Preuves par discours III - Fragment n° 2 / 10 – Le papier original est perdu
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 39 p. 225 / C2 : p. 437 v°
Éditions savantes : Faugère II, 82, IX / Havet XXV.82 / Brunschvicg 399 / Le Guern 408 / Lafuma 437 (série V) / Sellier 689
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Bibliographie ✍
MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, Paris, SEDES, 1993. MESNARD Jean, Pascal, Coll. Les écrivains devant Dieu, Paris, Desclée de Brouwer, 1965. NICOLE Pierre, Essais de morale, éd. Laurent Thirouin, Paris, Presses Universitaires de France, 1999. SELLIER Philippe, Pascal et la liturgie, Paris, Presses Universitaires de France, 1966. |
✧ Éclaircissements
On n’est pas misérable sans sentiment :
Sentiment : le mot ne s’entend pas au sens actuel. C’est, selon Furetière, « la première propriété de l’animal d’avoir des organes propres à recevoir les différentes impressions des objets » ; le « sentiment de la vue se fait dans l’œil, celui de l’ouïe à l’oreille. Un mort est privé de vie et de sentiment ». Le mot « se dit figurément en choses spirituelles des diverses vues dont l’âme considère les choses, qui lui en font concevoir de différentes idées ou opinions ». Ex. : il faut toujours suivre le sentiment des gens sages ; je suis de votre sentiment. Les sentiments de l’Académie sur le Cid, c’est-à-dire le jugement.
Grandeur 7 (Laf. 111, Sel. 143). Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête, car ce n’est que l’expérience qui nous apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds. Mais je ne puis concevoir l’homme sans pensée. Ce serait une pierre ou une brute.
une maison ruinée ne l’est pas.
Grandeur 10 (Laf. 114, Sel. 146). La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable.
C’est donc être misérable que de se connaître misérable, mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable.
Grandeur 13 (Laf. 117, Sel. 149). La grandeur de l’homme est si visible qu’elle se tire même de sa misère, car ce qui est nature aux animaux nous l’appelons misère en l’homme par où nous reconnaissons que sa nature étant aujourd’hui pareille à celle des animaux il est déchu d’une meilleure nature qui lui était propre autrefois.
Un être inanimé comme une maison ne possède pas la conscience, et ne peut donc souffrir d’être ruinée. On ne peut donc pas dire qu’elle est misérable, à suivre le principe formulé par saint Thomas d’Aquin, Somme contre les gentils, III, chapitre 144, éd. V. Aubin, p. 490. « Il n’y a en effet de privation de quelque chose que quand il est naturel de la posséder ».
Il n’y a que l’homme de misérable.
Transition 5 (Laf. 200, Sel. 231). H. 3 - L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser ; une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui. L’univers n’en sait rien.
L’argument a une portée qui n’apparaît pas tout de suite. Le fragment Grandeur 10 (Laf. 114, Sel. 146), La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable ; un arbre ne se connaît pas misérable. C’est donc être misérable que de se connaître misérable, mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable, explicite une première conclusion : l’implication réciproque de la misère et de la grandeur en l’homme, qui apparaît dans la conscience qu’il a de sa misère, conscience qui est l’essence de sa grandeur. Mais le présent fragment insiste sur une autre conclusion : il n’y a que l’homme de misérable. La conclusion qui s’en tire immédiatement, c’est que nul autre être que l’homme n’enferme le mélange de la misère et de la grandeur, telles que Pascal les définit.
Mais il faut se rappeler que la liasse A P. R. s’appuie sur la coexistence en l’homme de la grandeur et de la misère pour conduire le lecteur à l’idée du péché originel : si l’homme est à la fois dans l’impuissance de faire le bien et de connaître le vrai qui constitue sa misère, et capable de sentir son impuissance et d’en souffrir, c’est parce qu’au sein de son abaissement se trouve la rémanence de sa dignité perdue. Mais si l’homme seul est misérable et capable de sentir sa misère, ce n’est que pour lui que vaut cette inférence qui de sa condition actuelle tire l’idée de sa grandeur perdue. Aucune autre créature n’a donc été corrompue, mais aussi aucune n’est susceptible de recevoir la grâce de Dieu. Cette conséquence est ce qui fait l’originalité de ce fragment par rapport à Grandeur 10.
Ego vir videns.
Traduction : « Je suis un homme qui vois ». C’est la désignation de la troisième leçon du vendredi saint, Lamentations III, 1 : Jérémie, Lamentations, III, 1. « Ego vir videns paupertatem meam in virga indignationis ejus » ; « Je suis un homme qui vois quelle est ma misère, étant sous la verge du Seigneur » (tr. de Port-Royal). Voir Sellier Philippe, Pascal et la liturgie, p. 29.
Nicole Pierre, De la connaissance de soi-même, I, ch. IX, Essais de morale, éd. Laurent Thirouin, p. 326, De quelle sorte la connaissance de soi-même produit toutes les vertus. « Cette pauvreté dont Jésus-Christ a fait la première des béatitudes, et qui est louée en tant d’endroits de l’Écriture, n’est même autre chose qu’une humble connaissance de soi-même. Car pour être pauvre en cette manière, il faut connaître qu’on l’est, et pouvoir dire avec le prophète : Ego vir videns paupertatem meam. Je suis un homme qui vois quelle est ma misère : c’est-à-dire que nous devons connaître en nous, ou la privation des biens que nous n’avons pas, ou la privation de tout droit aux biens que nous tenons de la libéralité de Dieu – ce qui renferme une entière connaissance de nous-mêmes ».
La liaison de ce fragment avec les textes de la liasse Grandeur, visible dans les fragments connexes que nous avons relevés, peut rendre étrange l’intrusion d’une citation d’un prophète dans un contexte qui, dans les premières liasses de la table des matières, est de nature apparemment strictement philosophique.
La formule Ego vir videns semble cependant indiquer une arrière-pensée de Pascal. La lamentation de Jérémie suggère que le « renversement du pour au contre » qui fait passer le lecteur de l’affirmation de la misère de l’homme à celle de sa grandeur, puis inversement, et cela sans fin, est une figure préalable du chemin qui conduira l’homme en cours de conversion de la conscience de sa misère à l’espérance de la grâce que Dieu peut lui donner. Le fragment Ordre 2 (Laf. 4, Sel. 38) marque pour porter l’homme à rechercher Dieu, il faut le faire chercher chez les philosophes, pyrrhoniens et dogmatistes qui travailleront celui qui les recherche (travailler ayant ici le sens classique de tourmenter, voire de torturer). Et ce n’est qu’après cette recherche que Pascal appelle le lecteur à l’humilité dans le fragment Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164) : Humiliez-vous, raison impuissante ! Taisez-vous, nature imbécile ! Apprenez que l’homme passe infiniment l’homme et entendez de votre Maître votre condition véritable que vous ignorez.
Le commentaire de la Bible de Port-Royal sur ce passage des Lamentations de Jérémie permet de préciser l’idée. « Jérémie déplorant ici sa propre misère, et celle de tout le peuple, après la ruine de Jérusalem, et après la mort ou l’enlèvement de ses citoyens, représente en même temps sous cette figure l’état funeste où se trouve une âme qui étant toute environnée des ténèbres du péché où l’a plongée l’éloignement de la vraie lumière qui est Dieu, commence à voir quelle est sa misère, et à gémir sous la verge de l’indignation du Seigneur, en reconnaissant que ses crimes en sont la cause. » Le commentaire développe d’abord le sens littéral de la prophétie, relatif à la ruine de Jérusalem. Mais il poursuit en cette sorte : « Mais cette peinture étonnante de la misère de Jérusalem ou de son peuple, est une image très vive du pécheur dont on a parlé. Étant enfermé, comme les morts, dans les ténèbres d’un tombeau tout bâti de pierres, ayant les os tout brisés, et des chaînes très pesantes, ce qui nous marque ses plaies mortelles, ses habitudes invétérées, et les malheureuses nécessités où il s’est réduit à force de tomber et de retomber dans le péché, que lui reste-t-il, lorsqu’il commence à sentir, comme les Juifs, et à voir sa propre misère, ce qui est déjà une très grande grâce que Dieu lui fait, que lui reste-t-il en cet état, sinon de crier vers le Seigneur, et de le prier, ainsi que faisait ce peuple, de le délivrer d’une extrémité si déplorable ? [...] Mais quand la paix est ainsi bannie de son âme, quand son esprit ne se représente plus aucun bien à espérer, et qu’enfin il perd presque toute confiance, en s’imaginant que c’est fait de lui, c’est alors qu’il doit relever son espérance en priant Dieu, comme le prophète, de se souvenir de sa pauvreté, et de sa misère, et de l’excès des maux que lui font souffrir ses ennemis. Que son âme s’anéantisse donc en elle-même, à l’exemple de Jérémie, et que le souvenir de l’extrémité où elle est, devienne le sujet de son espérance : parce que plus les maux sont grands et paraissent incurables, plus on a lieu d’espérer, lorsqu’on s’humilie et qu’on se confie en Dieu, qu’il aura pitié de nous ».
Pascal ne pouvait évidemment pas souligner la parenté du processus de la recherche à partir de l’état d’incroyance, avec celui de l’homme qui sent la misère de sa condition à l’égard de Dieu. Aussi bien n’en a-t-il rien dit dans le fragment Grandeur 10 (Laf. 114, Sel. 146), La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable ; un arbre ne se connaît pas misérable. C’est donc être misérable que de se connaître misérable, mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable, qu’il a placé dans la liasse Grandeur. Mais le présent fragment montre que, dans son esprit, il y a une continuité et une analogie entre la partie de la conversion qui précède la foi et celle qui la suit. Comme l’indique Jean Mesnard dans Pascal, Coll. Les écrivains devant Dieu, la conversion de l’incrédule et celle du chrétien ne sont pas substantiellement différentes.