Fragment Transition n° 7 / 8  – Le papier original est perdu

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Transition n° 260 p. 101 / C2 : p. 129

Éditions savantes : Faugère II, 224, CLII / Havet XXV.17 bis / Brunschvicg 206 / Le Guern 187 / Lafuma 201 / Sellier 233

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Bibliographie

 

 

CHÂTELLIER Louis, Les espaces infinis et le silence de Dieu. Science et religion, XVIe-XIXe siècle, Paris, Aubier, 2003.

CHRISTODOULOU Kyriaki, “Cosmos et apologétique chez Pascal”, Travaux de littérature publiés par l’ADIREL, V, 1992, p. 151-160.

CLAUDEL Paul, Réflexions sur le vers français, Œuvres en prose, Pléiade, Paris, Gallimard, 1965, p. 36.

DE GANDILLAC Maurice, “Pascal et le silence du monde”, in Blaise Pascal. L’homme et l’œuvre, Colloque de Royaumont, Paris, Éditions de Minuit, 1956, p. 342-365, suivi d’une discussion, p. 366-385.

DEMOREST Jean-Jacques, “Pascal’s sophistry and the sin of poesy”, Studies in seventeenth century french literature, Cornell University Press, 1964, p. 131 sq.

ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 261.

KOYRÉ Alexandre, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, 1973.

LERNER Michel-Pierre, Le monde des sphères, Paris, Belles Lettres, 1996-1997, 2 vol.

MESNARD Jean, “Baroque, science et religion chez Pascal”, in La culture du XVIIe siècle, p. 327-345.

JOVY Ernest, “A propos d’une pensée de Pascal : Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie”, Études pascaliennes, Recueil de notes sur les Pensées, avec un avertissement de J. R. Armogathe, Vrin, Paris, 1981, p  7-57.

MICHON Hélène, L’ordre du cœur. Philosophie, théologie et mystique dans les Pensées de Pascal, Paris, Champion, 2007, p. 97 sq.

PAVLOVITS Tamás, Le rationalisme de Pascal, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007, p. 148 sq.

SIMON Gérard, Kepler astronome astrologue, Paris, Gallimard, 1979.

THIROUIN Laurent, “Transition de la connaissance de l’homme à Dieu : examen d’une liasse des Pensées”, in DESCOTES Dominique, McKENNA Antony et THIROUIN Laurent (dir.), Le rayonnement de Port-Royal, Paris, Champion, 2001, p. 358 sq.

VALÉRY Paul, Variation sur une pensée, Œuvres, I, Pléiade, Paris, Gallimard, 1957, p. 458 sq.

 

 

Éclaircissements

 

Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.

 

Victor Cousin transcrit ce texte dans son Rapport à l’Académie, 1843, p. 175 avec le commentaire suivant : « Quand on pousse le scepticisme jusque-là, on court bien [le] risque de le retrouver jusque dans le sein de la foi, et il échappe à Pascal, au milieu des accès de sa dévotion convulsive, des cris de misère et de désespoir que Port-Royal ni Desmolets ni Bossut n’ont osé répéter. « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. » Cette ligne qu’on rencontre séparée de tout le reste, n’est-elle pas comme un cri lugubre sorti tout à coup des abîmes de l’âme, dans le désert d’un monde sans Dieu ! »

En fait, on peut difficilement attribuer à Pascal lui-même cette expression d’angoisse et d’effroi. Il doit être envisagé du point de vue technique, dans le cadre du psychodrame de la recherche que compose Pascal.

Ce fragment doit être rapproché des réflexions critiques formulées dans Laf. 780, Sel. 644. J’admire avec quelle hardiesse ces personnes entreprennent de parler de Dieu. En adressant leurs discours aux impies leur premier chapitre est de prouver la divinité par les ouvrages de la nature. Je ne m’étonnerais pas de leur entreprise s’ils adressaient leurs discours aux fidèles, car il est certain [que ceux] qui ont la foi vive dedans le cœur voient incontinent que tout ce qui est n’est autre chose que l’ouvrage du Dieu qu’ils adorent, mais pour ceux en qui cette lumière est éteinte et dans lesquels on a dessein de la faire revivre, ces personnes destituées de foi et de grâce, qui recherchant de toute leur lumière tout ce qu’ils voient dans la nature qui les peut mener à cette connaissance ne trouvent qu’obscurité et ténèbres, dire à ceuxlà qu’ils n’ont qu’à voir la moindre des choses qui les environnent et qu’ils y verront Dieu à découvert et leur donner pour toute preuve de ce grand et important sujet le cours de la lune et des planètes et prétendre avoir achevé sa preuve avec un tel discours c’est leur donner sujet de croire que les preuves de notre religion sont bien faibles et je vois par raison et par expérience que rien n’est plus propre à leur en faire naître le mépris.

Le contraste est frappant avec l’apologétique du P. Yves de Paris, voir Julien Eymard d’Angers, Pascal et ses précurseurs, Paris, Nouvelles éditions latines, 1954, p. 59 ; voir p. 66, où le thème de la contemplation du monde va jusqu’à l’expérience de la divinité. Voir aussi Bremond Henri, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, I, p. 487, p. 487 sq., sur Yves de Paris, Les morales chrétiennes, III, après un passage sur la connaissance de Dieu par le cœur : « Lorsque, dans le calme d’une belle nuit, l’azur des voûtes du monde se montre à la terre et que le silence qu’y gardent les astres en leurs courses, favorise notre attention ; comme nos yeux, de tous les objets, ne voient que le ciel, nos volontés ne ressentent rien de toutes les affections que celles qui surpassent notre nature. Nos pensées doucement confuses s’emportent au-delà du monde, dans je ne sais quelle étendue infinie de lumière qui tient toutes nos puissances en suspension, qui nous fait admirer plus que nous ne voyons et jouir d’une félicité que nous ne connaissons pas. Si nous nous enfonçons dans la profonde solitude d’une forêt, parmi le silence et à l’aspect de ces grands arbres qui portent une certaine majesté dans la hauteur de leurs tiges et les vastes étendues de leurs branches : aussitôt notre esprit se recueille en soi-même, notre cœur sent des émotions inaccoutumées et tout le corps qui frémit d’une crainte respectueuse, nous avertit de la présence d’une grandeur infinie, qui, par ces devoirs que la nature lui rend sans contrainte, nous demande les libres hommages de nos volontés ».

Pascal évite aussi soigneusement la preuve classique par l’ordre du monde, qui lui paraît inefficace et même préjudiciable. Voir Laf. 780, Sel. 644.

Seidengart Jean, Dieu, l’univers et la sphère infinie. Penser l’infinité cosmologique à l’aube de la science classique, Paris, Albin Michel, 2006, p. 436 sq. L’idée d’appliquer à la cosmologie certaines de ses considérations sur l’infini mathématique permet à Pascal de faire ressortir la condition de l’homme sans Dieu, égaré dans un univers illimité. La stratégie de Pascal consiste à conduire le lecteur à l’infinité divine en lui présentant d’abord la vacuité désespérante des espaces cosmiques infinis qu’impliquerait l’absence de Dieu. Voir aussi p. 451 sq.

De Gandillac Maurice, “Pascal et le silence du monde”, in Blaise Pascal. L’homme et l’œuvre, Colloque de Royaumont, Paris, Éditions de Minuit, 1956, p. 342-365, suivi d’une discussion, p. 366-385. Voir p. 348. La formule est-elle d’un athée ou d’un chrétien ?

L’éd. Brunscvicg minor y voit un « cri pénétrant [...] d’un savant et d’un chrétien ». En fait, la phrase n’est pas mise au compte « d’un savant et d’un chrétien », mais d’un homme frappé par le silence du monde. C’est le silence, et non l’infinité, qui effraie. Autrement dit, c’est l’incrédule qui parle. C’est en ce sens que l’interprète Lafuma, éd. Luxembourg, Notes, p. 41.

Toutefois, le spectacle de l’univers cosmique vide et infini peut très bien être ressenti avec une certaine angoisse par le chrétien aussi, ce qui lui permet de comprendre l’angoisse profonde qui peut être celle de l’incrédule. En revanche, il reste vrai que, pour quelques âmes à qui Dieu donna cette lumière, le ciel et les oiseaux prouvent Dieu (Ordre 2 - Laf. 3, Sel. 38). Voir sur ce point Jovy Ernest, “À propos d’une pensée de Pascal : Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie”, Études pascaliennes, Recueil de notes sur les Pensées, avec un avertissement de J. R. Armogathe, Vrin, Paris, 1981, p. 7-57. Jovy remarque que dans d’autres fragments (Disproportion de l’homme par exemple, et Pensée n° 18S - Laf. 934, Sel. 762), Pascal voit dans la nature l’image de Dieu, ce qui place sa démonstration sur un terrain solide du point de vue théologique. Mais s’adressant en apologiste aux libertins qu’il veut arracher à l’incrédulité, il ne trouve pas dans la nature de quoi les persuader. Voir Laf. 781, Sel. 644. Jovy cite aussi Ordre 2 (Laf. 3, Sel. 38).

Ce fragment doit être interprété dans la perspective de la révolution cosmologique qui s’est déroulée au XVIe et au XVIIe siècle, qui a conduit du monde clos des anciens et du Moyen Âge à l’univers infini des modernes. Voir Koyré Alexandre, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, 1973, et Lerner Michel-Pierre, Le monde des sphères, Paris, Belles Lettres, 1996-1997, 2 vol. Voir particulièrement le t. 2, qui montre que l’abandon de la sphère des étoiles fixes obligeait à affronter l’alternative de l’infinité ou la finitude de l’univers. « Avec son abandon, l’homme ne perdait pas seulement un modèle cosmologique familier : il se trouverait face à l’inconnu, noyé dans un monde à l’anatomie bouleversée, dépouillé à la fois de son ossature et de sa « peau » protectrice : situation nouvelle qu’il affrontera dans un premier temps avec l’enthousiasme d’un Giordano Bruno, soit avec l’effroi évoqué par Pascal dans un célèbre fragment des Pensées » : p. X.

L’idée du silence des espaces cosmiques s’oppose implicitement à l’idée selon laquelle l’univers est ordonné par l’harmonie musicale des sphères, telle qu’on la trouve par exemple chez Kepler. Voir sur ce point Simon Gérard, Kepler astronome astrologue, Paris, Gallimard, 1979, p. 165 sq.

Jullien Vincent, “Silences cosmologiques”, in Philosophie naturelle et géométrie au XVIIe siècle, p. 153-185, remarque que les bouleversements occasionnés par la révolution copernicienne et la découverte de l’infinité du monde ne semblent pas avoir créé dans le monde savant une angoisse caractérisée.

Mesnard Jean, “Baroque, science et religion chez Pascal”, in La culture du XVIIe siècle, p. 327-345. Voir p. 336, la mise en rapport de cette exclamation avec les travaux de Pascal sur le vide. Pascal est de ceux qui ont banni du ciel l’harmonie des sphères et imposé l’idée d’un univers muet ; et de ceux qui ont fait perdre à l’homme moderne le sentiment d’un monde fait à son image, être vivant comme lui et lui offrant dans la finitude une demeure à sa mesure. En ruinant de qu’il dénonce comme produit de l’imagination, il fait apparaître entre l’homme et l’univers une rupture profonde, un rapport d’étrangeté et une tension tragique.

Voir aussi Mesnard Jean, “L’âge des moralistes et la fin du cosmos”, in Dagen J. (dir.), La morale des moralistes, Paris, Champion, 1999, p. 107-122.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, p. 62. L’univers de Pascal, proche à certains égards de celui de Descartes, exclut tourbillons et matière subtile. Il exclut aussi l’idée que le monde soit fondé sur une structure harmonique de sphères. Il n’en est que d’autant plus terriblement étranger à l’homme. La formule de Pascal doit être attribuée au libertin.

Sur la notion d’effroi, voir Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230), Disproportion de l’homme. Voir Michon Hélène, L’ordre du cœur. Philosophie, théologie et mystique dans les Pensées de Pascal, Paris, Champion, 2007, p. 97 sq., et Pavlovits Tamás, Le rationalisme de Pascal, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007, p. 148 sq.

Cet effroi est d’une nature toute différente de celle, mêlée de beaucoup d’horreur, qu’évoque Transition 3 (Laf. 198, Sel. 229). En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout l’univers muet et l’homme sans lumière abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l’univers sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître et sans moyen d’en sortir.

Cet effroi est appelé à se changer en admiration : voir Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230) : Qui se considérera de la sorte s’effraiera de soi-même et se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée entre ces deux abîmes de l’infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles et je crois que sa curiosité se changeant en admiration il sera plus disposé à les contempler en silence qu’à les rechercher avec présomption. Voir l’Écrit sur la conversion du pécheur, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 43.

 

Pour approfondir…

 

 Jugement d’écrivains

 

Claudel sur ce fragment

 

Claudel Paul, Réflexions sur le vers français, Œuvres en prose, Pléiade, Paris, Gallimard, 1965, p. 36, décrit ce fragment comme suit :

« Le silence éternel de ces espaces infinis – m’effraie.

Disyllabe net et ouvert sur un blanc faisant équilibre à lui seul à cette grande phrase légère et spacieuses composée de quatre anapestes. Remarquez en soutien le choc sourd des deux nasales an et in. Aussi cette espèce de déhiscence sidérale entre espaces et infinis. »

 

Valéry sur Pascal

 

Valéry Paul, Variation sur une pensée, Œuvres, I, Pléiade, Paris, Gallimard, 1957, p. 458 sq. Étude de ce fragment comme poème, plutôt que comme pensée.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, p. 302. Valéry pose le problème de l’émotion sincère ; mais cette réflexion entre dans le cadre du psychodrame de la recherche. Ce n’est pas un morceau du journal intime de Pascal.

Demorest Jean-Jacques, “Pascal’s sophistry and the sin of poesy”, Studies in seventeenth century french literature, Cornell University Press, 1964, p. 131 sq. Sur l’accusation de poésie impure portée contre Pascal : p. 135. Il ne vient pas à l’idée de Valéry que cette pensée soit à mettre au compte de l’incroyant.