Fragment Vanité n° 21 / 38 – Papiers originaux : RO 81-3 + 83-10
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Vanité n° 39 à 41 p. 81 et 91 / C2 : p. 21 et 22
Éditions de Port-Royal : Chap. XXV - Faiblesse de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 189-190 / 1678 n° 1 et 2 p. 185-186
Éditions savantes : Faugère II, 98, XIX / Havet III.1, 2 / Brunschvicg 374, 376 / Tourneur p. 171-6 / Le Guern 31 / Maeda I p. 155, 164 / Lafuma 33, 34 / Sellier 67, 68
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Bibliographie ✍
BLANCHÉ Robert, Introduction à la logique contemporaine, Paris, Colin, 1968, p. 70-71. BLANCHÉ Robert, La Logique et son histoire d’Aristote à Russell, Armand Colin, Paris, 1970. DESCOTES Dominique, “Piège et paradoxe chez Pascal”, in Méthodes chez Pascal, p. 509-520. ITARD Jean, Les livres arithmétiques d’Euclide, Hermann, Paris, 1961, p. 174 sq. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 192. PARIENTE Jean-Claude, L’analyse du langage à Port-Royal, Six études logico-grammaticales, Paris, Minuit, 1985, p. 105 sq. PÉROUSE Marie, “Pascal trahi ? L’édition de 1670 et l’exemple du pyrrhonisme”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, 25, 2003, p. 41-44. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 43. TACQUET André, Elementa geometriae planae ac solidae. Quibus accedunt selecta ex Archimede theoremata, Editio tertia..., Antverpiae, apud Jacobum Meursium, 1672, Appendix qua demonstratur ex falso posse directe deduci verum |
✧ Éclaircissements
♦ Structure d’ensemble du texte
L’argument part de l’ordre de l’action : on agit sérieusement, comme si on savait où sont le vrai et le bien ; et on est déçu à toute heure. Il s’élève ensuite à l’appréciation que l’on porte sur cet échec : appréciation d’une plaisante humilité, puisqu’on accepte de se remettre en cause, pour ne pas remettre en question le bien que l’on croit connaître. Suit un troisième niveau : la réflexion de l’auteur sur cette conduite plaisante. Enfin, une réaction de style raison des effets, qui montre qu’au moins, cela sert à la gloire du pyrrhonisme.
Ce qui m’étonne le plus est de voir que tout le monde n’est pas étonné de sa faiblesse.
L’étonnement sur un manque d’étonnement est un procédé rhétorique fréquent chez Pascal, pour mettre en lumière l’aveuglement général des hommes.
Vanité 4 (Laf. 16, Sel. 50). Vanité. Qu’une chose aussi visible qu’est la vanité du monde soit si peu connue, que ce soit une chose étrange et surprenante de dire que c’est une sottise de chercher les grandeurs, cela est admirable.
Vanité 23 (Laf. 36, Sel. 70). Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit, excepté de jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement et dans la pensée de l’avenir.
Faiblesse
La faiblesse est définie ici comme l’incapacité de connaître la vérité et la justice. C’est une faiblesse non pas physique, mais morale : l’homme cherche le vrai et le bien, et ses forces intellectuelles ne lui permettent pas de satisfaire cette attente. Plus bas, la faiblesse naturelle est opposée de manière forte à la sagesse naturelle.
La faiblesse apparaît ici comme une vanité, parce qu’elle consiste en une impuissance à l’égard de ce que l’on veut accomplir ; mais elle pourra ensuite être présentée comme une misère, puisqu’elle montre que l’on peut vouloir sans pouvoir. Ce sera le cas dans la liasse Misère.
On agit sérieusement et chacun suit sa condition, non pas parce qu’il est bon en effet de la suivre puisque la mode en est, mais comme si chacun savait certainement où est la raison et la justice.
Sur la signification des deux fragments, voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, p. 183 et 286 ; et Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 43. ✍
Comme si chacun savait certainement où est la raison et la justice : cette formule prépare celle de Raisons des effets 11 (Laf. 92, Sel. 126) : Il est donc vrai de dire que tout le monde est dans l’illusion, car encore que les opinions du peuple soient saines, elles ne le sont pas dans sa tête, car il pense que la vérité est où elle n’est pas. La vérité est bien dans leurs opinions, mais non pas au point où ils se figurent. La vérité n’est pas définie comme la conformité de la pensée avec une réalité extérieure, mais en termes pour ainsi dire topologiques. Connaître la vérité, c’est mettre chaque vérité à sa juste place.
Mode
Mode : voir Misère 10 (Laf. 61, Sel. 95), et Laf. 644, Sel. 529 bis. Usage plutôt que coutume. Ce qui est, et non ce qui doit être, mais aussi ce qui est en un temps donné, et qui ne sera peut-être pas de même en un autre temps. Le mot insiste sur le caractère provisoire de ce qui se trouve en vigueur.
Il est bon en effet de la suivre puisque la mode en est : ce serait l’opinion d’un habile ; il faut faire son métier sérieusement parce que c’est dans l’ordre social ordinaire, et non parce qu’on pense être en possession de la vérité.
On se trouve déçu à toute heure, et par une plaisante humilité on croit que c’est sa faute et non pas celle de l’art qu’on se vante toujours d’avoir.
Décevoir : le mot n’a pas le sens actuel, mais celui de tromper (proche du sens de l’anglais to deceive).
Pascal s’élève ensuite à l’appréciation que l’on porte sur cet échec : appréciation d’une plaisante humilité, puisqu’on accepte de se remettre en cause, pour ne pas remettre en question le bien que l’on croit connaître. Suit un troisième niveau : la réflexion de l’auteur sur cette conduite plaisante.
Art
Voir Pascal, De l’esprit géométrique, II, De l’art de persuader, OC III, éd. J. Mesnard, p. 413 sq. ✍
Montaigne, Essais, III, 8, De l’art de conférer. ✍
Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique ou l’art de penser, Second discours. « Il s’est trouvé des personnes qui ont été choqués du titre d’art de penser, au lieu duquel ils voulaient qu’on mît l’art de bien raisonner. Mais on les prie de considérer que la logique ayant pour but de donner des règles pour toutes les actions de l’esprit, et aussi bien pour les idées simples que pour les jugements et pour les raisonnements, il n’y avait guère d’autre mot qui enfermât toutes ces différentes actions, et certainement, celui de pensée les comprend toutes ; car les simples idées sont des pensées, les jugements sont des pensées, et les raisonnements sont des pensées. Il est vrai que l’on eût pu dire, l’art de bien penser, mais cette addition n’était pas nécessaire, étant assez marquée par le mot d’art, qui signifie de soi-même, une méthode de bien faire quelque chose, comme Aristote même le remarque. Et c’est pourquoi on se contente de dire l’art de peindre, l’art de compter, parce qu’on suppose qu’il ne faut point d’art pour mal peindre, ni pour mal compter. »
Art : mot de sens très pratique. Sur la notion d’art, voir Pariente Jean-Claude, L’analyse du langage à Port-Royal, p.105 sq. ✍ Art de penser et art de parler. Selon la Logique, un art est une méthode de bien faire quelque chose. Le recours à un art s’impose quand il faut vaincre un obstacle ; la parole humaine est le produit d’un art parce que le locuteur doit y soumettre les opérations du corps aux exigences de la pensée à communiquer : p. 117.
La notion d’art a aussi un aspect technique. Dans le fragment, le mot implique le mélange de la théorie et de la pratique.Art représente en quelque sorte le côté pratique de la méthode. Il suppose que l’on se propose un but à atteindre, et qu’il faut y adapter les moyens. Pascal parle aussi de l’art de faire le parti dans le Triangle arithmétique.
Mais il est bon qu’il y ait tant de ces gens‑là au monde qui ne soient pas pyrrhoniens, pour la gloire du pyrrhonisme, afin de montrer que l’homme est bien capable des plus extravagantes opinions, puisqu’il est capable de croire qu’il n’est pas dans cette faiblesse naturelle et inévitable et de croire qu’il est au contraire dans la sagesse naturelle.
Ces gens-là : de qui est-il question ?
Rien ne fortifie plus le pyrrhonisme que ce qu’il y en a qui ne sont point pyrrhoniens. Si tous l’étaient, ils auraient tort.
L’argument comporte un premier volet paradoxal en faveur du pyrrhonisme : il est renforcé même par ceux qui s’opposent à lui. Voir Vanité 23 (Laf. 36, Sel. 70) : Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Sur le pyrrhonisme qui se renforce de ses ennemis, voir Entretien avec M. de Sacy : « étant porté avec tant d’avantage dans ce doute, qu’il s’y fortifie également par son triomphe et par sa défaite ». Le nerf de l’argument est dans Cette secte se fortifie par ses ennemis plus que par ses amis, car la faiblesse de l’homme paraît bien davantage en ceux qui ne la connaissent pas qu’en ceux qui la connaissent (voir ci-dessous). Voir Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164). Qui pensera demeurer neutre sera pyrrhonien par excellence. Cette neutralité est l’essence de la cabale. Qui n’est pas contre eux est excellemment pour eux. Ils ne sont pas pour eux-mêmes, ils sont neutres, indifférents, suspendus à tout sans s’excepter. La seule configuration qui réfuterait le pyrrhonisme serait l’accord universel sur le pyrrhonisme : dans ce cas en effet, tout le monde serait censé connaître la vérité, et il n’y aurait plus de raison de penser que le pyrrhonisme a lieu d’être.
Mais le fragment a aussi un aspect réfutatif : le pyrrhonisme ne peut se poser en vérité admise universellement, parce que si tel était le cas, il impliquerait sa propre fausseté. En d’autres termes, si le pyrrhonisme est approuvé de tous, s’il est évidemment vrai et convaincant, il est faux. Si le pyrrhonisme est évidemment vrai, il est faux ; donc il est faux. On trouve dans ce cas un exemple d’autophagie : voir Perelman Chaïm et Olbrechts-Tyteca L., Traité de l’argumentation, p. 274 sq. Procédé de l’autophagie, autodestruction d’une règle parce qu’on ne fait pas d’exception dans son application.
Le paradoxe revêt la forme d’un dilemme, c’est-à-dire de deux propositions incompatibles qui aboutissent à une seule et même conclusion :
Si on est pyrrhonien, le pyrrhonisme est vrai.
Si on n’est pas pyrrhonien, le pyrrhonisme est vrai.
Cette secte se fortifie par ses ennemis plus que par ses amis,
Le mot secte est à prendre au sens de secte philosophique. Voir Prophéties 16 (Laf. 337, Sel. 369), et Preuves par discours I (Laf. 421, Sel. 680). Nulle secte de philosophes ne l’a dit. Le mot vient de sequor, et indique que l’on suit une opinion.
Ce paradoxe correspond à ce que Pascal dit de Montaigne dans l’Entretien avec M. de Sacy, éd. J. Mesnard et P. Thouvenin, p. 103. Comme Montaigne met tout en doute, « il lui est entièrement égal de l’emporter ou non dans la dispute, ayant toujours, par l’un ou l’autre exemple, un moyen de faire voir la faiblesse des opinions, étant posté avec tant d’avantage dans ce doute universel qu’il se fortifie également par son triomphe et par sa défaite ».
Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164). Qui pensera demeurer neutre sera pyrrhonien par excellence. Cette neutralité est l’essence de la cabale. Qui n’est pas contre eux est excellemment pour eux. Ils ne sont pas pour eux-mêmes, ils sont neutres, indifférents, suspendus à tout sans s’excepter.
Giocanti Sylvia, Penser l’irrésolution. Montaigne, Pascal, La Mothe Le Vayer : trois itinéraires sceptiques, Paris, Champion, 2001, p.127 sq. Le sceptique a toujours raison : quand on le désavoue, on l’approuve encore, et on renforce le scepticisme. Noter que ce que S. Giocanti ne dit pas, c’est que cela fait du scepticisme un dogmatisme effectif ou pratique.
car la faiblesse de l’homme paraît bien davantage en ceux qui ne la connaissent pas qu’en ceux qui la connaissent.
Cette proposition ouvre la voie à d’autres raisonnements paradoxaux en forme de dilemme du même type, comme par exemple : connaissez-vous votre faiblesse ? Oui. Donc vous êtes faible. Non. Donc vous ignorez votre faiblesse, ce qui est marque de faiblesse. Si ce raisonnement ne se trouve pas effectivement dans Pascal, on en trouve un analogue sur un sujet voisin, l’impuissance de l’homme à connaître Dieu, qui est une autre forme de faiblesse. Voir ms Joly de Fleury (Sel. 784) : Pourquoi Dieu ne se montre-t-il pas ? — En êtes-vous digne ? — Oui. — Vous êtes bien présomptueux, et indigne par là. — Non. — Vous en êtes donc indigne. Voir Descotes Dominique, “Piège et paradoxe chez Pascal”, in Méthodes chez Pascal, p. 509-520. ✍