Preuves par discours III - Fragment n° 6 / 10 – Le papier original est perdu
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 43 p. 225 v° à 227 / C2 : p. 439 à 439 v°
Éditions de Port-Royal : Chap. XVIII - Dessein de Dieu de se cacher aux uns, et de se découvrir aux autres : 1669 et janvier 1670 p. 139-140 / 1678 n° 6 et 7 p. 138
Éditions savantes : Faugère II, 154, XVIII ; II, 155, XX / Havet XX.4, 3 bis / Brunschvicg 557, 558, 586 / Le Guern 414 à 416 / Lafuma 444 à 446 (série V) / Sellier 690
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Bibliographie ✍
MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993. MESNARD Jean, “Pascal et la doctrine de la double vérité”, in Averroes (1126-1198) oder der Triumph des Rationalismus, Heidelberg, C. Winter, 2002, p. 333-344. MEURILLON Christian, “Les combinaisons pascaliennes ou les avatars de la pensée ternaire”, Équinoxe, 6, Rinsen Books, Kyoto, 1990, p. 49-68. NICOLE Pierre, Des diverses manières dont on tente Dieu, in Essais de morale, éd. L. Thirouin, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, p. 417-440. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. |
✧ Éclaircissements
Il est donc vrai que tout instruit l’homme de sa condition, mais il le faut bien entendre, car il n’est pas vrai que tout découvre Dieu, et il n’est pas vrai que tout cache Dieu, mais il est vrai tout ensemble
Tout ensemble : à la fois.
Le mot initial donc indique qu’il s’agit de la conclusion d’un raisonnement sur la condition de l’homme à l’égard de Dieu.
Ce passage fait écho au fragment Ordre 2 (Laf. 3, Sel. 38). Et quoi ne dites-vous pas vous-même que le ciel et les oiseaux prouvent Dieu ? Non. Et votre religion ne le dit-elle pas ? Non. Car encore que cela est vrai en un sens pour quelques âmes à qui Dieu donna cette lumière, néanmoins cela est faux à l’égard de la plupart. Il est plutôt question dans le fragment présent de l’existence de Dieu plutôt que de la condition de l’homme. Mais celle-ci est envisagée dans son rapport avec le Dieu qui se cache. Les deux problèmes sont étroitement corrélés.
Ce passage prolonge plus directement un texte qui le précède de peu, savoir Preuves par discours III (Laf. 442, Sel. 690). Ainsi tout l’univers apprend à l’homme ou qu’il est corrompu, ou qu’il est racheté, tout lui apprend sa grandeur ou sa misère, l’abandon de Dieu paraît dans les païens, la protection de Dieu paraît dans les Juifs. À cette formule, qui risque de donner à croire que Dieu est reconnaissable dans l’univers, Pascal apporte le correctif nécessaire lorsqu’il s’agit d’un Dieu qui se cache. Il le fait en s’appuyant sur un autre fragment qui fait partie du même ensemble, Preuves par discours III (Laf. 443, Sel. 690) : Tous errent d’autant plus dangereusement qu’ils suivent chacun une vérité, leur faute n’est pas de suivre une fausseté mais de ne pas suivre une autre vérité.
Le présent fragment est composé de propositions contraires :
il n’est pas vrai
que tout découvre Dieu,
que tout cache Dieu,
mais il est vrai tout ensemble
qu’il se cache à ceux qui le tentent,
et qu’il se découvre à ceux qui le cherchent,
parce que les hommes sont tout ensemble
indignes de Dieu par leur corruption,
et capables de Dieu, par leur première nature.
Pascal dénonce d’abord deux erreurs symétriques : que tout cache Dieu et que tout le découvre. Par un procédé qui lui est coutumier, il supprime la contradiction en rapportant chacun des deux énoncés à un sujet différent : Dieu se montre à qui le cherche, mais se cache à qui le tente (voir ci-après le sens de ce verbe).
Dans le deuxième temps, il commence par affirmer la nécessité de deux propositions contraires (l’homme est indigne de Dieu, l’homme est capable de Dieu), et il les rapporte à nouveau à une origine différente (l’indignité vient de la corruption, la capacité vient de la première nature, antérieure au péché).
Pascal applique ce procédé non seulement dans les Pensées, où l’hypothèse du péché originel vient dissoudre la contradiction apparente des attributs de grandeur et de misère qui sont dans la nature de l’homme, mais aussi dans les Écrits sur la grâce, par exemple, pour expliquer le double délaissement des hommes par Dieu et de Dieu par les hommes (voir la Lettre sur la possibilité des commandements, OC III, éd. J. Mesnard, p. 642 sq.). Ce type de présentation rappelle que Pascal s’est intéressé aux combinaisons. Voir Meurillon Christian, “Les combinaisons pascaliennes ou les avatars de la pensée ternaire”, Équinoxe, 6, Rinsen Books, Kyoto, 1990, p. 49-68.
Sur la question des doubles vérités qui semblent se contredire et doivent être soutenues ensemble, voir Mesnard Jean, “Pascal et la doctrine de la double vérité”, in Averroes (1126-1198) oder der Triumph des Rationalismus, Heidelberg, C. Winter, 2002, p. 341.
qu’il se cache à ceux qui le tentent, et qu’il se découvre à ceux qui le cherchent, parce que les hommes sont tout ensemble indignes de Dieu et capables de Dieu, indignes par leur corruption, capables par leur première nature.
Sur la corruption et la première nature, voir les Écrits sur la grâce, Traité de la prédestination.
Boulenger l’abbé, La doctrine catholique, Seconde partie, La morale, Paris, Vitte, 1941, § 185, p. 53-54. Tenter Dieu, c’est mettre Dieu à l’épreuve, c’est dire ou faire une chose qui le provoque à manifester l’un de ses attributs, puissance, bonté, sagesse, justice. La tentation de Dieu est expresse ou implicite. Expresse ou formelle, quand, par impiété, on doute d’un attribut divin et qu’on en requiert explicitement la manifestation. Implicite quand, sans intention expresse de tenter Dieu, on agit comme si on le tentait. Par exemple un malade qui attend de Dieu sa guérison sans user des remèdes de l’art ; s’exposer au péril sans nécessité en escomptant la protection divine ; le prédicateur qui, pour frapper son auditoire, annonce un miracle ; vouloir juger de l’innocence ou de la culpabilité par l’épreuve du feu, etc. Ces différentes tentations sont plus ou moins répréhensibles selon l’intention de celui qui s’en rend coupable. Il est clair que la tentation qui a pour cause l’incrédulité est autrement grave que celles qui viennent de la curiosité ou de la présomption, ou d’une mauvaise conception de la providence divine.
Il se cache à ceux qui le tentent : voir le remarquable Essai de morale de Nicole Pierre, Des diverses manières dont on tente Dieu, in Essais de morale, éd. L. Thirouin, Paris, P. U. F., 1999, p. 417-440. Tenter Dieu consiste « à se retirer de l’ordre de Dieu, en prétendant le faire agir à notre fantaisie, et en négligeant la suite des moyens auxquels il attache ordinairement les effets de sa puissance divine » : p. 419. Cela répond à l’orgueil qui consiste à prétendre forcer Dieu à agir de manière extraordinaire, comme le diable l’a fait en proposant au Christ de se jeter du haut du temple, pour permettre aux anges de le soutenir, alors que Dieu seul est juge des moyens, ordinaires ou extraordinaires, qu’il peut vouloir mettre en œuvre à notre égard. Nicole soutient, après saint Augustin, qu’il n’est pas permis de négliger les moyens ordinaires pour attendre des miracles : p. 420.
Deutéronome, VI, 16. « Non tentabis Dominum Deum tuum ». Formule reprise par le Christ dans Matt. IV, 7, lorsque le démon vient le tenter en lui conseillant de se jeter du haut du temple de Jérusalem. La Bible de Port-Royal, dans son commentaire, renvoie à saint Augustin, De vera religione, c. 38, n. 71, qui indique que le démon « ne le pressait de se précipiter du haut du temple que dans le dessein de connaître quelque chose, c’est-à-dire si Dieu en effet prendrait soin de lui ». C’est donc bien de la part du diable une manière de chercher à induire Dieu à servir ses desseins.
On retrouve l’expression tenter Dieu dans la Pensée n° 8H-19T (Laf. 919, Sel. 751). C’est me tenter plus que t’éprouver, que de penser si tu ferais bien, telle et telle chose absente. Je la ferai en toi si elle arrive.
Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa IIae, q. 97, art. 1-4, a consacré un long développement aux questions qui touchent cette tentation :
« Primo, in quo consistit Dei tentatio. Secundo, utrum sit peccatum. Tertio, cui virtuti opponatur. Quarto, de comparatione ejus ad alia peccata. » On peut en retenir ces lignes : « Respondeo dicendum quod tentare proprie est experimentum sumere de eo qui tentatur. Sumimus autem experimentum de aliquo et verbis et factis. Verbis quidem, ut experiamur an sciat quod quaerimus, vel possit aut velit illud implere. Factis autem, cum per ea quae facimus exploramus alterius prudentiam, vel voluntatem, vel potestatem. Utrumque autem horum contingit dupliciter. Uno quidem modo, aperte, sicut cum quis tentatorem se profitetur ; sicut Samson, Iudic. XIV, proposuit Philisthaeis problema ad eos tentandum. Alio vero modo, insidiose et occulte, sicut Pharisaei tentaverunt Christum, ut legitur Matth. XXII. Rursus, quandoque quidem expresse, puta cum quis dicto vel facto intendit experimentum sumere de aliquo. Quandoque vero interpretative, quando scilicet, etsi hoc non intendat ut experimentum sumat, id tamen agit vel dicit quod ad nihil aliud videtur ordinabile nisi ad experimentum sumendum. Sic igitur homo Deum tentat quandoque verbis, quandoque factis. Verbis quidem Deo colloquimur orando. Unde in sua petitione aliquis expresse Deum tentat quando ea intentione aliquid a Deo postulat ut exploret Dei scientiam, potestatem vel voluntatem. Factis autem expresse aliquis Deum tentat quando per ea quae facit intendit experimentum sumere divinae potestatis, seu pietatis aut sapientiae. Sed quasi interpretative Deum tentat qui, etsi non intendat experimentum de Deo sumere, aliquid tamen vel petit vel facit ad nihil aliud utile nisi ad probandum Dei potestatem vel bonitatem, seu cognitionem. »
Dieu se cache à ceux qui veulent le tenter ne signifie pas seulement que Dieu refuse de manifester sa puissance au bénéfice des hommes qui ne cherchent qu’à le faire agir à leur avantage. Il faut comprendre que ceux qui agissent de cette manière ne connaissent pas Dieu tel qu’il est vraiment.
Que conclurons‑nous donc de toutes nos obscurités, sinon notre indignité ?
Les obscurités : le mot obscurité, qui a ordinairement le sens objectif de privation de lumière (Furetière prend pour exemple l’obscurité d’une caverne) est pris ici dans un sens figuré subjectif d’incapacité de voir ou de comprendre.
Cette question renvoie aux lignes précédentes : s’il est vrai tout ensemble que Dieu se cache à ceux qui le tentent, et qu’il se découvre à ceux qui le cherchent, on peut en conclure que ceux qui ne le connaissent pas en sont indignes par leur corruption. Pascal a posé les bases de cette conclusion dans le fragment Preuves par discours III (Laf. 448, Sel. 690). S’il n’avait jamais rien paru de Dieu, cette privation éternelle serait équivoque, et pourrait aussi bien se rapporter à l’absence de toute divinité, ou à l’indignité où seraient les hommes de le connaître ; mais de ce qu’il paraît quelquefois, et non pas toujours, cela ôte l’équivoque. S’il paraît une fois, il est toujours ; et ainsi on n’en peut conclure, sinon qu’il y a un Dieu, et que les hommes en sont indignes.
Cette note apporte la justification de l’obscurité dans laquelle se trouve l’homme, par les conséquences de la faute originelle et de la corruption de l’esprit humain. Voir en effet dans les Écrits sur la grâce, le Traité de la prédestination, 3, § 8, OC III, p. 793-794. Après le péché, « la concupiscence s’est donc élevée dans ses membres [entendre ceux d’Adam] et a chatouillé et délecté sa volonté dans le mal, et les ténèbres ont rempli son esprit de telle sorte que sa volonté, auparavant indifférente pour le bien et le mal, sans délectation ni chatouillement ni dans l’un ni dans l’autre, mais suivant, sans aucun appétit prévenant de sa part, ce qu’il connaissait de plus convenable à sa félicité, se trouve maintenant charmée par la concupiscence qui s’est élevée dans ses membres. Et son esprit très fort, très juste, très éclairé, est obscurci et dans l’ignorance ».
Mais il ne s’agit que d’un côté du problème : l’obscurcissement de l’esprit humain n’est pas seulement une punition de la faute d’Adam, c’est aussi, comme l’indique la note suivante, une condition de la réhabilitation de l’homme, à qui elle fait sentir sa corruption, première condition pour entamer une véritable conversion.
Mesnard Jean, “Pascal et la doctrine de la double vérité”, in Averroes (1126-1198) oder der Triumph des Rationalismus, Heidelberg, C. Winter, 2002, p. 341. Aspect de la doctrine de la double vérité.
S’il n’y avait point d’obscurité, l’homme ne sentirait pas sa corruption. S’il n’y avait point de lumière, l’homme n’espérerait point de remède. Ainsi il est non seulement juste, mais utile pour nous que Dieu soit caché en partie et découvert en partie, puisqu’il est également dangereux à l’homme de connaître Dieu sans connaître sa misère et de connaître sa misère sans connaître Dieu.
Connaître Dieu sans sa misère : c’est par exemple le cas d’un Épictète et des stoïciens en général, d’après l’Entretien avec M. de Sacy.
Connaître sa misère sans connaître Dieu : c’est la situation des sceptiques et des épicuriens.
L’écrit sur la conversion du pécheur, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 41, marque bien que la conversion commence avec l’étonnement qui saisit l’homme devant son aveuglement passé ; l’âme « commence à s’étonner de l’aveuglement où elle a vécu ; et quand elle considère d’une part le long temps qu’elle a vécu sans faire ces réflexions et le grand nombre de personnes qui vivent de la sorte, et de l’autre combien il est constant que l’âme, étant immortelle comme elle est, ne peut trouver sa félicité parmi des choses périssables, et qui lui seront ôtées au moins à la mort, elle entre dans une sainte confusion et dans un étonnement qui lui porte un trouble bien salutaire ».
Dieu est caché en partie et découvert en partie : l’idée est explicitée dans la note précédente : Il est donc vrai que tout instruit l’homme de sa condition, mais il le faut bien entendre : car il n’est pas vrai que tout découvre Dieu, et il n’est pas vrai que tout cache Dieu. Mais il est vrai tout ensemble qu’il se cache à ceux qui le tentent, et qu’il se découvre à ceux qui le cherchent, parce que les hommes sont tout ensemble indignes de Dieu et capables de Dieu : indignes par leur corruption, capables par leur première nature.
Il est également dangereux à l’homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître Dieu : voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 217. Les preuves du christianisme offrent une convenance intime avec la double nature de l’homme qui les reçoit, de sorte qu’elles sont mêlées de clarté et d’obscurité.
Paradoxalement, l’obscurité qui offusque l’esprit de l’homme est la condition nécessaire de la vertu d’espérance. L’argument établit ce paradoxe que si Dieu se cache, c’est pour le bien et l’utilité de l’homme.
Dossier de travail (Laf. 394, Sel. 13). Au lieu de vous plaindre de ce que Dieu s’est caché vous lui rendrez grâces de ce qu’il s’est tant découvert et vous lui rendrez grâces encore de ce qu’il ne s’est pas découvert aux sages superbes indignes de connaître un Dieu si saint.