Géométrie-Finesse I – Papier original : RO 213-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 82 p. 317-317 v°  / C2 : p. 401

Éditions de Port-Royal : Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janvier 1670 p. 318-319 et 338 /

1678 n° 1, 2 p. 313-314 et n° 33 p. 332

Éditions savantes : Faugère I, 250, XI ; I, 186, XXIII ; I, 152 / Havet VII.20, 1 et 2 / Michaut 450 à 451 / Brunschvicg 49, 7 et 2 / Tourneur p. 62 / Le Guern 465 / Lafuma 509 à 511 (série XXI) / Sellier 669

 

 

 

 

 

Dans l’édition de Port-Royal

 

Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janvier 1670 p. 318-319 et 338 / 1678 n° 1, 2 p. 313-314 et n° 33 p. 332

       

 

Différences constatées par rapport au manuscrit original

 

Ed. janvier 1670 1

Transcription du manuscrit

 

33.  Il y en a qui masquent toute la nature. Il n’y a point de Roi parmi eux, mais un auguste Monarque ; point de Paris, mais une capitale du Royaume. Il y a des endroits où il faut appeler Paris, Paris ; et d’autres où il faut l’appeler capitale du Royaume. 2

 

1.  À mesure qu’on a plus d’esprit, on trouve qu’il y a plus d’hommes originaux. Les gens du commun ne trouvent pas de différence entre les hommes.

 

 

2.  On peut avoir le sens droit, et n’aller pas également à toutes choses ; car il y en a qui l’ayant droit dans un certain ordre de choses, s’éblouissent dans les autres. Les uns tirent bien les conséquences de peu de principes. Les autres tirent bien les conséquences des choses où il y a beaucoup de principes. Par exemple, les uns comprennent bien les effets de l’eau, en quoi il y a peu de principes, mais dont les conséquences sont si fines, qu’il n’y a qu’une grande pénétration qui puisse y aller ; et ceux-là ne seraient peut-être pas grands géomètres ; parce que la Géométrie comprend un grand nombre de principes, et qu’une nature d’esprit peut être telle, qu’elle puisse bien pénétrer peu de principes jusqu’au fond, et qu’elle ne puisse pénétrer les choses où il y a beaucoup de principes.

 

 

 

Il y a donc deux sortes d’esprits, l’un de pénétrer vivement et profondément les conséquences des principes, et c’est là l’esprit de justesse : l’autre de comprendre un grand nombre de principes sans les confondre, et c’est là l’esprit de Géométrie. L’un est force et droiture d’esprit, l’autre est étendue d’esprit. Or l’un peut être sans l’autre, l’esprit pouvant être fort et étroit, et pouvant être aussi étendu et faible.

 

[Géométrie-Finesse II - 1 - Laf. 512, Sel. 670] 3

 

 

Masquer la nature et la déguiser : plus de roi, de pape, d’évêque, mais « auguste monarque », etc. Point de Paris, « capitale du royaume ».

Il y a des lieux où il faut appeler Paris, Paris, et d’autres où il la faut appeler capitale du royaume.

 

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À mesure qu’on a plus d’esprit, on trouve qu’il y a plus d’hommes originaux. Les gens du commun ne trouvent point de différence entre les hommes.

 

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Diverses sortes de sens droit : les uns dans un certain ordre de choses, et non dans les autres ordres, où ils extravaguent.

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Les uns tirent bien les conséquences de peu de principes, et c’est une droiture de sens.

Les autres tirent bien les conséquences des choses où il y a beaucoup de principes.

Par exemple, les uns comprennent bien les effets de l’eau, en quoi il y a peu de principes ; mais les conséquences en sont si fines qu’il n’y a qu’une extrême droiture d’esprit qui y puisse aller. Et ceux‑là ne seraient peut‑être pas pour cela grands géomètres, parce que la géométrie comprend un grand nombre de principes, et qu’une nature d’esprit peut être telle qu’elle puisse bien pénétrer peu de principes jusqu’au fond, et qu’elle ne puisse pénétrer le moins du monde les choses où il y a beaucoup de principes.

Il y a donc deux sortes d’esprits : l’une, de pénétrer vivement et profondément les conséquences des principes, et c’est là l’esprit de justesse ; l’autre, de comprendre un grand nombre de principes sans les confondre, et c’est là l’esprit de géométrie. L’un est force et droiture d’esprit, l’autre est amplitude d’esprit. Or l’un peut bien être sans l’autre, l’esprit pouvant être fort et étroit, et pouvant être aussi ample et faible.

 

 

 

1 Conventions : rose = glose des éditeurs ; vert = correction des éditeurs ; marron = texte non retenu par les éditeurs.

2 Ces deux phrases ont été ajoutée dans l’édition de 1678 à la demande d’Étienne Périer (voir la Copie C1).

3 « Il y a beaucoup de différence entre l’esprit de Géométrie et l’esprit de finesse. En l’un les principes sont palpables, mais éloignés de l’usage commun, de sorte qu’on a peine à tourner la tête de ce côté-là manque d’habitude ; mais pour peu qu’on s’y tourne on voit les principes à plein ; et il faudrait avoir tout à fait l’esprit faux pour mal raisonner sur des principes si gros qu’il est presque impossible qu’ils échappent. Mais dans l’esprit de finesse les principes sont dans l’usage commun, et devant les yeux de tout le monde. On n’a que faire de tourner la tête ni de se faire violence. Il n’est question que d’avoir bonne vue : mais il faut l’avoir bonne ; car les principes en sont si déliés et en si grand nombre, qu’il est presque impossible qu’il n’en échappe. Or l’omission d’un principe mène à l’erreur : ainsi il faut avoir la vue bien nette, pour voir tous les principes ; et ensuite l’esprit juste, pour ne pas raisonner faussement sur des principes connus. Tous les géomètres seraient donc fins, s’ils avaient la vue bonne ; car ils ne raisonnent pas faux sur les principes qu’ils connaissent : et les esprits fins seraient géomètres, s’ils pouvaient plier leur vue vers les principes inaccoutumés de Géométrie. Ce qui fait donc que certains esprits fins ne sont pas géomètres, c’est qu’ils ne peuvent du tout se tourner vers les principes de Géométrie : mais ce qui fait que des géomètres ne sont pas fins, c’est qu’ils ne voient pas ce qui est devant eux, et qu’étant accoutumés aux principes nets et grossiers de Géométrie, et à ne raisonner qu’après avoir bien vu et manié leurs principes, ils se perdent dans les choses de finesse, où les principes ne se laissent pas ainsi manier. On les voit à peine : on les sent plutôt qu’on ne les voit : on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d’eux-mêmes : ce sont choses tellement délicates et si nombreuses, qu’il faut un sens bien délicat et bien net pour les sentir, et sans pouvoir le plus souvent les démontrer par ordre comme en Géométrie, parce qu’on n’en possède pas ainsi les principes, et que ce serait une chose infinie de l’entreprendre. Il faut tout d’un coup voir la chose d’un seul regard, et non par progrès de raisonnement, au moins jusqu’à un certain degré. Et ainsi il est rare que les géomètres soient fins, et que les fins soient géomètres ; à cause que les géomètres veulent traiter géométriquement les choses fines, et se rendent ridicules, voulant commencer par les définitions, et ensuite par les principes, ce qui n’est pas la manière d’agir en cette sorte de raisonnement. Ce n’est pas que l’esprit ne le fasse ; mais il le fait tacitement, naturellement, et sans art ; car l’expression en passe tous les hommes, et le sentiment n’en appartient qu’à peu. Et les esprits fins au contraire ayant ainsi accoutumé de juger d’une seule vue, sont si étonnés quand on leur présente des propositions où ils ne comprennent rien, et où pour entrer il faut passer par des définitions et des principes stériles et qu’ils n’ont point accoutumé de voir ainsi en détail, qu’ils s’en rebutent et s’en dégoûtent. Mais les esprit faux ne sont jamais ni fins ni géomètres. Les géomètres qui ne sont que géomètres ont donc l’esprit droit, mais pourvu qu’on leur explique bien toutes choses par définitions et par principes ; autrement ils sont faux et insupportables ; car ils ne sont droits que sur les principes bien éclaircis. Et les fins qui ne sont que fins ne peuvent avoir la patience de descendre jusqu’aux premiers principes des choses spéculatives et d’imagination qu’ils n’ont jamais vues dans le monde et dans l’usage. »

 

Commentaire

 

Le premier texte repose sur un contresens : les éditeurs ont cru que Pascal s’en prenait aux personnes qui masquent la nature, alors que Pascal compare les deux expressions masquer la nature et déguiser la nature. Ils ont pris pour une critique de la vanité humaine ce qui est en réalité chez Pascal une observation d’ordre rhétorique sur les idées accessoires attachées à certains mots. L’addition Il y en a qui…, et la transformation de l’infinitif masquer en une forme personnelle (masquent) ne sont pas justifiés par l’original. L’auteur de la transformation n’a visiblement pas compris l’importance du verbe déguiser, qui s’oppose à masquer.