Fragment Vanité n° 14 / 38 – Papier original : RO 79-8
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Vanité n° 31 p. 7 / C2 : p. 19 et 20
Éditions savantes : Faugère I, 178, IV / Havet V.7 bis / Brunschvicg 330 / Tourneur p. 170-4 / Le Guern 24 / Maeda I p. 120 / Lafuma 26 / Sellier 60
(voir aussi un texte mutilé écrit au verso)
_________________________________________________________________________________________
Bibliographie ✍
FERREYROLLES Gérard, Pascal et la raison du politique, Paris, P. U. F., 1984. |
✧ Éclaircissements
La puissance des rois est fondée sur la raison et sur la folie du peuple, et bien plus sur la folie. La plus grande et importante chose du monde a pour fondement la faiblesse.
La plus grande et importante chose du monde terrestre et politique ; il s’agit du choix du premier dans la cité.
Et ce fondement‑là est admirablement sûr, car il n’y a rien de plus [sûr] que cela que le peuple sera faible.
Il y a un jeu de mots sylleptique dans les expressions fondement sûr et rien de plus sûr. Noter l’ironie de la situation paradoxale : c’est une absence de solidité (la faiblesse) qui constitue un fondement solide. Le pouvoir souverain est d’autant plus solide que le peuple est plus faible.
Ce qui est fondé sur la saine raison est bien mal fondé, comme l’estime de la sagesse.
Lafuma, Faugère et Maeda lisent saine raison. C’est la lectio difficilior. Mais saine s’oppose bien à folie. Sellier seul donne : seule raison. Pourtant sur le manuscrit, rien ne semble correspondre à un l vertical. Cependant outre l’autorité des copies, cette lecture peut se recommander de la première phrase. Ce qui est fondé sur la raison sans être fondé sur la folie est bien mal fondé : si la société était fondée sur la raison seule, elle ne serait pas bien solide ; mais elle est fondée sur la raison et sur la folie, et bien plus sur la folie ; donc elle a un appui vraiment solide.
L’existence d’un double fondement sur deux aspects contraires est marquée par le fait que du peuple s’applique à folie, et non pas à raison. Il est raisonnable que le roi soit puissant, pour qu’il puisse faire respecter l’ordre civil et le droit. Mais l’appui de son pouvoir est la folie du peuple, ce qui est une forme particulière de sa faiblesse.
Pour approfondir…
Une parabole qui sert d’exemple de la folie, qui fonde le choix du souverain, est donnée dans le premier des Trois discours sur la condition des grands : c’est parce qu’il se laisse prendre à l’illusion d’une ressemblance que le peuple de l’île élève le naufragé au rang de roi.
On peut aussi se référer au texte Laf. 977, Sel. 786 (Portefeuille Vallant), qui évoque la manière irrationnelle qui préside au choix des gouvernants par primogéniture, et non pas selon la compétence. Voir ci-dessus.
Enfin le fragment Fausseté des autres religions 9 (Laf. 211, Sel. 244) révèle que la société civile repose sur un fondement déraisonnable, la concupiscence, dont on a tiré un ordre acceptable : On a fondé et tiré de la concupiscence des règles admirables de police, de morale et de justice. Mais dans le fond, ce vilain fond de l’homme, ce figmentum malum n’est que couvert. Il n’est pas ôté.
Sur la politique de Pascal, voir Ferreyrolles Gérard, Pascal et la raison du politique, Paris, P. U. F., 1984. ✍
♦ La sûreté
Pascal a poursuivi une réflexion sur la notion de sûreté dans plusieurs domaines.
Le plus ancien en date est l’invention de la doctrine des partis : la question est de savoir, dans un jeu, quelle est la conduite qui garantit que l’on court le moindre danger. Le choix du plus sûr y est guidé par un calcul de la proportion des risques et des avantages.
La seconde est la réflexion sur la doctrine des opinions probables lors de la polémique des Provinciales. Les casuistes affirment que toute opinion probable est sûre en conscience, c’est-à-dire qu’elle garantit que l’on ne commet pas de faute grave en la suivant, quoiqu’il eût été possible ou permis de ne pas le suivre, de sorte que l’on ne risque donc pas de punition, au moins dans l’autre monde. Voir sur ce point la Provinciale V ; et Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, La morale, I, p. 56 sq. : le sûr est ce qu’en le suivant, on ne commet certainement pas de péché. Il ne faut pas le confondre avec la certitude : la certitude est d’ordre théorique, la sûreté est d’ordre pratique. Pascal considère que ces opinions, qui vont le plus souvent contre la morale chrétienne, ne sont pas réellement sûres, et qu’il y a du danger à les suivre. Pascal reproche aux casuistes relâchés de déformer la notion du sûr sans en avertir explicitement : voir la Pensée n° 3C (Laf. 916, Sel. 746), qui part de la définition du sûr comme ce qui est sans danger : ils [les casuistes ou les jésuites] ont plaisamment expliqué la sûreté, car après avoir établi que toutes leurs voies sont sûres, ils n’ont plus appelé sûr ce qui mène au ciel, sans danger de n’y pas arriver, mais ce qui y mène sans danger de sortir de cette voie. La véritable sûreté, dans ce domaine, est apportée par la parole de Dieu et les commandements de la morale chrétienne.
Dans le fragment Vanité 14, la sûreté touche un troisième domaine, celui de la politique. Dans ce domaine, le paradoxe consiste en ce que, alors que dans tous les autres cas, on cherche un fondement raisonnable, constant et solide, on le trouve dans la faiblesse et la folie.
Le mot sûr contient un jeu de mots implicite : quand on dit qu’un fondement est sûr, on veut dire qu’il est solide. Mais quand on dit qu’il est sûr que le peuple est faible, sûr s’entend au sens de certain. On sait que le pouvoir souverain sera sûr parce qu’il est assuré que le peuple est faible.