Pensées diverses I – Fragment n° 16 / 37 – Papier original : RO 142-7
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 94 p. 337 / C2 : p. 289
Éditions savantes : Faugère I, 222, CXLIII / Havet XXV.71 / Brunschvicg 534 / Tourneur p. 78-1 / Le Guern 483 / Lafuma 562 (série XXIII) / Sellier 469
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Bibliographie ✍
DESCOTES Dominique, “Les nombres dans les Pensées”, in Chroniques de Port-Royal, 63, Paris, 2013, p. 199-219. ERNST Pol, Les Pensées de Pascal. Géologie et stratigraphie, Paris et Oxford, Universitas et Fondation Voltaire, 1996. FORCE Pierre, Le problème herméneutique chez Pascal, Paris, Vrin,1989. MESNARD Jean, “Structures binaires et structures ternaires dans les Pensées de Pascal”, in Pascal, Pensées, Littératures classiques, n° 20, supplément 1994, Paris, Klincksieck, 1994, p. 45-57. MESNARD Jean, “La restriction ne... que dans les Pensées de Pascal”, L’Esprit et la lecture, Mélanges offerts à Jules Brody, G. Narr, Tübingen, 1991, p. 133-143. MEURILLON Christian, “Les combinaisons pascaliennes ou les avatars de la pensée ternaire”, in Équinoxe, Rinsen-Books, 6, été 1990, p. 49-68. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008. |
✧ Éclaircissements
Il n’y a que deux sortes d’hommes : les uns justes qui se croient pécheurs, les autres pécheurs qui se croient justes.
Le restriction ne… que…, associée à une bipartition ou à une tripartition est un procédé stylistique significatif chez Pascal. Voir Mesnard Jean, “La restriction ne... que dans les Pensées de Pascal”, L’Esprit et la lecture, Mélanges offerts à Jules Brody, p. 133-143.
La maxime de Pascal peut être née d’une réflexion sur la parabole du pharisien et du publicain de l’Évangile de saint Luc, XVIII, 9-14, qui, selon le commentaire de Port-Royal, « représente en général dans le caractère d’un pharisien enflé de la fausse idée de sa justice, et dans celui d’un publicain anéanti devant Dieu dans la vue de ses péchés, les sentiments qu’on doit éviter et la disposition où il faut être pour prier et pour mériter d’être exaucé dans sa prière » : « [Jésus] dit aussi cette parabole à quelques-uns qui mettaient leur confiance en eux-mêmes comme étant justes, et qui méprisaient les autres. 10. Deux hommes montèrent au temple pour y faire leur prière ; l’un était pharisien et l’autre publicain. 11. Le pharisien, se tenant debout, priait ainsi en lui-même : Mon Dieu, je vous rends grâces de ce que je ne suis point comme le reste des hommes, qui sont voleurs, injustes et adultères ; ni même comme ce publicain. 12. Je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tout ce que je possède. 13. Le publicain au contraire, se tenant bien loin, n’osait pas même lever les yeux au ciel ; mais il frappait sa poitrine, en disant : Mon Dieu, ayez pitié de moi qui suis un pécheur. 14. Je vous déclare que celui-ci s’en retourna chez lui justifié, et non pas l’autre ; car quiconque s’élève sera abaissé, et quiconque s’abaisse, sera élevé. »
Le commentaire de Port-Royal au passage de saint Luc est le suivant : « Il est dit que ceux à qui Jésus-Christ proposa cette parabole se confiaient en eux-mêmes comme étant justes, quoiqu’ils ne le fussent pas, puisqu’il n’y a de vraie justice, selon saint Paul, que celle qui est fondée sur la foi, et que cette foi, comme dit saint Augustin, est le partage des humbles ; ainsi parce qu’ils étaient superbes, ils mettaient leur confiance en eux-mêmes et en leur fausse justice, au lieu de la mettre en Dieu, qui donne sa grâce au cœur humble ». La suite montre dans la prière du publicain « une vraie prière, une prière vraiment humble, et accompagnée de componction ».
Juste : le mot ne s’entend pas ici au sens étroit qui veut que la justice consiste à rendre à chacun son dû. Dans la langue théologique, la justice de l’homme juste est l’état de conformité de l’être moral à ce que Dieu attend de lui, d’une part en faisant tout ce que Dieu prescrit, mais surtout par l’acte de la volonté de l’homme adhérant à la volonté de Dieu. Cette justice est nécessairement l’effet de la grâce dite de justification. La justification est donc l’action de Dieu qui fait passer le pécheur de l’état de péché à l’état de grâce. Voir Bouyer Louis, Dictionnaire théologique, articles Justice et Justification.
Ce que Pascal traite dans le présent fragment, c’est le rapport qui existe entre la bonne conscience et l’état de péché. Voir Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin, p. 189, qui souligne la présence implicite du thème des deux amours et des deux cités dans ce fragment. Les chrétiens ont introduit dans le monde une marque distinctive, l’humilité.
Le caractère paradoxal de cette maxime tient au fait que, s’il est aisément compréhensible que le pécheur se trouve dans l’ignorance de soi, selon Pascal, il en va de même pour le juste, qui n’est pas conscient de sa propre justice. Cette méconnaissance de soi est salutaire : car si le juste connaissait sa justice, il risquerait de l’attribuer à son propre mérite et de succomber à la présomption, ce qui lui ferait perdre sa justice. Mais d’un autre côté cette ignorance est une forme supérieure de lucidité : car il demeure toujours vrai que, comme tout autre, le juste demeure marqué par la corruption, qui l’expose à perdre la grâce et à le faire retomber dans le péché.
Du point de vue rhétorique, Pascal procède souvent par oppositions de couples antithétiques, souvent issus de combinaisons. Voir sur ce point l’étude de Meurillon Christian, “Les combinaisons pascaliennes ou les avatars de la pensée ternaire”, in Équinoxe, 6, été 1990, notamment p. 61-64. On sait que Pascal a placé dans son Traité du triangle arithmétique un opuscule qui traite des combinationes. Voir Force Pierre, Le problème herméneutique chez Pascal, p. 267 sq.
Voir aussi Mesnard Jean, “Structures binaires et structures ternaires dans les Pensées de Pascal”, in Pascal, Pensées, Littératures classiques, n° 20, supplément 1994, Paris, Klincksieck, 1994, p. 45-57. Voir p. 47 sq., sur les deux sortes d’hommes, et sur les rapports dynamiques qui existent entre structures à deux termes et structures à trois termes.
Sur ce type de constructions, voir Susini Laurent, L’écriture de Pascal, p. 600 sq. Répétitions et symétries.
Ce procédé est parfois développé au point de créer des réseaux qui font apparaître la même opposition dans des contextes différents. C’est le cas par exemple dans le fragment Perpétuité 8 (Laf. 286, Sel. 318), qui montre que les païens, les Juifs et les chrétiens comprennent chacun des charnels grossiers et des spirituels : Deux sortes d’hommes en chaque religion. Parmi les païens des adorateurs de bêtes, et les autres adorateurs d’un seul Dieu dans la religion naturelle. Il est alors possible d’établir des correspondances qui révèlent des ressemblances ou des relations entre types humains très différents en apparence : Parmi les juifs les charnels et les spirituels qui étaient les chrétiens de la loi ancienne. Parmi les chrétiens les grossiers qui sont les juifs de la loi nouvelle. Les juifs charnels attendaient un Messie charnel et les chrétiens grossiers croient que le Messie les a dispensés d’aimer Dieu. Les vrais Juifs et les vrais chrétiens adorent un Messie qui leur fait aimer Dieu.
De telles oppositions peuvent être considérées comme des combinatoires dont certaines combinaisons ont été supprimées parce qu’elles sont impossibles ou contradictoires. Dans le cas présent, on aurait les combinaisons suivantes :
1. Le juste qui se croit pécheur.
2. Le juste qui ne se croit pas pécheur.
3. L’injuste qui se croit pécheur.
4. L’injuste qui ne se croit pas pécheur.
Les combinaisons 1 et 4 se comprennent d’elles-mêmes : ce sont celles que Pascal conserve.
La combinaison 2, Le juste qui ne se croit pas pécheur, est impossible, car tout homme est pécheur, et que celui qui ne se croit pas pécheur est sujet à la présomption, et par conséquent ne peut pas être juste.
La combinaison 3, l’injuste qui se croit pécheur, en revanche, est moins claire. Pourquoi un pécheur ne serait-il pas conscient de sa condition de pécheur, sans pour autant parvenir à s’échapper du péché ? Ce serait à peu près le cas de ceux qui, dans le fragment Commencement 10 (Laf. 160, Sel. 192), cherchent Dieu sans l’avoir trouvé. Mais dans le présent fragment, Pascal ne fait pas intervenir l’idée de recherche.
On peut observer sur pièce la manière dont Pascal engendre, puis réduit ou développe une structure combinatoire dans le fragment Commencement 5 (Laf. 154, Sel. 187).
En général, les distinctions binaires proposent des oppositions ou des symétries. Pascal y définit seulement des types pour ainsi dire statiques, et ne fait pas entrer ici l’idée d’évolution.
Lorsqu’il voudra mettre en lumière les modifications que peut admettre la distinction initiale, il enrichit la dualité en passant à une structure ternaire, qui crée des gradations. De telles tripartitions se trouvent par exemple dans les fragments Commencement 10 (Laf. 160, Sel. 192) et Miracles II (Laf. 858, Sel. 437). Enfin, dans la phase de rédaction amplifiée, ces typologies binaires ou ternaires se structurent des développements entiers : voir par exemple Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681).
Ernst Pol, Les Pensées de Pascal. Géologie et stratigraphie, p. 190, sur le rapport de Commencement 10 (Laf. 160, Sel. 192) avec ce texte : Il y a trois sortes de personnes : les uns qui servent Dieu l’ayant trouvé, les autres qui s’emploient à le chercher ne l’ayant pas trouvé, les autres qui vivent sans le chercher ni l’avoir trouvé. Les premiers sont raisonnables et heureux, les derniers sont fous et malheureux. Ceux du milieu sont malheureux et raisonnables. Pascal y avait d’abord écrit : Il n’y a que deux sortes de personnes raisonnables. La reconstitution partielle des papiers du manuscrit, d’après Pol Ernst, permet d’établir que Commencement 10 a été écrit immédiatement après le présent fragment, ce qui paraît significatif sur la manière dont Pascal enchaîne ses réflexions.