Fragment Vanité n° 25 / 38 – Papier original : RO 23-5
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Vanité n° 45 p. 91 / C2 : p. 23
Éditions savantes : Faugère II, 75, III / Havet I.1 ter / Brunschvicg 71 / Tourneur p. 172-3 / Le Guern 35 / Maeda I p. 178 / Lafuma 38 / Sellier 72
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Bibliographie ✍
MESNARD Jean, “Desargues et Pascal”, in DHOMBRES J. et SAKAROVITCH J., Desargues en son temps, p. 96. |
✧ Éclaircissements
Trop et trop peu de vin.
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Ne lui en donnez pas, il ne peut trouver la vérité. Donnez‑lui en trop, de même.
Variation sur la maxime In vino veritas.
Mais le vrai sujet du fragment n’est pas vraiment le vin, comme le remarque Jean Mesnard, “Desargues et Pascal”, in Dhombres J. et Sakarovitch J., Desargues en son temps, p. 96, ce fragment est un exemple du schème arguésien du trop près et du trop loin que l’on trouve dans les fragments sur la perspective. La notion non mentionnée, mais qui soutient le fragment est celle du milieu impossible à trouver, que l’on retrouve dans “Disproportion de l’homme”, Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230) : on ne sait pas déterminer la quantité exacte de vin nécessaire pour mettre l’esprit en mesure de trouver la vérité.
On trouve l’allusion au vin dans Vanité 22 (Laf. 35, Sel. 69). Talon de soulier. Ô que cela est bien tourné ! que voilà un habile ouvrier ! que ce soldat est hardi ! Voilà la source de nos inclinations et du choix des conditions. Que celui-là boit bien, que celui-là boit peu : voilà ce qui fait les gens sobres et ivrognes, soldats, poltrons, etc.
On trouve une allusion à la quantité de vin que l’on peut boire dans la cinquième Provinciale, § 14 : « Mais, dites-moi, continua-t-il, usez-vous de beaucoup de vin ? Non, mon Père, lui dis-je, je ne le puis souffrir. Je vous disais cela, me répondit-il, pour vous avertir que vous en pourriez boire le matin, et quand il vous plairait sans rompre le jeûne ; et cela soutient toujours. En voici la décision au même lieu, n. 75. Peut-on sans rompre le jeûne, boire du vin à telles heures qu’on voudra, et même en grande quantité ? On le peut, et même de l’hypocras. »
C’est à la vigne plutôt qu’au vin de Condrieu que Pascal fait allusion dans le fragment Laf. 558, Sel. 465.
Le rapprochement avec la perspective est effectué dans le fragment Vanité 9 (Laf. 21, Sel. 55). Si on est trop jeune on ne juge pas bien, trop vieil de même.
Si on n’y songe pas assez, si on y songe trop, on s’entête et on s’en coiffe.
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Si on considère son ouvrage incontinent après l’avoir fait on en est encore tout prévenu, si trop longtemps après on (n’)y entre plus.
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Ainsi les tableaux vus de trop loin et de trop près. Et il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu. Les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l’assigne dans l’art de la peinture, mais dans la vérité et dans la morale qui l’assignera ?
Vanité 28 (Laf. 41, Sel. 75). Quand on lit trop vite ou trop doucement on n’entend rien.
Le rapprochement avec “Disproportion de l’homme” est fait par Pascal lui-même dans le fragment Laf. 723, Sel. 601. 2 Infinis. Milieu. Quand on lit trop vite ou trop doucement on n’entend rien.
On en trouve en effet une mise en œuvre amplifiée dans Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230). Nos sens n’aperçoivent rien d’extrême, trop de bruit nous assourdit, trop de lumière éblouit, trop de distance et trop de proximité empêche la vue. Trop de longueur et trop de brièveté de discours l’obscurcit, trop de vérité nous étonne. J’en sais qui ne peuvent comprendre que qui de zéro ôte 4 reste zéro. Les premiers principes ont trop d’évidence pour nous ; trop de plaisir incommode, trop de consonances déplaisent dans la musique, et trop de bienfaits irritent. Nous voulons avoir de quoi surpasser la dette. Beneficia eo usque laeta sunt dum videntur exsolvi posse. Ubi multum antevenere pro gratia odium redditur. Nous ne sentons ni l’extrême chaud, ni l’extrême froid. Les qualités excessives nous sont ennemies et non pas sensibles, nous ne les sentons plus, nous les souffrons. Trop de jeunesse et trop de vieillesse empêche l’esprit ; trop et trop peu d’instruction.
Pascal souligne implicitement que les causes contraires ont un même résultat : comme on ne sait pas fixer la juste quantité de vin dont l’homme a besoin, il est nécessaire qu’il soit toujours dans l’incapacité de trouver la vérité.
♦ Le vin
L’idée du caractère ambigu du vin est souvent développée : d’une part le vin rend plus fort que si l’on n’en boit pas, d’autre part son excès abrutit l’esprit.
Maeda renvoie à Arnauld d’Andilly, poème De l’ivrognerie, Œuvres chrétiennes, 1645, p. 94.
De l’ivrognerie
Si le Dieu tout-puissant comme un père très sage
Te veut donner du vin l’innocente liqueur
Pour réparer ta force et réjouir ton cœur,
Pourquoi par son excès en corromps-tu l’usage ?
Pourquoi de ton remède en fais-tu ton poison ?
N’as-tu donc point d’horreur en perdant la raison
De devenir d’un mort la vivante figure ?
N’as-tu donc point d’horreur d’être dans ses transports
Un infâme spectacle à toute la nature,
Et de perdre ton âme aussi bien que ton corps ?
On a dit qu’il s’agissait d’une allusion aux épices des juges. Voir l’éd. Le Guern, Pléiade, II, p. 1321. Mais l’allusion aux épices se fait par le détour des Plaideurs de Racine, ce qui paraît déplacé, pour des raisons de chronologie.
♦ Trope sceptique par les quantités
L’argument sceptique (ou trope) qui consiste à souligner l’incertitude des connaissances humaines en s’appuyant sur le fait qu’on apprécie les choses de manières différentes selon la quantité, remonte à l’Antiquité.
Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 129 sq., éd. P. Pellegrin, p. 125 sq. Septième mode de Sextus Empiricus. Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 129, précise que par constitution, il entend composition. Il donne l’exemple « des grains de sable », qui « quand ils sont séparés les uns des autres, paraissent raboteux, mais quand ils sont assemblés en tas, ils affectent nos sens avec douceur ». Puis « le vin bu avec modération nous fortifie, mais pris en trop grande quantité il affaiblit le corps ».
Diogène Laërce, Vies, IX, 86, éd. Goulet-Cazé, Pochothèque, Livre de poche, p. 1121. ✍
Long Et Sedley, Les philosophes hellénistiques, III, Les Académiciens. La renaissance du pyrrhonisme, p. 71-72. ✍
Ces arguments trouvent un écho dans les premiers ouvrages apologétiques du P. Mersenne, que Pascal a sans doute connus.
Mersenne Marin, La vérité des sciences, I, p. 149 sq. « La septième manière [sc. des tropes sceptiques] est prise de la diverse quantité, composition, division et préparation des objets, et des corps naturels, car la limure de cornes de chèvre semble être blanche, et celle d’argent noire, et néanmoins l’argent paraît blanc et la corne de chèvre paraît noire : les grains de sable étant séparés sont trouvés durs, et quand ils sont en un monceau, ils paraissent mols. Le vin conforte quand il est pris modérément, et fait mal quand il est pris avec excès : ce qui est utile pris en petite quantité est un venin si on en prend davantage, ce qui est cause que Sextus suspend son jugement touchant la nature des objets extérieurs.
Mais il suffit ce me semble pour décréditer ce fondement de suspension, de dire que du moins il est véritable que les petites particules de l’argent, et des cornes étant assemblées, paraissent d’une autre couleur que quand elles sont séparées, et que le vin, et tout ce qui est utile, a un divers effet sur nous, quand nous en usons sobrement, ou quand nous en mésusons : ce qui ne vient pas de la diverse nature, ou qualité du vin mais de la disposition de celui qui le boit : ou parce que le vin étant en plus grande quantité a plus de force que quand il y en a moins, ce qui est commun à tous les autres agents. »