflexion : S’il n’avait jamais rien paru de Dieu, cette privation éternelle serait équivoque, et pourrait aussi bien se rapporter à l’absence de toute divinité, ou à l’indignité où seraient les hommes de le connaître ; mais de ce qu’il paraît quelquefois, et non pas toujours, cela ôte l’équivoque. S’il paraît une fois, il est toujours ; et ainsi on n’en peut conclure, sinon qu’il y a un Dieu, et que les hommes en sont indignes.
j’ai recherché si ce Dieu n’aurait point laissé quelque marque de soi.
Voir le dossier thématique Recherche de Dieu.
Le locuteur dit dans ce fragment avoir adopté la seule attitude raisonnable lorsqu’on n’a pas encore trouvé Dieu, parmi les trois que distingue le fragment Commencement 10 (Laf. 160, Sel. 192). Il y a trois sortes de personnes : les uns qui servent Dieu l’ayant trouvé, les autres qui s’emploient à le chercher ne l’ayant pas trouvé, les autres qui vivent sans le chercher ni l’avoir trouvé. Les premiers sont raisonnables et heureux, les derniers sont fous et malheureux. Ceux du milieu sont malheureux et raisonnables.
Je vois plusieurs religions contraires et partant toutes fausses, excepté une.
Pourquoi pas toutes fausses sans exception ?
La réponse est esquissée dans le fragment Laf. 735, Sel. 616. Ayant considéré d’où vient qu’il y a tant de faux miracles, de fausses révélations, sortilèges, etc., il m’a paru que la véritable cause est qu’il y en a de vrais, car il ne serait pas possible qu’il y eût tant de faux miracles s’il n’y en avait de vrais, ni tant de fausses religions s’il n’y en avait une véritable, car s’il n’y avait jamais eu de tout cela il est comme impossible que les hommes se le fussent imaginé et encore plus impossible que tant d’autres l’eussent cru. Mais comme il y a eu de très grandes choses véritables et qu’ainsi elles ont été crues par de grands hommes, cette impression a été cause que presque tout le monde s’est rendu capable de croire aussi les fausses et ainsi au lieu de conclure qu’il n’y a point de vrais miracles puisqu’il y en a tant de faux il faut dire au contraire qu’il y a de vrais miracles puisqu’il y en a tant de faux et qu’il n’y en a de faux que par cette raison qu’il y en a de vrais et qu’il n’y a de même de fausses religions que parce que il y en a une vraie. L’objection à cela que les sauvages ont une religion, mais c’est qu’ils ont ouï parler de la véritable, comme il paraît par la croix de saint André, le Déluge, la circoncision, etc. Cela vient de ce que l’esprit de l’homme se trouvant plié de ce côté-là par la vérité devient susceptible par là de toutes les faussetés de cette...
Voir aussi Laf. 734, Sel. 615. Titre. D’où vient qu’on croit tant de menteurs qui disent qu’ils ont vu des miracles et qu’on ne croit aucun de ceux qui disent qu’ils ont des secrets pour rendre l’homme immortel ou pour rajeunir.
Ayant considéré d’où vient qu’on ajoute tant de foi à tant d’imposteurs qui disent qu’ils ont des remèdes jusques à mettre souvent sa vie entre leurs mains, il m’a paru que la véritable cause est qu’il y en a de vrais, car il ne serait pas possible qu’il y en eût tant de faux et qu’on y donnât tant de créance s’il n’y en avait de véritables. Si jamais il n’y eût remède à aucun mal et que tous les maux eussent été incurables il est impossible que les hommes se fussent imaginé qu’ils en pourraient donner et encore plus que tant d’autres eussent donné créance à ceux qui se fussent vantés d’en avoir. De même si un homme se vantait d’empêcher de mourir, personne ne le croirait parce que il n’y a aucun exemple de cela. Mais comme il y a eu quantité de remèdes qui se sont trouvés véritables par la connaissance même des plus grands hommes, la créance des hommes s’est pliée par là et cela s’étant connu possible on a conclu de là que cela était, car le peuple raisonne ordinairement ainsi : une chose est possible, donc elle est. Parce que la chose ne pouvant être niée en général puisqu’il y a des effets particuliers qui sont véritables, le peuple qui ne peut pas discerner quels d’entre ces effets particuliers sont les véritables il les croit tous. De même ce qui fait qu’on croit tant de faux effets de la lune c’est qu’il y en a de vrais comme le flux de la mer. Il en est de même des prophéties, des miracles, des divinations par les songes, des sortilèges, etc., car si de tout cela il n’y avait jamais rien eu de véritable on n’en aurait jamais rien cru et ainsi au lieu de conclure qu’il n’y a point de vrais miracles parce qu’il y en a tant de faux il faut dire au contraire qu’il y a certainement de vrais miracles puisqu’il y en a tant de faux et qu’il n’y en a de faux que par cette raison qu’il y en a de vrais. Il faut raisonner de la même sorte pour la religion car il ne serait pas possible que les hommes se fussent imaginé tant de fausses religions s’il n’y en avait une véritable. L’objection à cela c’est que les sauvages ont une religion, mais on répond à cela que c’est qu’ils ont ouï parler comme il paraît par le déluge, la circoncision, la croix de saint André, etc.
Chacune veut être crue par sa propre autorité et menace les incrédules. Je ne les crois donc pas là‑dessus. Chacun peut dire cela. Chacun peut se dire prophète
Reproche de tyrannie. Voir Misère 6 (Laf. 58, Sel. 91) et Misère 7 (Laf. 58, Sel. 92). Vouloir imposer la religion sans apporter d’autre autorité que soi-même est une forme de tyrannie, surtout si cette prétention s’accompagne de la menace.
Cette formule fait écho à la liasse Ordre, notamment à Ordre 1 (Laf. 1, Sel. 37), où il est dit que Mahomet porte témoignage de lui-même ; la liasse Fausseté des autres religions tirera les conclusions qui s’imposent sur la vérité de sa religion.
Pascal ajoute ici l’idée que prétendre que l’on détient la vérité sans y apporter de preuve est à la portée du premier venu. Une des caractéristiques de la tyrannie, c’est d’être à la portée de tout le monde. Tyrannie s’oppose à autorité.
De Gandillac Maurice, “Pascal et le silence du monde”, in Blaise Pascal. L’homme et l’œuvre, Colloque de Royaumont, Paris, Éditions de Minuit, 1956, p. 342-365, suivi d’une discussion, p. 353. Rapprochement de ce passage avec Nicolas de Cues, qui insiste plus dramatiquement sur le fanatisme des guerres de religion et les massacres d’innocents perpétrés au nom de Dieu.
mais je vois la chrétienne où je trouve des prophéties, et c’est ce que chacun ne peut pas faire.
Voir la liasse Prophéties et les dossiers sur les prophéties.
Ce qui semble prouver que Pascal voulait toujours user de l’argument du miracle, mais associé à l’idée de capacité de prophétiser.
C’est ce que chacun ne peut pas faire : contrairement à toutes les autres actions extraordinaires et aux phénomènes extraordinaires, et aux miracles vrais ou faux, qui peuvent toujours, à la rigueur, être interprétés comme des phénomènes naturelles dont l’homme ignore les causes, la prophétie dépasse sans contestation possible les facultés de la nature humaine. Nul ne peut prévoir l’avenir à dix ou vingt siècles d’avance. Sur ce problème, voir Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, Paris, Nizet, 1977, p. 16 sq. ; Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 327 sq.
Pour approfondir...
♦ Discussion suscitée par ce fragment
Dans son Traité de la délicatesse, l’abbé de Villars, a réagi contre cette tentative de Pascal de susciter l’effroi chez le lecteur. Voir De la délicatesse (1671), Cinquième dialogue, p. 318 sq., cité in Descotes Dominique, La première critique des Pensées, Paris, C. N. R. S., 1980, p. 54 : « Je me mets en la place d’un de ces hommes que vous voulez persuader : quelque odieuse que soit cette supposition. Penseriez-vous me bien effrayer (car c’est le terme dont vous vous êtes servi) » par la « plaisante anatomie du ciron », « êtes-vous assuré quand vous me faites ces propositions, que je ne vous prendrai pas pour un visionnaire. Et qu’au lieu de m’effrayer de cela je n’en rirai point ; ou du moins que mon esprit n’essaiera pas de secouer le joug de la philosophie sur les principes de laquelle vous faites ces bizarres démonstrations ». L’abbé de Villars indique aussi en quoi la rhétorique de l’effroi lui paraît incompatible avec l’appel à la conversion : « Ne voyez-vous point qu’il n’est pas du sens commun d’amuser l’esprit à ces bagatelles si problématiques, quand on a pris à tâche de le remplir de Dieu ; et la majesté d’un sujet si solide doit-elle être traitée avec des imaginations creuses, et qui sentent l’homme qui cherche à se signaler par des nouveautés. Rien n’est si propre à rebuter un lecteur sage et de bon sens. »
Voltaire, Lettres philosophiques, XXV, § VI, éd. O. Ferret et A. McKenna, Paris, Garnier, 2010, p. 168 sq., et commentaire.
« En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, et ces contrariétés étonnantes qui se découvrent dans sa nature, et regardant tout l’univers muet, et l’homme sans lumière, abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l’univers, sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il y en mourant, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait emporté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître où il est et sans avoir aucun moyen d’en sortir ; et sur cela j’admire comment on n’entre pas en désespoir d’un si misérable état.
En lisant cette réflexion, je reçois une lettre d’un de mes amis, qui demeure dans un pays fort éloigné. Voici ses paroles :
« Je suis ici comme vous m’y avez laissé, ni plus gai, ni plus triste, ni plus riche, ni plus pauvre, jouissant d’une santé parfaite, ayant tout ce qui rend la vie agréable, sans amour, sans avarice, sans ambition et sans envie ; et tant que tout cela durera, je m’appellerai hardiment un homme très heureux. »
Il y a beaucoup d’hommes aussi heureux que lui. Il en est des hommes comme des animaux ; tel chien couche et mange avec sa maîtresse ; tel autre tourne la broche et est tout aussi content ; tel autre devient enragé, et on le tue. Pour moi, quand je regarde Paris ou Londres, je ne vois aucune raison pour entrer ce désespoir dont parle M. Pascal ; je vois une ville qui ne ressemble en rien à une île déserte, mais peuplée, opulente, policée, et où les hommes sont heureux autant que la nature humaine le comporte. Quel est l’homme sage qui sera prêt à se pendre parce qu’il ne sait pas comme on voit Dieu face à face, que sa raison ne peut débrouiller le mystère de la Trinité ? Il faudrait autant se désespérer de n’avoir pas quatre pieds et deux ailes.
Pourquoi nous faire horreur de notre être ? Notre existence n’est point si malheureuse qu’on veut nous le faire accroire. Regarder l’univers comme un cachot, et tous les hommes comme des criminels qu’on va exécuter, est l’idée d’un fanatique. Croire que le monde est un lieu de délices où l’on ne doit avoir que du plaisir, c’est la rêverie d’un sybarite. Penser que la terre, les hommes et les animaux sont ce qu’ils doivent être dans l’ordre de la Providence, est, je crois, d’un homme sage. »
Boullier David Renaud, Sentiments de M*** sur la critique des Pensées de Pascal par M. Voltaire, § VI, p. 40 sq. Boullier imagine un mythe différent de celui de Pascal, celui des personnes vivant heureuses dans un château miné qui va sauter d’un moment à l’autre.