Fragment Transition n° 6 / 8  – Le papier original est perdu

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Transition n° 259 p. 101 / C2 : p. 129

Éditions de Port-Royal : Chapitre XXIII - Grandeur de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 181 / 1678 n° 6 p. 177

Éditions savantes : Faugère II, 84, XII / Havet I.6 / Brunschvicg 347 / Le Guern 186 / Lafuma 200 / Sellier 232

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Bibliographie

 

 

ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 262 sq.

MÉRÉ Antoine Gombaud Chevalier de, Conversations, 5, in Œuvres, éd. Boudhors, I, Paris, F. Roches, 1930.

MESNARD Jean, “Pascal ou la maîtrise de l’esprit”, Bulletin de la Société française de philosophie, n° 3, 2008, p. 1-38.

MESNARD Jean, “Le thème des trois ordres dans l’organisation des Pensées”, in HELLER Lane M. et RICHMOND Ian M. (dir.), Pascal. Thématique des Pensées, p. 42.

SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010.

SERRES Michel, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, Paris, Presses Universitaires de France, 1968.

 

 

Éclaircissements

 

Toute notre dignité consiste donc en la pensée.

 

Le mot donc souligne que le présent fragment prolonge les réflexions de Transition 5 (Laf. 200, Sel. 231). Pascal remonte de la marque de la dignité de l’homme, savoir la conscience de sa nature mortelle, à son fondement substantiel, la pensée.

Sur le sens du mot dignité, voir les remarques de Transition 5 sur la noblesse de l’homme à l’égard de l’univers matériel. Il explique le mot noblesse du fragment précédent. Ce terme appartient à l’origine, comme grandeur et misère, au registre social et politique. La dignité, et par suite la noblesse, au sens où l’entend Pascal, dépend de la manière dont un être répond à la fin qui lui est propre. Or dans le cas présent, la fin de l’homme se trouve dans la pensée (par opposition à la bête). Voir Laf. 620, Sel. 513. L’homme est visiblement fait pour penser. C’est toute sa dignité et tout son mérite ; et tout son devoir est de penser comme il faut.

C’est lorsque l’homme pense mal et tombe dans l’erreur, que la pensée cesse d’être la marque de sa dignité : voir Laf. 756, Sel. 626. Pensée. Toute la dignité de l’homme est en la pensée, mais qu’est-ce que cette pensée ? qu’elle est sotte ? La pensée est donc une chose admirable et incomparable par sa nature. Il fallait qu’elle eût d’étranges défauts pour être méprisable, mais elle en a de tels que rien n’est plus ridicule. Qu’elle est grande par sa nature, qu’elle est basse par ses défauts.

 

 C’est de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir.

 

L’espace et la durée sont deux grandeurs dont l’opuscule De l’esprit géométrique constate l’infinité.

Pascal passe de l’idée que la fragilité de l’homme l’expose à la destruction par des causes infimes à l’idée plus générale de la disproportion de l’homme à l’égard de l’univers, qui fait l’objet de Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230).

Cette idée comporte plusieurs aspects :

En premier lieu, Pascal reprend l’idée de Grandeur 9 (Laf. 113, Sel. 145). Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement de ma pensée. Je n’aurai point d’avantage en possédant des terres. Par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point, par la pensée je le comprends.

L’idée que, du fait de sa finitude, l’homme n’accroît pas substantiellement sa dignité en accumulant les propriétés matérielles est à la base des Discours sur la condition des grands. Voir OC IV, p. 1030-1031 : « Ainsi tout le titre par lequel vous possédez votre bien n’est pas un titre de nature, mais d’un établissement humain. Un autre tour d’imagination dans ceux qui ont fait les lois vous aurait rendu pauvre ; et ce n’est que cette rencontre du hasard qui vous a fait naître, avec la fantaisie des lois favorables à votre égard, qui vous met en possession de tous ces biens. »

Le côté dérisoire de la possession matérielle est marqué dans le fragment Misère 13 (Laf. 64, Sel. 98). Mien, tien. Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants. C’est là ma place au soleil. Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre.

Le second aspect consiste à soutenir que la véritable dignité de l’homme vient de ce qui en lui le met en contact avec l’infini et lui rend une proportion paradoxale à l’égard de l’univers qu’il habite : l’ordre de l’esprit et de la science. Voir la Préface au traité du vide, OC II, éd. J. Mesnard, p. 782, qui indique que, contrairement aux bêtes, l’homme « n’est produit que pour l’infinité ». Il trouve dans la connaissance un ordre dont la valeur est relative, mais où il trouve matière à mettre en œuvre ce désir d’infini, comme l’explique le fragment Disproportion de l’homme, Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230) : nous voyons que toutes les sciences sont infinies en l’étendue de leurs recherches, car qui doute que la géométrie par exemple a une infinité d’infinités de propositions à exposer. Elles sont aussi dans la multitude et la délicatesse de leurs principes, car qui ne voit que ceux qu’on propose pour les derniers ne se soutiennent pas d’eux-mêmes et qu’ils sont appuyés sur d’autres qui en ayant d’autres pour appui ne souffrent jamais de dernier.

Le fragment Preuves de Jésus-Christ 11 (Laf. 308, Sel. 339) intègre cette idée dans une vision globale des ordres : Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits. Car il connaît tout cela, et soi, et les corps rien.

Voir encore Grandeur 9 (Laf. 113, Sel. 145). Par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point, par la pensée je le comprends. Si l’homme est incapable de remplir l’espace et le temps, l’intelligence de l’homme a proportion avec l’univers dans la mesure où il parvient à la penser. Voir le commentaire de Seidengart Jean, Dieu, l’univers et la sphère infinie. Penser l’infinité cosmique à l’aube de la science classique, Paris, Albin Michel, 2006, p. 452 : « Jouant sur la polysémie du verbe « comprendre », (sens spatial de l’englobement, sens spirituel de l’intellection), Pascal fait ressortir le caractère éminent de l’esprit capable d’appréhender en pensée une grandeur physique illimitée, malgré sa finitude et ses bornes : c’est l’indice qu’il relève d’un ordre de réalité plus élevé que l’univers physique. »

Pascal ne veut cependant pas dire ici que l’homme peut dominer l’univers par la connaissance scientifique ; la Préface au traité du vide et Disproportion de l’homme soutiennent explicitement que la science humaine, toujours en progrès, demeure toujours partielle à l’égard de l’infini. Le fragment Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230), marque les limites nécessaires : Bornés en tout genre, cet état qui tient le milieu entre deux extrêmes se trouve en toutes nos puissances. Nos sens n’aperçoivent rien d’extrême […]. Enfin les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n’étaient point et nous ne sommes point à leur égard ; elles nous échappent ou nous à elles.

Voilà notre état véritable. C’est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d’ignorer absolument.

 

Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale.

 

Grandeur 9 (Laf. 113, Sel. 145). Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement de ma pensée.

Mesnard Jean, “Pascal ou la maîtrise de l’esprit”, Bulletin de la Société française de philosophie, n° 3, 2008, p. 1-38. Voir p. 5.

Le projet de bien penser est celui de Descartes dans le Discours de la méthode. Voir Discours I, § 1 : « ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent et qui s’en éloignent. »

Méré Antoine Gombaud Chevalier de, Conversations, 5, in Œuvres, éd. Boudhors, I, Paris, F. Roches, 1930, p. 173. « Il faut s’attacher principalement à bien penser ; l’excellence de ma pensée a tant d’avantages sur de certaines beautés que l’on cherche dans l’art et dans l’étude que celui qui pense le mieux est toujours au-dessus des autres. »

Pascal a donné dans plusieurs écrits des exemples de réflexions sur ce qu’il entend par bien penser. Voir principalement

De l’esprit géométrique, OC III, éd. J. Mesnard, p. 390 sq.

Lettre au P. Noël, OC II, éd. J. Mesnard, p. 518 sq.

Lettre à Le Pailleur, OC II, p. 559 sq.

Provinciales XVII et XVIII.

Serres Michel, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, Paris, Presses Universitaires de France, 1968, p. 692 sq. Commentaire en rapport avec la différence entre les géométries euclidienne et arguésienne.