Preuves par les Juifs VI – Fragment n° 14 / 15 – Le papier original est perdu
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 65 p. 257 / C2 : p. 473 v°
Éditions savantes : Faugère II, 190, VI / Havet XXIV.46 bis / Brunschvicg 594 / Le Guern 446 / Lafuma 481 (série XI) / Sellier 716
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Bibliographie ✍
MARTINI Martino, Sinicae historiae… decas prima, Amstelodami, Blaeu, 1658. MARTINI Martino, Histoire de la Chine, traduite du latin par l’abbé Le Peletier, Paris, C. Barbier et A. Seneuze, 1692. Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979. PASCAL, Pensées, éd. Havet, II, 1866, Article XXIV, n° 46, p. 137. POULOUIN Claudine, Le temps des origines. L’Éden, le Déluge et les “temps reculés” de Pascal à l’Encyclopédie, Champion, Paris, 1998. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. SHIOKAWA Tetsuya, “L’autorité”, in Entre foi et raison : l’autorité Études pascaliennes, Paris, Champion, 2012, p. 47-59. |
✧ Éclaircissements
Contre l’histoire de la Chine.
Méthodes chez Pascal, Paris, P. U. F., 1979, p. 163. Les remarques sur l’histoire de la Chine n’apparaissent qu’à l’extérieur des 27 liasses, de sorte qu’au moment où Pascal a composé les liasses en question, il n’avait pas encore connaissance de ce problème.
Le problème est double : d’une part, la question de la vérité de la religion chinoise, d’autre part la question de la chronologie. Ce sont deux questions séparées en principe.
Pour approfondir…
♦ Bibliographie des ouvrages du XVIIe siècle relatifs à la Chine ✍
Histoire du grand royaume de la Chine, contenant la situation, antiquité, fertilité, religion, mœurs, etc. sl, sn, 1606.
Trigault, Histoire de l’expédition chrétienne au royaume de la Chine, tirée des commentaires du P. Riccius, par Trigault et tr. par Riquebourg-Trigault, Lyon, 1611.
Semedo Alvarez, Histoire universelle de la Chine, par le P. Alvarez Semedo, avec l’Histoire de la guerre des Tartares, contenant les révolutions arrivées en ce grand royaume depuis quarante ans par le P. Martin Martini, sn, Lyon, 1667. Voir la lettre de Mersenne à Constantin Huygens, in Huygens, Œuvres, I, p. 87, qui mentionne l’Histoire universelle du Grand Royaume de la Chine, par le P. Alvarez Semedo, jésuite portugais, traduit de l’italien en français par Louis Coulon, publié chez Cramoisy en 1645 et dédiée à Mazarin. En fait, ce livre est essentiellement consacré aux mœurs et aux institutions de la Chine, et la partie historique porte exclusivement sur la période de l’évangélisation par les jésuites.
Le Tellier Michel, Défense des nouveaux chrétiens et des missionnaires de la Chine, du Japon et des Indes contre deux livres intitulés La morale pratique des Jésuites et L’esprit de M. Arnauld. Seconde édition, avec une réponse à quelques plaintes contre cette défense, Paris, E. Michallet, 1688.
Ricci Matteo, Histoire de l’expédition chrétienne au royaume de la Chine, 1582-1610, éd. G. Bessière, Paris, Desclée de Brouwer, Montréal, Bellarmin, 1978.
♦ Ouvrages sur la Chine et le XVIIe siècle
Duteil Jean-Pierre, Le mandat du ciel : le rôle des jésuites en Chine, de la mort de François-Xavier à la dissolution de la Compagnie de Jésus, 1552-1774, Paris, Ed. Arguments, 1994.
Etiemble, Les jésuites en Chine, 1552-1773. La querelle des rites, Paris, Julliard, 1966.
Gernet Jacques, Chine et christianisme. La première confrontation, Paris, Gallimard, 1982.
Poulouin Claudine, Le temps des origines. L’Eden, le Déluge et les “temps reculés” de Pascal à l’Encyclopédie, Champion, Paris, 1998.
Faut-il lire l’Histoire de la Chine comme un titre, ou comme une expression commune ? Dans les Copies, l’initiale du mot histoire est une majuscule. Il se trouve qu’il existe un livre intitulé Sinicae Historiae, paru en 1658, que Pascal a certainement connu, et dont il a sans doute fait usage. Il est donc vraisemblable que, sur le manuscrit perdu, Histoire de la Chine peut être considéré comme le titre d’un livre.
Faut-il pour autant en faire le titre du fragment ? Cela semble difficile, puisque la suite du texte ne touche pas la Chine. Les Copies sont en revanche d’accord sur la présentation de la formule Contre l’Histoire de la Chine comme titre du fragment. En l’absence de l’original, il paraît prudent de les suivre. Cela dit, le titre Contre l’Histoire de la Chine désigne peut-être moins le problème posé par la Chine que celui, beaucoup plus général, des très anciennes chronologies païennes. Les Sinicae historiae serviraient en ce cas d’exemple ou de modèle que Pascal estimerait particulièrement typique, parce qu’il dispose à son sujet d’une documentation suffisante. Ce n’est en revanche pas le cas des histoires de Mexico, sur lesquelles il ne dispose que de l’essai Des coches de Montaigne ; il ne semble pas que Pascal soit remonté au texte de Lopez de Gomara dont s’inspire Montaigne.
Sur l’histoire de la Chine, Pascal s’est certainement informé par le biais du livre du jésuite Martino Martini, Sinicae historiae… decas prima, de 1658. Cet ouvrage a connu une traduction française plus tard, sous le titre de Histoire de la Chine, traduite du latin par l’abbé Le Peletier, Paris, C. Barbier et A. Seneuze, 1692, 2 vol.
Martini Martino, Martini Martinii Tridentini e Societate Jesu Sinicae Historiae Decas prima. Res a gentis origine ad Christum natum in extrema Asia, sive Magno Sinarum Imperio gestas complexa, Ad Lectorem, insiste sur l’intérêt que les histoires de la Chine présentent pour les Occidentaux.
« Extrema Asiae sive Magni Sinarum Imperii compendio et annorum ordine comprehensam Historiam, Europaeis adhuc ignotam, tibi repraesento, amice Lector. Vetustiorem, si sacram excipias, et, si credendum Sinis, certiorem orbis non habet ; id quod legenti luce meridiana clarius patebit. Tradit enim a gentis origine ad Christum natum non modo magna temporum intervalla et Sinensium Imperatorum seriem ; sed in quovis insuper temporum cyclo (quem Sinae jam inde a primis retro initiis annorum sexaginta cursu definierunt) ostendit, quo anno Cycli tunc labentis Regum quilibet imperium adierit, quove anno res in omnem partem memorabiles gessetit. Accedent siderum observationes ab orbe condito antiquissimae non paucae, Dionysio, Eratosthene, Hipparcho priores ; quae in omni Chronologia pro temporum normâ semper habitae, quippe bases & characteres temporum naturales, ideoque certae. Ex quibus omnibus haud dubia annorum series contexitur. Et Sinicae quidem Chronologiae fides tanto est integrior, quod Sinae sibi solis ac sua tantum scripserint, exterarum gentium aut ignari aut contemptores. Utcumque est, postquam nec externis placere, nec sese jactare studium fuit ; mentiendi causas procul habuere. »
NB : ce passage n’est pas traduit par Le Peletier. La Chine a des historiens nombreux, « alios aliis antiquiores », qui ont composé leurs histoires par ordre. Ils n’ont pas voulu corriger ou remettre les traditions en doute.
Voir aussi Martini Martino, Sinicae historiae… decas prima, p. 4. Les Chinois pensent être plus anciens que les Égyptiens et les Chaldéens.
« Neque desunt qui dicant, ab orbe condito ad Confucium philosophum annos ter millies ducenties sexagies septies mille fluxisse. Qua opinione superarint etiam calculum eorum qui Orientem accolunt mundi finem post annos a primordio spetingenties mille, nescio qua authoritate decernentium. » Voir p. 9 : « Et sane multa insunt ridicula Sinicis annalibus sive hominum aetatem consideres, sive annos regnantium ». Ce que l’auteur confirme en disant que « si enim fidem illorum scriptoribus haberemus, aetas orbis universi multis annorum millibus ante diluvium extenderetur ».
Liber Primus, p. 2. Les idées des Chinois sur la création : ceux de la principale secte philosophique pensent que c’est le fait du hasard ; d’autres croient le monde éternel. Sur Dieu : « De summo ac primo rerum authore mirum apud omnes silentium. Quippe in tam copiosa lingua ne nomen quidem Deus habet. » Ils disent Xangti, « qua summum caeli terraeque gubernatorem indigetant ». Ils ont des anges bons et mauvais (Chin hoong). « De Diluvio multa est apud Sinicos scriptores mentio : de illius origine causaque, nulla » : p. 3. Leur histoire du déluge est assez proche de celle de Noé ; « quippe quae ter mille circiter annis vulgarem Christi epocham praegreditur ». Avant l’empereur Fohius, les débuts des annales ne sont pas pris au sérieux par les Chinois mêmes ; mais « ab illo tamen tempore certissima Sinis habentur, ea maxime, quae ad annorum supputandam rationem spectant : qua in re mirabile Sinarum semper studium emicuit. Hinc est illa continua temporum et fide optima deducta series, et iam ant, quam annorum cyclo utebantur ». L’auteur suit donc « epocham annorum ». « Cyclorum enim epocham tum ordiar, cum ad eum Imperatorem, sub quo illius est epochae usus, me historia deducit. Unde patebit, annis ante vulgarem Christi epocham tres mille admodum exstitisse Fohium ; id quod e Sinicis historiis mihi promptum, ostendere. At enim fides penes illas esto ; ego in re tanti momenti esse arbiter nolim, qui cum his Chronologorum nostrorum opinionem pugnare sciam, lapsum a Noëtica eluvie tempus haud paullo arctiori spatio definientium. Tametsi nec sinensium videtur usquequaque repudiandia sententia. Favent ei ex Europâ Chronologi non omnino nulli ; favent septuaginta interpres, Samosatenus alii ; nec Romanum Martyrologium aut computatio Graecorum longe dissentiunt. » Traduction française de l’abbé Le Peletier, p. 6 sq. : « Leurs historiens parlent beaucoup du Déluge ; mais ils n’en rendent aucune raison, et l’on ne sait pas si c’est celui de Noé, ou de quelqu’autre qui ait seulement inondé ces provinces, comme autrefois le furent la Thessalie et le pays Attique sous Deucalion et Ogiges. Ce que l’on trouve de constant là-dessus, c’est que l’histoire en est rapportée environ trois mil ans avant l’époque vulgaire de Jésus-Christ, auquel temps se rencontre à peu près celui du Déluge universel. Ils tiennent même pour suspect tout ce qui est contenu dans leurs Annales avant le règne de leur premier souverain Fohius, et le traitent de faux et ridicule ; et en effet ils n’avaient encore alors aucun usage de l’écriture, ni de lois pour régler la société civile, et pour instruire les hommes qui vivaient comme des brutes. Il est vrai qu’ils ont acquis des connaissances très certaines et particulièrement dans la chronologie, à l’étude de laquelle ils ont travaillé avec une merveilleuse application. Ces supputations chronologiques sont très fidèlement suivies dès avant même qu’ils eussent trouvé » l’usage du Cycle : c’est pourquoi l’on a cru devoir s’en rapporter jusqu’au règne de Fohius à l’époque suivie par les chrétiens avant celle de Jésus-Christ, et de reprendre leur Cycle à ce prince sous lequel il fut inventé. L’on connaîtra par le rapport de ces deux supputations qu’il vivait trois mil ans avant la naissance du Sauveur du monde : c’est ce que l’on peut croire là-dessus de plus vraisemblable, sans néanmoins l’établir pour constant, contre l’opinion de nos chronologistes, qui mettent beaucoup plus d’intervalle entre Fohius et Noé. La première opinion est en quelque façon soutenable puisqu’elle a du rapport avec celles de la plupart des chronologistes de l’Europe, et que les Septante, le Samothéen, le Martyrologe romain, la Supputation des Grecs et plusieurs autres n’en sont pas fort éloignés ».
Martini écrit aussi, p. 10 : « Hanc enim, qua de scribo, extremam Asiam ante diluvium habitatam fuisse pro certo habeo. Verum quopacto fuerit rerum servata memoria, humano genere omni, si a Noëtica familia discesseris, penitus delecto ; mihi non liquet. Nisi forte de rebus diluvio antiquioribus obscura in posteris fama, per manus tradita remansit, quam scriptores deinceps ignoratione veri conjecturisve magis obscurarent ; aut suae gentis amore, studioque illius initia ad ingotam originelm revocandi, commentis ac fabulis corrumperent. Sed haec in lectorum arbitrio sunto ; nos certiora sequamur ». Nous citons un peu plus largement la traduction de l’abbé Le Peletier, p. 23 sq. : « On n’a point encore parlé de leur manière de supputer les temps, et les années, parce qu’ils doutent eux-mêmes de tout ce qui se dit de ces premiers siècles : en effet leurs Annales sont remplies de grandes absurdités, tant à l’égard du long âge des hommes, que de la durée des règnes de leurs souverains ; et si l’on ajoutait foi à leurs historiens, il faudrait nécessairement croire que la naissance du monde a précédé le Déluge de plusieurs milliers d’années, comme on l’a déjà remarqué. Il est vrai qu’ils tiennent pour indubitable la suite de leur chronologie, depuis le règne de leur premier empereur, et qu’il n’y a point de nation sur la terre qui se soit autant appliquée que les Chinois, et qui soit si bien instruite dans la connaissance des temps : ils en sont redevables aux soins que leurs souverains ont toujours eus, et qu’ils ont encore , de choisir les plus savants d’entre leurs philosophes pour faire l’histoire de leurs prédécesseurs ; ce travail est brigué par les plus habiles de l’État comme un emploi très honorable. Chaque empereur nomme celui qui doit écrire tout ce qui s’est passé sous le dernier règne ; et lui défend la dissimulation et la flatterie ; c’est pas ce moyen que leur histoire est écrite d’un style tellement uniforme qu’on la croirait composée par un seul auteur. »
Ibid., p. 25. « On peut croire avec assez d’apparence que tout ce qu’on vient de voir est arrivé auparavant le Déluge, et d’autant plus que les Chinois en parlent eux-mêmes de ces choses qu’avec beaucoup d’incertitude. Il est constant que leur pays était peuplé avant que toute la terre eût été inondée. Il est bien difficile de savoir comment ils ont conservé la mémoire du passé, à moins que quelqu’un des descendants de Noé ne les en eût instruits, ou qu’une idée confuse ne leur en fût restée par tradition, à laquelle les historiens trop passionnés pour leur pays, ont ajouté ou diminué suivant de fausses conjectures, pour donner plus de relief à l’origine de la nation jusqu’alors inconnue. Chacun suivra librement là-dessus ce qui lui paraîtra ce plus vraisemblable ».
Pour approfondir…
♦ L’empereur Fohius
Martini Martino, Sinicae historiae… decas prima, p. 11 sq. Primus Imperato Fohius (en marge : ante vulgarem Christi Epocham 2952). Voir le texte français, p. 26, sur Fohius. Il est censé avoir régné 115 ans.
Poulouin Claudine, Le temps des origines. L’Eden, le Déluge et les “temps reculés” de Pascal à l’Encyclopédie, p. 474. En faisant remonter le règne de Fo-Hi à 2 952 avant Jésus-Christ, les chronologies chinoises forcent les cadres de la version des Septante elle-même.
Sur les empereurs Hoangtius, Xinnungus, Xaohauus, et Yaous, qui ont succédé à Fo-Hi, voir les Sinicae historiae… decas prima, p. 13-24 sq.
Le problème que les histoires de la Chine posaient au monde chrétien était d’abord d’ordre chronologique : les chroniques chinoises remontaient à des antiquités plus anciennes que celles que la Bible assignait à la création du monde. On trouve une note explicative synthétique dans l’édition des Pensées de Havet, II, éd. 1866, p. 137. Article XXIV, n° 46. Les Chinois prétendaient remonter, par une chronologie suivie, jusqu’à l’empereur Fo-Hi, dont le règne, selon Martini, date de 2 952 avant notre ère. Mais avant cette date limite de la certitude historique, la tradition chinoise plaçait une longue suite de souverains. Selon les auteurs, dit Martini, il faut reporter la naissance du monde jusqu’à plusieurs milliers d’années avant le déluge universel. Les chronologistes européens plaçaient la création en 4 004 avant Jésus-Christ, selon la Vulgate et l’hébraïque, et le déluge en 2 348.
Poulouin Claudine, Le temps des origines. L’Éden, le Déluge et les “temps reculés” de Pascal à l’Encyclopédie, p. 474 sq. L’antiquité de la chronologie chinoise. Le problème chinois fournit depuis le début du siècle une machine de guerre contre les chronologies bibliques. En faisant remonter le règne de Fo-Hi à 2 952 avant Jésus-Christ, les chronologies chinoises forcent les cadres de la version des Septante elle-même. Martini montre que les chronologies de l’antiquité chinoise remontent à une période à laquelle la Bible fixe le déluge ; la Chine était donc peuplée, et fort civilisée, bien avant le déluge. Martini n’élude pas les conséquences de sa découverte, et déclare qu’il ne lui appartient pas d’expliquer comment a pu se conserver le souvenir de faits antédiluviens, s’il est vrai que toute la race humaine a été détruite par le déluge, à l’exception de la famille de Noé : p. 476.
Un nouvel argument vient confirmer le problème : la continuité des annales chinoises : p. 46. En 1 686, le P. Couplet fait paraître la Table chronologique de la monarchie chinoise. Il cherche dans les récits du P. Martini des traces de la création du monde telle qu’elle est décrite dans la Genèse, pour la confirmer par les chronologies chinoises : p. 476-477. Il souligne la rupture qui sépare les premiers temps de l’histoire de la Chine de Fo-Hi, en vue de soutenir que si les annales chinoises ne faisaient pas mention d’un déluge universel, c’est qu’elles ne remontaient pas jusqu’aux temps obscurs de la Chine, de sorte que seule la Bible pouvait continuer d’éclairer.
Les chronologistes européens cherchaient donc à faire rentrer les histoires chinoises dans les limites chronologiques ainsi définies.
Juan Gonzales de Mendoza, Histoire du grand royaume de la Chine, situé aux Indes orientales, divisée en deux parties, Chapitre III, Paris, Du Fossé, 1589, p. 4. « C’est une chose tenue pour certaine entre les habitants dudit royaume que les premiers qui l’ont habité et fondé ç’ont été les neveux de Noé, esquels après avoir voyagé depuis le pays d’Arménie, auquel lieu après déluge universel vint s’arrêter l’arche, dans laquelle Dieu sauva leur aïeul Noé des ondes du ciel, et ayant cherché terre qui leur pût plaire, ils n’en trouvèrent aucune, où il y eût telle fertilité ni si bon air qu’en ce dit royaume ».
Il fallait bien ne placer Fo-Hi et le commencement des temps historiques de la Chine qu’après le Déluge. Le P. Martini fait remarquer que cette difficulté est levée si on adopte une autre chronologie autorisée (les Septante font remonter le déluge en 2 954 ; et ensuite l’Art de vérifier les dates, d’après une combinaison du texte hébreu et samaritain, l’a reporté jusqu’en 3 308). Quant aux temps antérieurs à Fo-Hi, Martini tente de préserver les historiens chinois en resserrant le temps par le principe des dynasties de royautés simultanées. Voir sur ce point Hazard Paul, La crise de la conscience européenne, Paris, Gallimard, 1968, p. 65-66. Mais comme cette antiquité reste toujours antédiluvienne, il suppose qu’il a pu rester dans la haute Asie, même après le déluge, quelque tradition obscure des événements et des personnages qui l’ont précédé. Martini ne s’en inquiète pas, car la foi ne lui semble pas en cause. Mais d’autres, voyant reconnaître l’autorité de la chronologie chinoise jusqu’à Fo-Hi, et placer ce personnage plus de 600 ans avant l’époque où l’on plaçait alors généralement la dispersion des langues et le repeuplement du monde, et admettre encore une antiquité au-delà, opposaient cette histoire à celle des Juifs.
Les européens procédaient aussi à une critique du mode de comptabilité des années chez les Chinois. Sur la manière chinoise de supputer les temps, voir Martini Martino, Histoire de la Chine, p. 23. « On n’a point encore parlé de leur manière de supputer les temps, et les années, parce qu’ils doutent eux-mêmes de tout ce qui se dit de ces premiers siècles : en effet leurs Annales sont remplies de grandes absurdités, tant à l’égard du long âge des hommes, que de la durée des règnes de leurs souverains ; et si l’on ajoutait foi à leurs historiens, il faudrait nécessairement croire que la naissance du monde a précédé le Déluge de plusieurs milliers d’années, comme on l’a déjà remarqué. Il est vrai qu’ils tiennent pour indubitable la suite de leur chronologie, depuis le règne de leur premier empereur, et qu’il n’y a point de nation sur la terre qui se soit autant appliquée que les Chinois, et qui soit si bien instruite dans la connaissance des temps : ils en sont redevables aux soins que leurs souverains ont toujours eus, et qu’ils ont encore, de choisir les plus savants d’entre leurs philosophes pour faire l’histoire de leurs prédécesseurs ; ce travail est brigué par les plus habiles de l’État comme un emploi très honorable. Chaque empereur nomme celui qui doit écrire tout ce qui s’est passé sous le dernier règne ; et lui défend la dissimulation et la flatterie ; c’est pas ce moyen que leur histoire est écrite d’un style tellement uniforme qu’on la croirait composée par un seul auteur. »
Ibid., p. 25. « On peut croire avec assez d’apparence que tout ce qu’on vient de voir est arrivé auparavant le Déluge, et d’autant plus que les Chinois en parlent eux-mêmes de ces choses qu’avec beaucoup d’incertitude. Il est constant que leur pays était peuplé avant que toute la terre eût été inondée. Il est bien difficile de savoir comment ils ont conservé la mémoire du passé, à moins que quelqu’un des descendants de Noé ne les en eût instruits, ou qu’une idée confuse ne leur en fût restée par tradition, à laquelle les historiens trop passionnés pour leur pays, ont ajouté ou diminué suivant de fausses conjectures, pour donner plus de relief à l’origine de la nation jusqu’alors inconnue. Chacun suivra librement là-dessus ce qui lui paraîtra ce plus vraisemblable ».
Le problème continuera de susciter l’attention des chronologistes ; par la suite, dans les Lettres édifiantes et curieuses des jésuites, éd. Vissière, Garnier-Flammarion, 1979, p. 385 sq., le P. Parennin, du 20 septembre 1740, n’admet pas le parallèle de l’Égypte et de la Chine, et admet la nécessité d’allonger la chronologie hébraïque : p. 393.
Pascal a moins de complaisance que Martini pour les Chinois. Il pense pouvoir régler le problème d’un mot en prouvant qu’elles ne sont pas fiables. On voit que les livres dont il disposait lui permettaient de soutenir que si les chronologies chinoises conduisaient à la conclusion qu’avant que Dieu créât le monde, les Chinois étaient déjà là, il n’était pas nécessaire de leur accorder un caractère historique, puisqu’eux-mêmes considéraient les temps antérieurs à Fo-Hi comme purement légendaires. Reste qu’il n’en est demeuré qu’à une première étude du problème, et que si sa santé le lui avait permis, il aurait dû entrer dans l’étude d’un problème difficile, pour lequel la documentation nécessaire n’était pas encore vraiment disponible de son temps.
Toutefois le présent fragment montre que son attitude est moins superficielle qu’il ne semble, et que l’axe principal de son argumentation était déjà assez bien déterminé.
La règle qu’il s’impose consiste à ne partir que de ce qu’il trouve d’incontestable, même par des ennemis de la religion chrétienne. C’est ce critère qui conduit Pascal a récuser les histoires de la Chine, en raison de leur incertitude, commune du reste à toutes les religions païennes. Voir le fragment Preuves par les Juifs IV (Laf. 454, Sel. 694). Je vois la religion chrétienne fondée sur une religion précédente, où voici ce que je trouve d’effectif.
Je ne parle point ici des miracles de Moïse, de J.-C. et des apôtres, parce qu’ils ne paraissent pas d’abord convaincants et que je ne veux que mettre ici en évidence tous les fondements de cette religion chrétienne qui sont indubitables, et qui ne peuvent être mis en doute par quelque personne que ce soit.
Il est certain que nous voyons en quelques endroits du monde, un peuple particulier séparé de tous les autres peuples du monde qui s’appelle le peuple juif. Je vois donc des faiseurs de religions en plusieurs endroits du monde et dans tous les temps, mais ils n’ont ni la morale qui peut me plaire, ni les preuves qui peuvent m’arrêter, et qu’ainsi j’aurais refusé également, et la religion de Mahomet et celle de la Chine et celle des anciens Romains et celle des Égyptiens par cette seule raison que l’une n’ayant point plus de marques de vérité que l’autre, ni rien qui me déterminât nécessairement. La raison ne peut pencher plutôt vers l’une que vers l’autre.
Le problème est posé en termes de crédibilité, c’est-à-dire d’autorité. Comme dans toutes les matières historiques, Pascal suit les règles qu’il a lui-même formulées dans la Préface au traité du vide : il faut recourir aux documents établis par les témoins directs des faits et comparer le degré de confiance qu’ils méritent chacun.
De cette incertitude, Pascal conclut qu’un examen rigoureux s’impose, particulièrement dans des matières où règne une aussi profonde obscurité que les temps des origines du monde.
Laf. 822, Sel. 663. Histoire de la Chine.
Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger.
(Lequel est le plus croyable des deux, Moïse ou la Chine ?)
Il n’est pas question de voir cela en gros ; je vous dis qu’il y a de quoi aveugler et de quoi éclaircir.
Par ce mot seul je ruine tous vos raisonnements ; mais la Chine obscurcit, dites-vous. Et je réponds : la Chine obscurcit, mais il y a clarté à trouver. Cherchez-la.
Ainsi tout ce que vous dites fait à un des desseins et rien contre l’autre. Ainsi cela sert et ne nuit pas.
Il faut donc voir cela en détail. Il faut mettre papiers sur table.
Pascal raisonne ici selon les catégories de la Préface au Traité du vide. L’histoire est une discipline de mémoire, dont les principes sont les documents établis par les auteurs qui ont été témoins des événements qu’ils rapportent. Seuls sont réellement dignes de confiance ceux qui ont eu un contact direct avec les faits, et qui en ont établi un rapport exact et sincère, ou conforme aux exigences d’un récit officiel. Les auteurs qui n’ont pas assisté aux événements qu’ils racontent ne méritent pas la même confiance, sauf si l’on peut établir un lien très étroit entre eux et leurs sources directes. Le cas des Juifs est satisfaisant sous cet aspect : l’auteur qui rapporte les événements de la genèse et les premiers âges du peuple juif, Moïse auteur du Pentateuque, a rapporté sa propre histoire fidèlement et sans intérêt propre. Mais surtout, il se place au bout de la chaîne de la tradition héréditaire, qui en fait un auteur quasi contemporain des premiers temps du monde.
« Dans les matières où l’on recherche seulement de savoir ce que les auteurs ont écrit, comme dans l’histoire, dans la géographie, dans la jurisprudence, dans les langues [...] et surtout dans la théologie, et enfin dans toutes celles qui ont pour principe, ou le fait simple, ou l’institution divine ou humaine, il faut nécessairement recourir à leurs livres, puisque tout ce que l’on en peut savoir y est contenu : d’où il est évident que l’on peut en avoir la connaissance entière, et qu’il n’est pas possible d’y rien ajouter.
S’il s’agit de savoir qui fut premier roi des français, en quel lieu les géographes placent le premier méridien, quels mots sont usités dans une langue morte, et toutes les choses de cette nature, quels autres moyens que les livres pourraient nous y conduire ? Et qui pourra rien ajouter de nouveau à ce qu’ils nous en apprennent, puisqu’on ne veut savoir que ce qu’ils contiennent ?
C’est l’autorité seule qui nous en peut éclaircir. Mais où cette autorité a la principale force, c’est dans la théologie, parce qu’elle y est inséparable de la vérité, et que nous ne la connaissons que par elle : de sorte que pour donner la certitude entière des matières les plus incompréhensibles à la raison, il suffit de les faire voir dans les livres sacrés, comme, pour montrer l’incertitude des choses les plus vraisemblables, il faut seulement faire voir qu’elles n’y sont pas comprises ; parce que ses principes sont au-dessus de la nature et de la raison, et que, l’esprit de l’homme étant trop faible pour y arriver par ses propres efforts, il ne peut parvenir à ces hautes intelligences s’il n’y est porté par une force toute-puissante et surnaturelle.
Il n’en est pas de même des sujets qui tombent sous les sens ou sous le raisonnement : l’autorité y est inutile ; la raison seule a lieu d’en connaître. Elles ont leurs droits séparés : l’une avait tantôt tout l’avantage ; ici l’autre règne à son tour. »
Shiokawa Tetsuya, “L’autorité”, in Entre foi et raison : l’autorité, Études pascaliennes, p. 47-59. Dans les domaines où les données sont des faits uniques dans le temps ou l’espace, ou bien des institutions qui ont pour origine de tels faits, comme les faits et les institutions ne sont pas fondés directement sur la nature des choses, s’ils se sont produits dans un temps passé ou dans un lieu lointain, ils ne tombent ni sous les sens ni sous le raisonnement, et il faut bien recourir, pour les connaître, au rapport des témoins qui les ont vus de leurs propres yeux. Le recours aux livres est indispensable. La question qui se pose est alors celle de savoir ce qui garantit la vérité du récit rapporté dans un livre ; c’est là que Pascal invoque l’autorité. L’autorité n’est donc pas un pouvoir tyrannique qui exige l’obéissance aveugle. En revanche, comme Pascal l’écrit plus bas, Toute histoire qui n’est pas contemporaine est suspecte (Preuves par discours III - Laf. 436, Sel. 688).
Prigent Jean, “La réflexion pascalienne sur les principes”, Mélanges de littérature française offerts à M. René Pintard, Strasbourg, Centre de Philologie et de littérature romanes, Klincksieck, Paris, 1975, p. 117-128. Le témoignage dans les matières d’autorité.
Les histoires de Mexico, des cinq soleils, dont le dernier est il n’y a que huit cents ans.
Pascal suit sans doute Montaigne sur ce point, Essais, III, 6, Des coches, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 958-959.
« Ceux du Royaume de Mexico étaient aucunement plus civilisez, et plus artistes, que n’étaient les autres nations de là. Aussi jugeaient-ils, ainsi que nous, que l’univers fût proche de sa fin : et en prindrent pour signe la désolation que nous y apportâmes. Ils croyaient que l’être du monde se départ en cinq âges, et en la vie de cinq soleils consécutifs, desquels les quatre avoient déjà fourni leurs temps, et que celui qui leur éclairait, était le cinquième. Le premier périt avec toutes les autres créatures, par universelle inondation d’eaux. Le second, par la chute du ciel sur nous, qui étouffa toute chose vivante : auquel âge ils assignent les géants, et en firent voir aux Espagnols des ossements, à la proportion desquels, la stature des hommes revenait à vingt paumes de hauteur. Le troisième, par feu, qui embrasa et consuma tout. Le quatriennal, par une émotion d’air, et de vent, qui abattit jusques à plusieurs montagnes : les hommes n’en moururent point, mais ils furent changés en magots (quelles impressions ne souffre la lâcheté de l’humaine créance !) Après la mort de ce quatrième Soleil, le monde fut vingt-cinq ans en perpétuelles ténèbres : Au quinzième desquels fut créé un homme, et une femme, qui refirent l’humaine race : dix ans après, à certain de leurs jours, le Soleil parut nouvellement créé : et commence depuis, le compte de leurs années par ce jour là. Le troisième jour de sa création, moururent les Dieux anciens : les nouveaux sont nés depuis du jour à la journée. Ce qu’ils estiment de la manière que ce dernier Soleil périra, mon auteur n’en a rien appris. Mais leur nombre de ce quatrième changement, rencontre à cette grande conjonction des astres, qui produisit il y a huit cens tant d’ans, selon que les Astrologiens estiment, plusieurs grandes altérations et nouvelletés au monde. »
Montaigne lui-même suit l’Histoire générale des Indes, II, LXXV, f° 158-159, de Lopez de Gomara. François Lopez de Gomara, né en 1510 à Séville, enseigna la rhétorique à Alcala ; il était versé dans l’histoire ancienne et moderne, et publia en 1558 la Primera, segunda y tercera parte de la historia general de las Indias con la conquista del Mexico y de la Nueava España, qui fut traduite en français en 1606. Montaigne s’inspire du passage suivant :
« L’an de ces Mexiquains est de trois cent soixante jours, lesquels sont départis en 18 mois en comptant vingt jours pour chaque mois. Outre ces jours ils en mettent cinq à part comme intercalaires, durant lesquels ils célèbrent de grandissimes fêtes, esquelles avec grande dévotion ils font des sacrifices horribles [...]. Avec ce compte si ne laissaient ils pas à faillir, parce qu’il ne revenait point à la certitude du cours du Soleil, même l’an des chrétiens. Encore qu’il soit et ait été parmi nous grand nombre d’astrologues, faut en beaucoup de jours. Si est-ce toutefois que ces habitants pour leur barbarie n’étaient guère éloignés su but certain, et se conformeraient assez bien pour ce regard avec les autres nations. Par ces ans ils comptaient leurs cinq Soleils que nous dirions cinq âges : et suivant leur calcul ils croient que depuis la création du monde il y ait 4 Soleils passés sans cestui. Ils disent que le premier Soleil se perdit par eau, durant lequel les hommes et toutes choses créées se noyèrent ; que le second périt tombant de ciel sur la terre, par laquelle chute tout le peuple, et toute chose vivante fut assommée disant que durant cet âge vivaient les géants amènent pour témoignage des grands ossements que nos Espagnols trouvaient en terre, fouillant par les mines et sépultures : la mesure et proportion desquels montrait évidemment la hauteur de ces géants avoir été de vingt paumes. Quant au tiers Soleil, ils disent icelui avoir été consommé par le feu, ce monde brûlant par longues années, durant lesquelles tout le genre humain et tous les animaux furent enflambés ; et que le quatrième prit fin par l’air, étant le vent si fort et si violent, que tous les édifices, arbres et rochers tombèrent par terre ; mais que les hommes ne moururent point, et qu’ils furent seulement convertis en singes. Quant au cinquième Soleil, lequel a de présent son cours, ils ne content point en quelle façon ils doivent périr, mais ils racontent que lorsque le quatrième Soleil prit fin, tout le monde fut obscurci, et demeura en telles ténèbres, l’espace de vingt-cinq ans continuels, et qu’au quinzième d’iceux, les Dieux formèrent un homme et une femme, lesquels incontinent eurent des enfants, et que dix ans après le Soleil apparut fraîchement créé et formé le jour qu’en leur langue ils surnomment du Connil. En mémoire de quoi ils commencent le compte de leurs ans par ce jour, et par telle figure que comptant maintenant jusques à l’an mille cinq cent cinquante et deux, leur compte servit pour ce cinquième Soleil, ou âge huit cent cinquante huit. Par là on peut voir qu’il y a longtemps qu’ils usent de ces écritures figurées et peintures : et si disent qu’ils ne les ont point seulement depuis ce Tochli, qui est le nom du premier ans, du premier mois, et du premier jour de ce cinquième Soleil : mais que leurs prédécesseurs en usaient d’autres durant leurs quatre autres Soleils, lesquelles avaient été perdues comme aussi toutes choses devaient être nouvelles à l’avènement d’un nouveau Soleil. Aussi disent-ils que trois jours après que ce cinquième Soleil apparut, les dieux qui étaient auparavant moururent, et que depuis ceux lesquels présentement ils adoraient, étaient nés. Ce qui servait d’un grand argument à nos moines et religieux, lesquels s’emploient à les réduire et convertir à notre sainte foi ».
Différence d’un livre reçu d’un peuple, ou qui forme un peuple.
Sur la leçon qui forme, voir la Copie C1 de Preuves par discours III (Laf. 436, Sel. 688), où la première leçon retenue par le copiste, savoir que, est corrigée ensuite par une autre main par qui. Cette leçon suppose que le livre constitue l’unité des hommes au sein d’un peuple. La Bible est le livre par lequel Dieu fait alliance avec Abraham, et par conséquent constitue le peuple. La Bible n’est pas seulement un livre d’histoire, elle est constituante, alors que les autres livres ne sont des récits mythiques. C’est aussi un livre qui formule les lois spécifiques d’un peuple (Deutéronome). Mais ce ne sont pas les lois qui forment le peuple, mais l’alliance avec Dieu qui a choisi son peuple.
Preuves par discours III (Laf. 436, Sel. 688). Antiquité des Juifs. Qu’il y a de différence d’un livre à un autre ! Je ne m’étonne pas de ce que les Grecs ont fait l’Iliade, ni les Egyptiens et les Chinois leurs histoires. Il ne faut que voir comment cela est né. Ces historiens fabuleux ne sont pas contemporains des choses dont ils écrivent. Homère fait un roman, qu’il donne pour tel et qui est reçu pour tel ; car personne ne doutait que Troie et Agamemnon n’avaient non plus été que la pomme d’or. Il ne pensait pas aussi à en faire une histoire, mais seulement un divertissement ; il est le seul qui écrit de son temps, la beauté de l’ouvrage fait durer la chose : tout le monde l’apprend et en parle ; il la faut savoir, chacun la sait par cœur. Quatre cents ans après, les témoins des choses ne sont plus vivants ; personne ne sait plus par sa connaissance si c’est une fable ou une histoire : on l’a seulement appris de ses ancêtres, cela peut passer pour vrai.
Toute histoire qui n’est pas contemporaine est suspecte ; ainsi les livres des sibylles et de Trismégiste, et tant d’autres qui ont eu crédit au monde, sont faux et se trouvent faux à la suite des temps. Il n’en est pas ainsi des auteurs contemporains.
Il y a bien de la différence entre un livre que fait un particulier, et qu’il jette dans le peuple, et un livre qui fait lui-même un peuple. On ne peut douter que le livre ne soit aussi ancien que le peuple.
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 472. Ce texte signifie qu’aux yeux de Pascal, il exista des documents, ou au moins une tradition orale soigneusement conservée, dès l’époque des Patriarches. Moïse aurait le premier retranscrit ou mis par écrit ces documents ou cette tradition. Les premiers textes de la Bible, qui émanent du peuple tout entier, sont contemporains des premiers Hébreux. Voir surtout p. 475-476. Un peuple de frères. L’idée de peuple, chez les Juifs, enferme le sentiment d’une étroite fraternité entre tous. Voir le fragment Preuves par les Juifs I (Laf. 451, Sel. 691). Avantages du peuple juif. Dans cette recherche le peuple juif attire d’abord mon attention par quantité de choses admirables et singulières qui y paraissent. Je vois d’abord que c’est un peuple tout composé de frères, et au lieu que tous les autres sont formés de l’assemblage d’une infinité de familles, celui-ci quoique si étrangement abondant est tout sorti d’un seul homme, et étant ainsi tous une même chair et membres les uns des autres, composent un puissant état d’une seule famille, cela est unique. Cette famille ou ce peuple est le plus ancien qui soit en la connaissance des hommes, ce qui me semble lui attirer une vénération particulière. Et principalement dans la recherche que nous faisons, puisque si Dieu s’est de tout temps communiqué aux hommes, c’est à ceux-ci qu’il faut recourir pour en savoir la tradition. Ce qui fait le peuple juif, ce sont la cohésion, les sentiments de solidarité et d’unicité de leur race, par le souvenir perpétuel de la paternité d’Abraham. Voir sur ce sujet le dossier thématique sur Le peuple juif.
Pour approfondir…
Contrairement à celle de l’État, qui a donné lieu à de nombreuses études, la notion de peuple chez Pascal (entendue au sens d’un groupe humain uni par une solidarité spirituelle, et non au sens de l’expression opinions du peuple saines) ne semble pas avoir fait pour elle-même l’objet d’analyses approfondies. On trouvera des indications dans les ouvrages suivants.
Pour une réflexion politique étendue aux autres peuples, on peut consulter le chapitre que Christian Lazzeri consacre à la formation de l’État selon Pascal, dans son ouvrage Force et justice dans la politique de Pascal, Paris, P. U. F., 1093, p. 56 sq., qui compare les positions de Grotius, Hobbes et Pascal. C. Lazzeri montre que c’est faute de pouvoir trouver en eux les mêmes sentiments de solidarité qui unissent les Juifs, que les autres peuples doivent constituer leur société sur la concupiscence.
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Voir Port-Royal et le peuple d’Israël, Chroniques de Port-Royal, 53, Paris, Bibliothèque Mazarine, 2004.
Ferreyrolles Gérard, Pascal et la raison du politique, Paris, Presses Universitaires de France, 1984, p. 93 sq.
Justice et force. Politiques au temps de Pascal, Paris, Klincksieck, 1996.
L’opuscule de Bernadette Marie Delamarre, Pascal et la cité des hommes, Paris, Ellipses, 2001, donne une brève synthèse du problème politique, mais le cas du peuple juif y brille par son absence.