Pensées diverses II – Fragment n° 13 / 37 – Papier original : RO 11-1 r° / v°

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 105 p. 353 v°-355  / C2 : p. 309-309 v°

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 281 / 1678 n° 22 p. 277-278

Éditions savantes : Faugère I,195, LIII et LIV ; I, 261, XLIII / Havet VI.15 bis et 55 ; XXIV.94, XXV.133 / Brunschvicg 36, 155, 30 / Tourneur p. 89-1 / Le Guern 517 / Lafuma 605, 606, 610, 611 (série XXIV) / Sellier 502 et 503

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Bibliographie

 

 

BAILLET Adrien, Vie de M. Descartes, Paris, Hortemels, éd. 1691.

JOUSLIN Olivier, « Rien ne nous plaît que le combat ». La campagne des Provinciales de Pascal. Étude d’un dialogue polémique, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2007.

MESNARD Jean, “Pascal et le moi haïssable”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1992,

PARISH Richard, Pascal’s “Lettres Provinciales”. A Study in Polemic, Clarendon Press, Oxford, 1989.

PLAZENET Laurence, “Sordes et trivialités dans les Pensées : pour un Pascal écrivain”, in Chroniques de Port-Royal, 63, Paris, 2013, p. 83-99.

SELLIER Philippe, “La rhétorique de Saint-Cyran et le tournant des Provinciales” et “Vers l’invention d’une rhétorique”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010, p. 287-304.

SELLIER Philippe, “Vers l’invention d’une rhétorique”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010, p. 305-324.

SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008.

 

 

Éclaircissements

 

L’homme est plein de besoins. Il n’aime que ceux qui peuvent les remplir tous.

 

Voir le dossier thématique sur l’honnête homme.

 

C’est un bon mathématicien, dira‑t‑on, mais je n’ai que faire de mathématique : il me prendrait pour une proposition.

 

Pascal met une différence entre les mathématiciens honnêtes hommes et ceux qui font des mathématiques un métier.

La lettre de Pascal à Fermat du 10 août 1660 (OC IV, éd. J. Mesnard, p. 922-923), par exemple, contient une déclaration d’estime qui repose sur l’honnêteté que le premier attribue au second : « Je vous dirai aussi que, quoique vous soyez celui de toute l’Europe que je tiens pour le plus grand géomètre, ce ne serait pas cette qualité-là qui m’aurait attiré ; mais que je me figure tant d’esprit et d’honnêteté en votre conversation, que c’est pour cela que je vous rechercherais. Car pour vous parler franchement de la géométrie, je la trouve le plus haut exercice de l’esprit ; mais en même temps je la connais pour si inutile, que je fais peu de différence entre un homme qui n’est que géomètre et un habile artisan. Aussi je l’appelle le plus beau métier du monde ; mais enfin ce n’est qu’un métier ; et j’ai dit souvent qu’elle est bonne pour faire l’essai, mais non pas l’emploi de notre force : de sorte que je ne ferais pas deux pas pour la géométrie, et je m’assure fort que vous êtes fort de mon humeur ».

Il n’en va pas tout à fait de même à l’égard de Roberval, dont Pascal reconnaît le talent de géomètre, mais dont il estime qu’il n’est pas capable de sortir de sa spécialité. Mersenne le désigne par l’expression geometra noster, qui rappelle bien son caractère de spécialiste professionnel.

En revanche, on juge Roberval beaucoup moins capable de sortir de sa spécialité. Voir ce qu’en écrit Baillet Adrien, Vie de M. Descartes, Seconde partie, Livre VII, ch. XVII, éd. 1691, p. 381 ; cité in OC I, éd. J. Mesnard, p. 808. « C’est ce qui acheva de le détacher de M. de Roberval, qui dès l’an 1649 lui avait fait connaître et à M. son Père, combien il était médiocre métaphysicien sur la nature des choses spirituelles, et combien il était important qu’il se tût toute sa vie sur les opinions des libertins et des déistes ». Pascal pouvait du reste avoir des réserves sur la conduite de Roberval lors du concours de la roulette ; voir OC IV, éd. J. Mesnard, p. 173 sq.

 

C’est un bon guerrier : il me prendrait pour une place assiégée.

 

La Bruyère a peint dans son texte sur le grand Condé-Æmile le portrait d’un grand guerrier qui s’exprime en honnête homme : « On l’a regardé comme un homme incapable de céder à l’ennemi, de plier sous le nombre ou sous les obstacles ; comme une âme du premier ordre, pleine de ressources et de lumières, et qui voyait encore où personne ne voyait plus [...] ; qui était grand dans la prospérité, plus grand quand la fortune m’a été contraire », mais qui « était rempli de gloire et de modestie ; on lui a entendu dire : Je fuyais avec la même grâce qu’il disait : Nous les battîmes » (Caractères, Du mérite personnel, 32, éd. Garapon, Garnier, 1962, p. 106).

La formule prend une certaine saveur si on l’imagine prononcée par une femme. L’image de la place assiégée est classique dans la littérature galante. Elle donne parfois lieu à des variations quasi comiques, comme dans le Nicomède de Corneille.

Attale (NB : en parlant de la reine Laodice)

Que celui qui l’occupe a de bonne fortune !

Et que serait heureux qui pourrait aujourd’hui

Disputer cette place et l’emporter sur lui !

Nicomède

La place à l’emporter coûterait bien des têtes,

Seigneur : ce conquérant garde bien ses conquêtes,

Et l’on ignore encor parmi ses ennemis

L’art de reprendre un fort qu’une fois il a pris.

 

Il faut donc un honnête homme qui puisse s’accommoder à tous mes besoins généralement.

 

L’énoncé est complexe. Il est vrai en un sens : le but de l’idéal moral de l’honnêteté est en effet d’amener les différentes personnes à s’accommoder aux besoins des autres, sans leur imposer leurs propres manies. Mais il est aussi visiblement ironique : il est destiné, un peu comme dans le cas du jésuite des Provinciales, à faire sentir par la manière dont l’adepte de l’idéal de l’honnêteté s’exprime est destiné à rendre sensible la contradiction interne qui entache l’idéal moral de l’honnêteté. Car si le locuteur demande à autrui de s’accommoder à ses besoins, il n’est pas évident qu’il pense à lui rendre la pareille. C’est toujours par égoïsme que l’on soutient l’idéal de l’honnêteté. L’exigence est du reste tout à fait disproportionnée : exiger d’un autre qu’il s’accommode à tous mes besoins généralement est une tâche qu’il est évidemment impossible d’achever. Ainsi l’expression même de la nature de l’honnêteté révèle-t-elle sa vanité. Le procédé est proche de celui par lequel le jésuite exposant les principes de la casuistique et des opinons probables, fait du même coup une critique radicale de la casuistique relâchée.

 

Un vrai ami est une chose si avantageuse même pour les plus grands seigneurs, afin qu’il dise du bien d’eux et qu’il les soutienne en leur absence même, qu’ils doivent tout faire pour en avoir. Mais qu’ils choisissent bien, car s’ils font tous leurs efforts pour des sots, cela leur sera inutile quelque bien qu’ils disent d’eux. Et même ils n’en diront point de bien s’ils se trouvent les plus faibles, car ils n’ont pas d’autorité et ainsi ils en médiront par compagnie.

 

Furetière mentionne l’expression par compagnie : on dit que par compagnie on se fait pendre, quand on le licencie à faire quelque chose en faveur de la compagnie qu’il fréquente.

On est loin ici de la conception de l’amitié qu’exprime Montaigne dans le chapitre De l’amitié des Essais I. La recherche des amis n’est, telle que la présente le fragment, que la recherche de l’utile et de l’avantageux. Ce que Pascal montre, c’est que cette recherche, même quand elle est menée par des puissants, a de fortes chances de manquer. Il s’agit d’un exemple concret qui illustre la formule du fragment Commencement 4 (Laf. 153, Sel. 186). Que me promettez-vous enfin, car dix ans est le parti, sinon dix ans d’amour propre, à bien essayer de plaire sans y réussir, outre les peines certaines ?

Laf. 647, Sel. 532. Honnête homme. Il faut qu’on n’en puisse [dire] ni il est mathématicien, ni prédicateur, ni éloquent mais il est honnête homme. Cette qualité universelle me plaît seule. Quand en voyant un homme on se souvient de son livre c’est mauvais signe. Je voudrais qu’on ne s’aperçût d’aucune qualité que par la rencontre et l’occasion d’en user, ne quid nimis, de peur qu’une qualité ne l’emporte et ne fasse baptiser ; qu’on ne songe point qu’il parle bien, sinon quand il s’agit de bien parler, mais qu’on y songe alors.

Amour propre (Laf. 978, Sel. 743). Chaque degré de bonne fortune qui nous élève dans le monde nous éloigne davantage de la vérité, parce qu’on appréhende plus de blesser ceux dont l’affection est plus utile et l’aversion plus dangereuse. Un prince sera la fable de toute l’Europe, et lui seul n’en saura rien. Je ne m’en étonne pas : dire la vérité est utile à celui à qui on la dit, mais désavantageux à ceux qui la disent, parce qu’ils se font haïr. Or ceux qui vivent avec les princes aiment mieux leurs intérêts que celui du prince qu’ils servent ; et ainsi ils n’ont garde de lui procurer un avantage en se nuisant à eux-mêmes. Ce malheur est sans doute plus grand et plus ordinaire dans les plus grandes fortunes ; mais les moindres n’en sont pas exemptes, parce qu’il y a toujours quelque intérêt à se faire aimer des hommes. Ainsi la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle ; on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L’union qui est entre les hommes n’est fondée que sur cette mutuelle tromperie ; et peu d’amitiés subsisteraient, si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu’il n’y est pas, quoiqu’il en parle alors sincèrement et sans passion.

Laf. 792, Sel. 646. Je mets en fait que si tous les hommes savaient ce qu’ils disent les uns des autres il n’y aurait pas quatre amis dans le monde. Cela paraît par les querelles que causent les rapports indiscrets qu’on en fait quelquefois.

GEF XIII, p. 77-78, renvoie à La Bruyère, Caractères, Des Grands, 34, éd. Garapon, Garnier, p. 264-265, comme à un développement de ce fragment :

« Un homme en place doit aimer son prince, sa femme, ses enfants, son prince et après eux les gens d’esprit ; il les doit adopter, il doit s’en fournir et n’en jamais manquer. Il ne saurait payer, je ne dis pas de trop de pensions et de bienfaits, mais de trop de familiarité et de caresses, les secours et les services qu’il en tire, même sans le savoir. Quels petits bruits ne dissipent-ils pas ? quelles histoires ne réduisent-ils pas à la fable et à la fiction ? Ne savent-ils pas justifier les mauvais succès par les bonnes intentions, prouver la bonté d’un dessein et la justesse des mesures par le bonheur des événements, s’élever contre la malignité et l’envie pour accorder à de bonnes entreprises de meilleurs motifs, donner des explications favorables à des apparences qui étaient mauvaises, détourner les petits défauts, ne montrer que les vertus, et les mettre dans leur jour, semer en mille occasions des faits et des détails qui soient avantageux, et tourner le ris et la moquerie contre ceux qui oseraient en douter ou avancer des faits contraires ? Je sais que les grands ont pour maxime de laisser parler et de continuer d’agir ; mais je sais aussi qu’il leur arrive en plusieurs rencontres que laisser dire les empêche de faire. »

Le rapprochement de ce texte avec celui de Pascal est fait dans plusieurs éditions.

 

Qu’on voie les discours de la 2e, 4e et 5e du janséniste. Cela est haut et sérieux. (texte barré verticalement)

 

Quoi qu’en dise la note de GEF XII, p. 40, les simonies, les usures et les restitutions ne sont pas ici en cause. Pascal répond au reproche d’ordre rhétorique lancé contre les Provinciales, d’être des écrits bouffons et indignes d’un chrétien.

Les jésuites, dans leurs réponses aux Provinciales, traitent leur auteur comme un écrivain burlesque. Les calomnies de Pascal, dit le P. Nouët, sont additionnées d’une « narrative digne d’un farceur ». Voir la Première réponse aux lettres que les jansénistes publient contre les Pères de la Compagnie de Jésus, p. 13 sq.

« Que l’on sache que ce rapiéceur et ravaudeur de calomnies, ne nous apporte dans ces Lettres, presque rien de nouveau ; mais qu’il nous fait relire pour la seconde fois, l’ouvrage qu’un de ses confrères, composa il y a tantôt douze ans, contre les Pères de la Compagnie de Jésus, auquel il donna pour titre, La théologie des Jésuites, d’où il a pris toutes les plus grandes reproches, qu’il a fait à ces Pères, alléguant les mêmes auteurs, les mêmes endroits des livres, et usant des mêmes falsifications, multipliant ses Lettres selon les lambeaux qu’il en tire ; faisant plusieurs livres, d’un seul : n’ajoutant à tout ce qu’il y a pris, que le nom de deux ou trois auteurs, et une narrative digne d’un farceur, pour rendre les Jésuites ridicules, auprès des esprits de son calibre, par des façons de répondre, qu’il leur attribue, niaises, et badines, qui font le plus beau de ses dialogues puérils, et qui mériteraient châtiment. Au reste il s’est bien gardé de faire mention des trois livres qui furent alors écrits, pour répondre à cette morale supposée : dissimulant les réponses, que l’on fit aux calomnies qu’elle contenait, aussi bien que le traitement fait à un livre si pernicieux, qui fut condamné aux flammes, pour y être brûlé par la main du bourreau, par arrêt d’un des plus sages et des plus augustes Parlements de France. »

On attaque Pascal sur sa manière d’écrire. La technique consiste à discréditer le fond des Provinciales en faisant l’éloge de leur forme, dont nul ne peut nier qu’elle a rencontré un grand succès dans le monde. Cependant la portée de ces critiques dépasse les pures questions de style. Voir ce qu’en dit le P. Morel, Réponse générale à l’auteur des Lettres qui se publient depuis quelques temps contre la doctrine des Jésuites, par le Prieur de Sainte Foy, Prêtre théologien, ch. IX, Que les Lettres contre les Jésuites sont pleines de railleries offensantes :

« À l’avance, Monsieur, vous avez fait une Apologie pour l’accusation que contient le titre de ce paragraphe. On a répondu avec grande solidité à cette injuste justification ; et l’on a trouvé que de nouveau elle vous faisait criminel d’un sacrilège manifeste. Pour moi je fais cette recharge pour vous soutenir hardiment, que vous êtes en effet un railleur, et que, qui voudra compter toutes les lignes de vos Lettres ; trouvera que chacune vous marque de ce caractère, qui rendant ridicule un homme qui monte sur le théâtre, doit rendre profane celui qui le porte dans les Sciences saintes.

Il y a peu de jours que je me rencontrai dans une assemblée, où de bons esprits discouraient de votre manière d’écrire. Les uns soutenaient que c’était votre air ordinaire, et tel que vous l’avez dès le berceau, sans nulle étude ; d’où ils inféraient que c’était la qualité de votre génie, et le poids de votre inclination, et de vos habitudes. Les autres disaient, que vous faisiez le plaisant à dessein d’engager jusqu’au petit peuple à lire vos Lettres, dans l’espérance d’y trouver autant à rire qu’à la comédie. D’autres croyaient que le Port-Royal avait fait choix de ce joli style, sans prendre garde que c’est se déclarer extrêmement faible, que d’en venir aux railleries, qui servent de dernière défaite à ceux qui ont peine à se démêler d’un reproche. Il s’y dit encore, que ce n’était pas une bonne façon de corriger les défauts d’autrui, que le faire en raillant ; car c’est lui faire signe de recevoir la correction avec mépris, et lui témoigner, que ses fautes ne sont pas fort considérables.

Surtout on demeura d’accord, que les ennemis de l’Église se sont donné toujours comme de main en main cette leçon, de se gausser de sa doctrine, et de ceux à qui elle commet notre instruction. Nous avons dans les opuscules de Calvin, ses sanglantes moqueries de la Sorbonne ; nous trouvons dans les Pères, celles des Albigeois, de Julien l’Apostat, et des Ariens. Nous lisons dans Tertullien les contes que faisaient les idolâtres de la vie des premiers chrétiens ; et il se voit comme un crayon de cette humeur dans les discours des Athéniens, sur la prédication que leur fit saint Paul. Il leur avait parlé en leur langage de la résurrection des morts ; et eux firent courir le bruit, qu’il annonçait le culte d’une nouvelle déesse nommée Anastasie. C’est l’observation de saint Chrysostome. Il avait prêché avec ardeur, et véhémence ; ils dirent qu’il en contait à plaisir, et que c’était un semeur de paroles. Ils s’abstinrent de parler du fruit que devait produire ce sacré grain, parce que les moqueurs rendent la parole de Dieu infructueuse : mais Saint Augustin y a suppléé, disant que de fait Saint Paul semait des paroles, et qu’il eut pour moisson, la conversation des peuples, les bonnes mœurs des chrétiens et leurs saintes œuvres.

[...] Qu’il vous souvienne de l’invention de votre début, je veux dire, de votre première Lettre, où vous rapportez vos commerces avec les Pères Prêcheurs ; repassez par votre Esprit les Visites, les Compliments, les Confidences, les Entretiens, et ces Tablettes que vous fûtes bien mari de n’avoir pas porté dès la première fois ; n’oubliez pas les vingt-quatre Vieillards, et les Auteurs graves, dont vous aient détourné de faire cent jeunesses ; et plus encore de légèreté. Rappelez à votre souvenir, et les quatre Animaux, et ces bons Pères, et le hoho, et le, voilà qui est divertissant, et le passage de Jean d’Alba, sur lequel vous mîtes justement le doigt ; et vous confesserez, que, si vous eussiez été Sage, vous auriez fait des rétractations de vos plaisanteries, plutôt que de nous en donner des Lettres Apologétiques.

Pour l’ordinaire les noms des Savants défrayent votre humeur gausseuse ; tantôt vous en partagez et démembrez un, tantôt vous en enfilez des douzaines ensemble ; une fois vous les accompagnez de titres pompeux, comme de leur train ; une autre fois vous les faites marcher tous seuls, et toujours vous nous les produisez avec des visages à faire rire. Un jour vous faites vos visites sans être accompagné, le lendemain vous avez Un second, et par malheur il se rencontre que Madame la Marréchale, et Madame la Marquise les interrompent. Parfois vous contrefaites le Moliniste ; puis en quittant ce masque, vous dites qu’Aristote est un habile homme, et que vous craignez furieusement les Distinguo. On vous reçoit le matin avec que des compliments ; le soir vous ne voulez point de cérémonies, mais partout vous Dirigez votre intention. Vous connaissez tous les théologiens, et vous savez combien de fois leurs livres ont été mis sous la presse ; une heure après vous en nommez quarante-cinq, et demandez, si ce sont des chrétiens. En vérité il fallait bien les avoir marqués sur ce recueil, sur lequel on s’oublia de mettre la dose de l’Hypocras, qu’on vous conseillait de boire les jours de jeûne.

Je ne puis, Monsieur, dissimuler davantage ce que je ressens en écrivant ces choses. C’est donc ainsi que la Science de Dieu est traitée dans le Port-Royal, et par ses Disciples ! C’est de cette sorte qu’on y révère Le miracle de nos lumières ! Saint Basile donne ce nom à la théologie. C’est là le précieux parfum qu’on y porte au sanctuaire de l’esprit humain ? Saint Hierôme a ainsi nommé cette excellente habitude. C’est donc ce style, et ces expressions qu’attend cette princesse, qui règne souverainement sur nos intelligences ; lorsqu’on expose les devoirs de ceux qui l’approchent ! Obtenez, Monsieur, que le Maître des Sentences retourne au monde ; faites que Saint Thomas et Saint Bonaventure reviennent ; ressuscitez Albert le Grand, et Alexandre de Alez ; présentez leur vos Lettres, et voyez s’ils y donneront leur approbation. Ils nous communiquent tous les jours leurs lumières, mais vous n’en recevez que des censures.

Votre plume dans laquelle vous avez fait couler votre esprit, vole d’une matière à l’autre comme un éclair ; elle y entre, et en sort, on ne sait pas où ; elle y fait des enchaînures nom pareilles ; elle y grossit, et désenfle tout ce qu’elle peint ; elle court partout le monde, et ne va jamais sans railler. Elle entre dans les Parlements, salue Messieurs, et soudain se tourne vers leurs valets ; elle assiste aux querelles des Gentilshommes ; et à l’instant même s’en va au devin, elle se glisse dans la Cellule d’un Religieux ; et dans un moment vous la voyez au comptoir d’un Banquier ; elle observe la façon dont un Laquais rend une lettre, et aussitôt après, dit à un Ecclésiastique de se bien garder d’être Simoniaque. Et tout cela en se divertissant toujours, et en se gaussant de tout.

Vous n’épargnez ni les sacrements, ni les actions de piété, ni les matières saintes, ni les précieux privilèges de nos défunts rois : tous ces noms Augustes entrent dans vos contes et dans vos entretiens facétieux. Vous forgez des relations ; vous racontez des aventures ; vous avez des rencontres ; vous employez des termes ; vous attaquez les uns, vous êtes dans les intérêts des autres ; vous louez et vous blâmez, vous montez, et vous descendez ; vous jouez cent Personnages ; vous prenez mille différentes postures ; vous faites des farces continuelles, et d’infinies choses de cette nature, qui n’ont autre but que de tourner en ridicules les serviteurs de Dieu desquels vous parlez ; et les choses saintes dont vous dites qu’ils parlent.

Hélas, comme quoi avez-vous hérité du génie de Lucien, de l’humeur de l’hérésiarque Arius, et de l’esprit de Rabelais, et de Du Moulin ? Comme si vous ne saviez pas que cette sorte de succession est semblable aux arbres stériles, sur lesquels, ni ceux qui les plantent, ni leurs héritiers ne voient jamais de fruit. Ils portent bien quelques feuilles apparemment riantes ; mais pour le reste ils sont infructueux, et produisent même souvent des épines. Aussi les railleurs pèchent toujours doublement, quand ils raillent ; pour ce qu’ils font en se moquant, ce qui devrait les faire pleurer, et désobligent cruellement autrui ; parce qu’en lui faisant du mal ils veulent qu’il rit. Et à dire le vrai, ils ne font jamais de bien que quand ils meurent ; parce qu’alors enfin cessant de parler, ils cessent de fâcher le monde.

Après tout, ce qui est de pire, et de plus déplorable, est que vous protestez solennellement de votre sériosité ; vous ignorez vos plaisanteries ; vous jurez que vous êtes dans une retenue parfaite ; et que s’il vous arrive de vous moquer, c’est à l’imitation des saints, et de Dieu. Ô Dieu ! Faites s’il vous plait la grâce à cet aveugle railleur, de méditer sérieusement ces paroles du prophète Roi. Bienheureux est l’homme qui n’est point allé au lieu où les impies assemblent leur conseil ; et qui ne s’est pas arrêté au chemin par où les pécheurs marchent, ni assis dans la chaire de pestilence : les autres ont traduit, dans la chaire des moqueurs, et des bouffons. »

La critique rhétorique a donc un prolongement moral et religieux. Voir ce qu’en dit le P. Nouët, qui s’appuie sur le style de Pascal pour mettre en cause sa piété. Comme l’auteur des Provinciales bouffonne et raille sans cesse, il ne peut se recommander de Dieu ni des Pères ; son style n’a rien de sérieux ni de digne d’un théologien. Il est plutôt proche du sacrilège. Le P. Nouët, Seconde réponse..., in Réponses, p. 62-63, écrit que la raillerie serait indigne d’un prêtre, qui n’aurait pas osé se donner cette liberté « indécente à sa personne ». Selon lui, l’auteur des Provinciales « voyait bien que cette manière d’écrire pleine de rencontres ingénieuses, où il excelle certainement, et qui lui réussit à merveille, n’était pas autrement convenable à une personne qui approche des autels, et que s’il eût pris la qualité d’ecclésiastique, il eût été obligé pour garder quelque bienséance de parler un peu plus sérieusement, et d’abandonner le personnage qu’il fait le mieux, qui est celui de plaisant et de railleur ». Le reproche a été poussé jusqu’à la mise en cause de la foi chrétienne de Pascal même par un polémiste antijanséniste, qui a écrit que les Provinciales n’avaient pu être composées en pleurant, ni devant un crucifix (Lettre de Philarque à un provincial, avril-mai 1656).

Une telle malhonnêteté ne peut être que celle des complices des ennemis de la religion chrétienne et catholique. Voir la Lettre d’un provincial au secrétaire du Port-Royal. L’auteur des Provinciales fait le jeu des athées. Mais surtout, sa doctrine est celle de l’église réformée : voir GEF V, p. 218. Il est donc complice des calvinistes. C’était déjà, contre Arnauld et Saint-Cyran, le thème principal du livre du jésuite Bernard Meynier, Port-Royal et Genève d’intelligence contre le très Saint Sacrement de l’Autel dans leurs livres, et particulièrement dans les équivoques de l’article XV de la seconde partie de la Seconde Lettre de M. Arnauld, Fleuriau, Poitiers 1656. Nicole répondra dans Wendrock, Provinciales, tr. Joncoux, I, p. 71, Note II préliminaire à la Ve Provinciale.

Voir sur cette controverse Jouslin Olivier, « Rien ne nous plaît que le combat ». La campagne des Provinciales de Pascal. Étude d’un dialogue polémique, p. 138 sq., sur la critique par Léonard de Marandé de la raillerie qui rend les Provinciales dangereuses. Le même motif se trouve dans la Lettre de Philarque à un provincial (avril-mai 1656) : p. 215 sq.

Pascal répond dans la XIe Provinciale qu’en justifiant le procédé rhétorique de la raillerie et de l’ironie dans la controverse et la polémique religieuse. Mais comme il se rend compte du fait que sa stratégie n’est pas soutenable trop longtemps, il change de style dès la Xe Provinciale.

Sur la onzième Provinciale et les arguments d’ordre théorique et théologique que Pascal allègue contre les polémistes jésuites, voir Jouslin Olivier, « Rien ne nous plaît que le combat ». La campagne des Provinciales de Pascal, p. 376 sq.

Sur les raisons de l’évolution rhétorique des Provinciales, voir les deux études de Sellier Philippe, “La rhétorique de Saint-Cyran et le tournant des Provinciales” et “Vers l’invention d’une rhétorique”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., 2010, p. 287-304 et 305-324.

Les passages en question sont les suivants.

Voir Provinciale II, §10-14, éd. Cognet, p. 28-31. C’est le discours qui précède la parabole des médecins et du malade, et cette parabole elle-même.

L’ami janséniste est présent dans la Provinciale IV, comme l’indique le § 1, éd. Cognet, p. 53. Le discours auquel Pascal fait allusion se trouve § 12-29, éd. Cognet, p. 61-67. C’est en effet une argumentation serrée, fortement appuyée sur les textes, et dont l’ironie et le comique sont absents.

Voir Provinciale V, § 5-12, éd. Cognet, p. 74-79, le passage où l’épistolier se fait exposer la politique de la Compagnie de Jésus.

Les références à ces Provinciales sont donc exactes et précises.

Il faut naturellement y ajouter le final de la Xe Provinciale, où l’épistolier s’indigne devant le casuiste jésuite stupéfait des doctrines de sa Compagnie sur l’amour de Dieu.

Ces passages forment un contrepoint sérieux au style plaisant du reste des lettres.

Cette note permet de situer à peu près les limites chronologiques entre lesquelles a été composé ce fragment : il est nécessairement postérieur au 20 mars 1656, date de la cinquième Provinciale. Mais la rédaction est très probablement antérieure à la dixième (2 août 1656), à la fin de laquelle le changement de style est sensible.

Parish Richard, Pascal’s Lettres Provinciales. A study in polemic, p. 33. La place de l’ami janséniste dans le dialogue et sa signification : il est plus sérieux que Montalte : p. 34.

 

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Je hais également le bouffon et l’enflé. On ne ferait son ami de l’un ni l’autre.

 

Bouffon désigne le style bas. Enflé marque un style d’une élévation excessive.

Bouffon, selon Furetière, désigne un comédien farceur qui divertit le public pour attraper de l’argent ; le mot se dit aussi de ceux qui ne cherchent qu’à rire et à divertir les autres par un comportement de gaieté et de bonne humeur. Le mot se prend aussi comme adjectif. L’idée essentielle est donc celle d’un style bas qui ne cherche qu’à faire rire.

Enflé : enfler se dit figurément, en morale, pour rendre plus vain, plus hardi. On dit enfler son style lorsqu’on sert de la manière naturelle d’écrire, et qu’on affecte de grands mots pour le rendre plus pompeux (Furetière). Par opposition à bouffon, le mot signifie donc un caractère artificiellement élevé, mais vide.

L’Esprit géométrique, II, De l’art de persuader, § 30, OC III, éd. J. Mesnard, p. 425-428. « Je ne fais donc pas de doute que ces règles, étant les véritables, ne doivent être simples, naïves, naturelles, comme elles le sont. Ce n’est pas barbara et baralipton qui forment le raisonnement. Il ne faut pas guinder l’esprit ; les manières tendues et pénibles le remplissent d’une sotte présomption par une élévation étrangère et par une enflure vaine et ridicule au lieu d’une nourriture solide et vigoureuse. Et l’une des raisons principales qui éloignent autant ceux qui entrent dans ces connaissances du véritable chemin qu’ils doivent suivre, est l’imagination qu’on prend d’abord que les bonnes choses sont inaccessibles, en leur donnant le nom de grandes, hautes, élevées, sublimes. Cela perd tout. Je les voudrais nommer basses, communes, familières : ces noms-là leur conviennent mieux ; je hais ces mots d’enflure... »

Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, p. 408 sq. Pascal s’élève contre l’emphase, la boursouflure et l’expression grandiloquente. Dès L’esprit géométrique, il déclare sa haine des mots d’enflure. Ce trait rapproche Pascal de La Bruyère, de Sorel, de Fénelon, qui écrit que « la véritable éloquence n’a rien d’enflé et d’ambitieux » (Dialogues sur l’éloquence). Pascal estime que les choses les plus communes sont les meilleures. Ce refus de l’enflure ne provient pas tant de l’esthétique de la conversation mondaine qu’à l’autorité de la Rhétorique ecclésiastique de Louis de Grenade sur l’éloquence chrétienne du XVIIe siècle. Pascal loue particulièrement le Christ d’avoir exprimé les grandes choses dans un style simple (Preuves de Jésus-Christ 12 - Laf. 309, Sel. 340), et que Dieu parle bien de Dieu (Preuves de Jésus-Christ 6 - Laf. 303, Sel. 334).

Voir Laf. 731-732, Sel. 613. Ces gens manquent de cœur. On n’en ferait pas son ami. Poète et non honnête homme.

Plazenet Laurence, “Sordes et trivialités dans les Pensées : pour un Pascal écrivain”, p. 95 sq. Refus de l’enflure dans le style chez Pascal.

On peut aussi rapprocher ce fragment du passage dans lequel Pascal déclare de l’incrédule paresseux du fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681) : Qui souhaiterait d’avoir pour ami un homme qui discourt de cette manière ? Qui le choisirait entre les autres pour lui communiquer ses affaires ? Qui aurait recours à lui dans ses afflictions ? Dans l’un et l’autre cas, la manière d’écrire et de raisonner d’un homme paraît si défectueuse, elle trahit un esprit si incapable de mesure et de proportion qu’elle exclut qu’un autre puisse trouver en lui un ami, une aide ou un secours.

 

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On ne consulte que l’oreille parce qu’on manque de cœur.

 

Voir Laf. 731, Sel. 613. Ces gens manquent de cœur.

Havet, éd. des Pensées, II, article XXIV, N°94, p. 125, interprète la phrase comme suit : « cette phrase se trouve parmi des notes qui se rapportent aux Provinciales. Il est à croire que les jésuites avaient relevé dans ces fameuses lettres quelques phrases dures et désagréables à l’oreille, et Pascal répond dédaigneusement que ceux qui s’attachent à ces minuties, et qui mesurent par là l’éloquence, sont des gens qui ne sentent rien. » Havet convient qu’il ne « connaî[t] pas ces anciennes réponses aux Provinciales » ; et il cite les Entretiens de Cléandre et d’Eudoxe du jésuite Gabriel Daniel, qui relèvent une phrase de la première Provinciale où il y a trois qu’il d’affilée « qui sont bien rudes ». Mais cette réponse aux Provinciales date de 1694 seulement. En fait, dans les réponses que les jésuites ont opposées aux Provinciales, on trouve plutôt l’aveu que le style recueille l’approbation générale.

 

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Sa règle est l’honnêteté.

Poète et non honnête homme.

 

Laf. 732, Sel. 613. Poète et non honnête homme.

Laf. 587, Sel. 486. On ne passe point dans le monde pour se connaître en vers si l’on n’a mis l’enseigne de poète, de mathématicien, etc. Mais les gens universels ne veulent point d’enseigne et ne mettent guère de différence entre le métier de poète et celui de brodeur. Les gens universels ne sont appelés ni poètes, ni géomètres, etc. Mais ils sont tout cela et jugent de tous ceux-là. On ne les devine point, ils parleront de ce qu’on parlait quand ils sont entrés. On ne s’aperçoit point en eux d’une qualité plutôt que d’une autre, hors de la nécessité de la mettre en usage, mais alors on s’en souvient. Car il est également de ce caractère qu’on ne dise point d’eux qu’ils parlent bien quand il n’est point question du langage et qu’on dise d’eux qu’ils parlent bien quand il en est question. C’est donc une fausse louange qu’on donne à un homme quand on dit de lui lorsqu’il entre qu’il est fort habile en poésie et c’est une mauvaise marque quand on n’a pas recours à un homme quand il s’agit de juger de quelques vers.

Laf. 647, Sel. 532. Honnête homme. Il faut qu’on n’en puisse [dire] ni il est mathématicien, ni prédicateur, ni éloquent mais il est honnête homme. Cette qualité universelle me plaît seule. Quand en voyant un homme on se souvient de son livre c’est mauvais signe. Je voudrais qu’on ne s’aperçût d’aucune qualité que par la rencontre et l’occasion d’en user, ne quid nimis, de peur qu’une qualité ne l’emporte et ne fasse baptiser ; qu’on ne songe point qu’il parle bien, sinon quand il s’agit de bien parler, mais qu’on y songe alors.

Voir le dossier thématique sur l’honnête homme.

La vanité et le manque d’honnêteté chez les poètes est un thème répandu. Pierre Nicole en dit quelque mots dans La vraie beauté et son fantôme, éd. Guion, p. 142. Mais la dispute entre Trissotin et Vadius dans Les femmes savantes de Molière en est une illustration plus célèbre.

Le manque d’honnêteté des poètes est aussi moqué dans un propos rapporté par Vigneul-Marville, Mélanges de littérature et d’histoire, II, Rouen, 1700, p. 203 : « M. Pascal disait de ces auteurs qui, parlant de leurs ouvrages, disent : mon livre, mon commentaire, mon histoire, etc., qu’ils sentent leurs bourgeois qui ont pignon sur rue, et toujours un chez moi à la bouche. Ils feraient mieux, ajoutait cet excellent homme, de dire : notre livre, notre commentaire, notre histoire, etc., vu que d’ordinaire il y a plus en cela du bien d’autrui que du leur ». Passage cité dans OC I, éd. J. Mesnard, p. 832. Bossut en a fait un fragment, in Pascal, Œuvres, t. 2, La Haye, 1779, p. 534.

Mesnard Jean, “Pascal et le moi haïssable”, in La culture du XVIIe siècle, p. 405-413.

La Rochefoucauld, Lettre à J. Esprit du 24 octobre 1659 (?), Maximes, éd. Truchet, p. 542. « Voilà écrire en vrai auteur, que de commencer par parler de ses ouvrages ».

 

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Après ma 8e je croyais avoir assez répondu. (texte barré)

 

C’est sans doute une allusion à la Provinciale VIII, § 16, éd. Cognet, p. 149. « Je crois que vous raillez, dit le Père ; cela n’est pas bien. Car si vous parliez ainsi en des lieux où vous ne fussiez pas connu, il pourrait se trouver des gens qui prendraient mal vos discours, et qui vous reprocheraient de tourner les choses de la religion en raillerie. Je me défendrais facilement de ce reproche, mon Père. Car je crois que si on prend la peine d’examiner le véritable sens de mes paroles, on n’en trouvera aucune qui ne marque parfaitement le contraire, et peut-être s’offrira-t-il un jour dans nos entretiens l’occasion de le faire amplement paraître. Ho ho, dit le Père, vous ne riez plus. Je vous confesse, lui dis-je, que ce soupçon, que je me voulusse railler des choses saintes, me serait aussi sensible, qu’il serait injuste. Je ne le disais pas tout de bon, repartit le Père : mais parlons plus sérieusement. J’y suis tout disposé si vous le voulez, mon Père ; cela dépend de vous. Mais je vous avoue que j’ai été surpris de voir, que vos Pères ont tellement étendu leurs soins à toutes sortes de conditions, qu’ils ont voulu même régler le gain légitime des Sorciers. » Toutefois, Pascal y indique qu’il compte bien revenir sur ce point par la suite.

 

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Beautés d’omission, de jugement.

 

Omission ou obmission : manquement de dire ou de faire quelque chose. Il y a des péchés de commission, d’autres d’obmission, comme ceux de manquer d’aller à la messe, de jeûner, de dire son bréviaire. L’obmission d’une circonstance fait souvent perdre un procès (Furetière). Richelet donne, pour omission : défaut ou manquement de la personne qui omet. C’est une omission fort considérable. L’omission d’un principe mène à l’erreur (Pascal). Faire une omission par mégarde (Patru). Un péché d’omission (Pascal, lettre 4).

La formule est difficile à interpréter. Le manuscrit ne porte pas de virgule après le mot omission. C’est la Copie C1 qui introduit la virgule, visiblement ajoutée après coup. Et C2 suit avec une virgule qui, elle, n’est pas une addition. Le manuscrit impose de mettre beauté au pluriel. Il est suivi par Lafuma, Le Guern et Sellier. Les deux Copies donnent beauté au singulier. Mais dans ce cas, la leçon du manuscrit prime.

La difficulté consiste d’autre part à savoir si d’omission et de jugement forment un groupe grammatical, ou s’il s’agit de deux compléments de beautés indépendants l’un de l’autre. Le manuscrit devrait être transcrit Beautés d’omission de jugement. Mais l’expression omission de jugement n’a aucun sens attesté dans la langue du XVIIe siècle. Il semble donc qu’il faut comprendre que Pascal veut distinguer une beauté d’omission et une beauté de jugement. La note signifierait dans ce cas qu’il classe parmi les qualités littéraires et rhétoriques l’art de passer sous silence certaines idées, et d’autre part la capacité de juger sainement (par opposition au raisonnement de l’incrédule paresseux, par exemple). Ces deux sortes de beautés seraient, selon lui, caractéristiques du style de l’honnête homme.

De l’art de passer certaines choses sous silence, on trouverait de nombreux exemples dans l’œuvre scientifique de Pascal. Voir par exemple l’Avertissement sur le Triangle arithmétique, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1300 : « j’en laisse bien plus que je n’en donne ; c’est une chose étrange combien il est fertile en propriétés » ; ou, dans la version en latin : « J’aurais pu donner beaucoup d’autres propositions, mais je n’ai exposé que les nécessaires. Je finis donc ce traité par ce problème qui en est comme l’accomplissement, pressé d’envisager diverses applications du triangle arithmétique, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1195. Le refus de l’exhaustivité engendre l’omission des développements secondaires, qui engendre à son tour la brièveté, et évite enfin l’ennui, comme l’indique l’avertissement final du Numericarum potestatum generalis resolutio, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1231 : « La démonstration de ces résultats est toute prête, mais longue, quoique facile, et plus ennuyeuse qu’utile : nous l’avons supprimée, pour nous tourner vers des recherches susceptibles de procurer plus de fruit que de peine ». Ces traits caractérisent la rhétorique de l’honnête homme, même dans les sciences.