Pensées diverses I – Fragment n° 10 / 37 – Papier original : RO 142-4
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 93 p. 335 / C2 : p. 287
Éditions savantes : Faugère I, 213, CXII / Havet XXIV.91 / Brunschvicg 303 / Tourneur p. 76-2 / Le Guern 477 / Lafuma 554 (série XXIII) / Sellier 463
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Bibliographie ✍
FERREYROLLES Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Champion, 1995. |
✧ Éclaircissements
Brunschvicg, GEF XIII, p. 226-227, écrit en note : « Nous introduisons dans ce fragment des tirets que les éditeurs précédents ont jugés inutiles ; mais comme ils n’ont pas expliqué la pensée de Pascal, nous ne savons quel sens ils lui donnaient. La seconde phrase nous semble en contradiction à la fois avec celle qui précède et avec celle qui suit : il faut donc qu’elle soit une objection à la première affirmation, objection à laquelle il est ensuite répondu ». De sorte que le fragment, expliqué ainsi, prend la forme d’un dialogue :
A : La force est la reine du monde et non pas l’opinion.
B (objection) : Mais l’opinion est celle qui use de la force.
A (réponse à l’objection) : C’est la force qui fait l’opinion. La mollesse est belle selon notre opinion. Pourquoi ? parce que qui voudra danser sur la corde sera seul, et je ferai une cabale plus forte de gens qui diront que cela n’est pas beau.
Il est préférable de considérer ce fragment sous l’angle de la raison des effets. La présentation du manuscrit permet de distinguer un effet paradoxal, proposé dans la partie de gauche, et la raison de cet effet dans la partie de droite.
La force est la reine du monde, et non pas l’opinion. Mais l’opinion est celle qui use de la force.
Ce premier paragraphe énonce déjà un premier paradoxe.
Voir Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78). Le fragment Imagination fait de l’opinion la reine du monde, d’après le titre du livre inconnu dell’opinone regina del mondo : Je voudrais de bon cœur voir le livre italien dont je ne connais que le titre, qui vaut lui seul bien des livres, dell’opinone regina del mondo. J’y souscris sans le connaître, sauf le mal s’il y en a.
Pascal semble prend ici le contrepied de ce qu’il a écrit dans Imagination. Ce n’est pas l’opinion, quoi que l’on pense, qui est la reine du monde, mais la force.
C’est déjà un paradoxe. Il faut sans doute entendre ce verbe user selon la distinction augustinienne entre uti et frui : user d’une chose, c’est la faire servir à l’avantage ou à la réalisation d’une autre chose, qui lui tient lieu de fin. Si la force est la reine du monde, elle doit logiquement user de tout le reste, et en particulier de l’opinion. Or Pascal note que, tout au contraire, c’est l’opinion qui use d’elle.
Il y a là un effet, c’est-à-dire un fait paradoxal qui demande explication. En fait, le fragment Vanité 31 appartient à la liasse Vanité, à laquelle succède bientôt Raisons des effets : Pascal prend ici ses distances par rapport à l’idée formulée dans le titre italien, et tente de dévoiler le fondement de ce paradoxe.
C’est la force qui fait l’opinion. La mollesse est belle selon notre opinion. Pourquoi ? parce que qui voudra danser sur la corde sera seul, et je ferai une cabale plus forte de gens qui diront que cela n’est pas beau.
Mollesse : faiblesse du corps et de l’esprit. Sur l’idée de faiblesse chez Pascal, voir le fragment Raisons des effets 15 (Laf. 96, Sel. 130).
Pourquoi la mollesse est-elle « belle » dans l’opinion générale ?
C’est que les choses difficiles ne sont pas à la portée de tous. Pascal prend la danse sur la corde comme symbole d’une activité difficile et dangereuse, s’inspirant de la formule d’Épictète, Les Propos d’Épictète, translatés du grec par Arrian auteur grec son disciple, Translatés du grec en français par F. Jean de Saint François, dit le P. Goulu, religieux feuillantin, III, 12, Paris, J. de Heuqueuilles, 1630, p. 358-359 : « Il ne faut pas que nos exercices soient contre la nature, ni étranges et admirables, autrement nous autres philosophes ne différerons en rien de ces imposteurs et enchanteurs. C’est chose difficile de danser sur une corde, et non seulement difficile, mais aussi hasardeuse. Pour cela faut-il que nous nous exercions à danger sur la corde [...] : car tout ce qui est difficile et hasardeux n’est pas pourtant propre à l’exercice. Mais il faut travailler à ce qui est utile et profitable à son sujet et à son intention ».
La réflexion de Pascal s’élève à la raison de cette observation simpliste. L’art difficile de danser sur la corde n’est pas à la portée de tout le monde. Plusieurs fragments montrent que c’est aussi le cas d’autres activités que leur difficulté met hors de portée du vulgaire.
Raisons des effets 15 (Laf. 96, Sel. 130). Raison des effets. La faiblesse de l’homme est la cause de tant de beautés qu’on établit, comme de savoir bien jouer du luth n’est un mal qu’à cause de notre faiblesse.
Raisons des effets 7 (Laf. 88, Sel. 122). C’est l’effet de la force, non de la coutume, car ceux qui sont capables d’inventer sont rares. Les plus forts en nombre ne veulent que suivre et refusent la gloire à ces inventeurs qui la cherchent par leurs inventions. Et s’ils s’obstinent à la vouloir obtenir et à mépriser ceux qui n’inventent pas, les autres leur donneront des noms ridicules, leur donneraient des coups de bâton. Qu’on ne se pique donc pas de cette subtilité ou qu’on se contente en soi‑même.
Le raisonnement suit la même voie dans tous ces fragments. Qu’il s’agisse de l’art de la danse acrobatique, de la virtuosité musicale ou de la recherche scientifique, la faiblesse des hommes les rend incapables d’atteindre à ces pratiques difficiles. Ces personnes, qui sont en grand nombre, ont tout intérêt à déprécier ces activités qui les dépassent. Par conséquent c’est bien la faiblesse et l’incapacité des hommes, comme le dit le fragment Raisons des effets 15 (Laf. 96, Sel. 130), qui détermine l’opinion des hommes.
Mais ces personnes s’unissent aussi en une cabale pour dénigrer et discréditer ces activités dont seuls sont capables quelques individus de grand talent, mais nécessairement isolés. Par conséquent, c’est leur force, qui est celle de la majorité lorsqu’ils s’unissent, qui prévaut contre les inventeurs et les hommes de talent : selon Raisons des effets 7 (Laf. 88, Sel. 122), les plus forts en nombre ne veulent que suivre et refusent la gloire à ces inventeurs qui la cherchent par leurs inventions. On dit que bien jouer du luth est un mal, que l’art de danser sur la corde n’est pas « beau », et on donne « des noms ridicules » et « des coups de bâton » aux savants qui, comme Archimède, donnent au monde leurs inventions. Et c’est bien en ce sens la force qui détermine l’opinion.
Il n’y a pas de contradiction entre ces deux fragments, car la faiblesse est celle des hommes pris distributivement lorsqu’ils sentent leur incapacité, alors que la force est celle de la société prise collectivement lorsqu’elle jette le discrédit sur les personnes capables d’inventer ou de pratiquer un art avec virtuosité.
Le présent fragment fait cependant un pas de plus dans cette réflexion complexe. Car Pascal y ajoute que s’il est vrai que la force fait l’opinion, l’opinion réciproquement s’appuie sur la force pour dominer les hommes : autrement dit elle en use.
On peut ainsi comprendre l’emploi du verbe user selon la distinction augustinienne entre uti et frui : user d’une chose, c’est la faire servir à l’avantage ou à la réalisation d’une autre chose, qui lui tient lieu de fin. Dans le cas qui nous occupe, comme c’est l’opinion hostile aux inventeurs qui suscite la coalition des hommes du vulgaire contre eux, on peut dire que, quoique la force soit reine dans l’ordre social humain, elle n’en est pas moins mise au service de l’opinion générale.
À quoi il faut cependant ajouter que Pascal ne blâme pas ici unilatéralement l’opinion commune hostile aux « inventeurs ». Le fragment Raisons des effets 7 (Laf. 88, Sel. 122) précise en effet que l’hostilité du peuple à l’égard de ces « inventeurs » est parfois l’effet du mépris qu’ils témoignent à l’égard de « ceux qui n’inventent pas » ; et Pascal conclut par un conseil de prudence et d’humilité : Qu’on ne se pique donc pas de cette subtilité ou qu’on se contente en soi‑même. Maxime qui rejoint paradoxalement certains propos du stoïcien Épictète, au terme d’une réflexion pourtant plus profonde. Peut-être faut-il voir dans cet itinéraire une de ces « gradations » dont fait état le fragment Raisons des effets 9 (Laf. 90, Sel. 124).
La mollesse est belle selon notre opinion, [...] je ferai une cabale : l’usage de la première personne n’exprime pas ici la pensée de Pascal. L’auteur exprime la pensée du peuple comme si c’était un de ses membres qui prenait la parole. Mais il est difficile d’attribuer de manière unilatérale ces expressions à une personne du peuple, qui ne dirait pas d’elle-même qu’elle trouve la mollesse belle. En fait, Pascal s’exprime comme si un habile reconstituait la manière de penser du peuple en s’exprimant comme lui. Ce jeu sur les « énonciations » rend ce bref fragment particulièrement complexe.