Pensées diverses II – Fragment n° 16 / 37 – Papier original : RO 75-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 107 p. 355 v°  / C2 : p. 311 v°

Éditions de Port-Royal : Chap. XXVIII - Pensées chrestiennes : 1669 et janvier 1670 p. 247 / 1678 n° 24 p. 240

Éditions savantes : Faugère II, 86, XVI ; II, 158, XXXI (P-R) / Havet XXIV.18 bis (P-R) / Brunschvicg 443 / Tourneur p. 90-1 / Le Guern 520 / Lafuma 613 (série XXIV) / Sellier 506

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Bibliographie

 

 

BALZAC J.-L. Guez de, Socrate chrétien, in Œuvres de J.-L. de Guez de Balzac, II, éd. L. Moreau, Paris, Lecoffre, 1854.

CARRAUD Vincent, Pascal et la philosophie, Paris, Presses Universitaires de France, 1992.

CHRISTODOULOU Kyriaki, “Le stoïcisme dans la dialectique apologétique des Pensées”, Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979.

DU VAIR Guillaume, Philosophie morale des stoïques, éd. G. Michaut, Paris, Vrin, 1946.

ÉPICTÈTE, Les Propos d’Épictète, recueillis par Arrian auteur grec son disciple, translatés du grec en français par F. Jean de S. François, dit le P. Goulu, religieux feuillantin, dernière édition, Paris, Jean de Heuqueuille, 1630.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

MOREAU Pierre-François (dir.), Le retour des philosophies antiques à l’âge classique, I, Le stoïcisme au XVIe et au XVIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1999.

RODIS-LEWIS Geneviève, La morale stoïcienne, Paris, Presses Universitaires de France, 1970.

 

 

Éclaircissements

 

Grandeur, misère.

 

Le fragment contient une réflexion sur la manière dont il faut penser le rapport de la grandeur et de la misère.

Pascal a ensuite voulu écrire Deux natures ; puis il a renoncé sans avoir achevé. Sa réflexion s’est donc déplacée de la double nature pour passer à celui de la manière dont on en connaît les deux attributs de l’homme.

Voir les dossiers des liasses Grandeur et Misère.

 

À mesure qu’on a de lumière, on découvre plus de grandeur et plus de bassesse dans l’homme.

 

Dans l’esprit de Pascal, grandeur et misère ne sont pas des attributs de l’homme que l’on peut connaître entièrement : on peut en acquérir une lumière différente selon les points de vue, et connaître plus de caractères de la nature de l’homme.

Pascal esquisse ici une gradation. Il n’en a sans doute pas encore trouvé tous les éléments, comme semblent en témoigner les espaces blancs qu’il a ménagés entre les différentes notes, probablement destinés à recevoir des compléments.

La gradation rappelle celle des naïfs, des demi-habiles, etc., qui est aussi une progression dans les lumières.

Raisons des effets 9 (Laf. 90, Sel. 124). Raison des effets. Gradation. Le peuple honore les personnes de grande naissance, les demi-habiles les méprisent disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple mais par la pensée de derrière. Les dévots qui ont plus de zèle que de science les méprisent malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu’ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne, mais les chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure. Ainsi se vont les opinions succédant du pour au contre selon qu’on a de lumière.

La gradation du présent fragment et celle de Raisons des effets présentent des points communs, mais ne s’identifient pas l’une à l’autre.

Il y a trois degrés : le commun des hommes, les philosophes qui ont plus de lumières, et les chrétiens.

Le commun des hommes correspond au peuple du fragment Raisons des effets 9.

Les philosophes correspondent aux demi-habiles : ils ne connaissent qu’une partie de la nature humaine. Mais dans le cas des stoïciens, ils étonnent en effet le commun des hommes par leur force d’âme (même si elle vient de l’orgueil).

L’idéal de sagesse du stoïcisme, qui consiste à placer la recherche du bonheur dans la maîtrise de soi est à la fois difficile et vain. Il surestime l’aptitude de l’homme à se maintenir toujours à un haut degré de vertu, même lorsqu’il y est une fois parvenu. Il témoigne d’une parfaite ignorance de la misère et de l’impuissance, et surtout de l’inconstance fondamentale de la nature de l’homme, qu’un instinct naturel pousse à chercher le bonheur hors de lui-même.

Les chrétiens qui étonnent les philosophes ne sont pas nécessairement les chrétiens parfaits. Pascal pense peut-être que les dévots peuvent étonner les philosophes.

Mais alors que le fragment Raisons des effets 9 insiste sur le fait que les degrés supérieurs ont plus de lumières que les inférieurs, dans le présent fragment, Pascal indique que les degrés inférieurs n’ignorent pas cette supériorité ; mais c’est plutôt sous la forme d’un sentiment d’étonnement mêlé d’incompréhension.

Découvrir a deux sens : trouver quelque chose de nouveau, de secret qui nous était auparavant inconnu ; mais aussi faire voir (par exemple découvrir le fond de son cœur). Voir Furetière. Dans le cas des philosophes par exemple, les deux sens coïncident.

 

Le commun des hommes.

Ceux qui sont plus élevés.

Les philosophes.

Ils étonnent le commun des hommes.

Les chrétiens. Ils étonnent les philosophes.

 

Pascal a écrit, puis barré Les philosophes, pour laisser place à cette formule ; et plus bas, il a réécrit Les philosophes.

Que signifie étonner dans l’esprit de Pascal ? Étonner : causer à l’âme de l’émotion, soit par surprise, soit par admiration, soit par crainte. Un philosophe chrétien doit s’étonner à tout moment des merveilles de la grâce et de la nature (Furetière). Le sens est plus passionnel que de nos jours, où il ne signifie presque que surprendre.

Le peuple connaît en général mal sa faiblesse. C’est ce qui fait sa vanité. Voir Vanité 21 (Laf. 33, Sel. 67)Ce qui m’étonne le plus est de voir que tout le monde n’est pas étonné de sa faiblesse.

Par philosophes, il faut généralement entendre les stoïciens. Les philosophes seraient pris comme « les plus élevés » dans l’ordre de l’esprit. Mais lorsque Pascal veut proposer une personne comme exemple du véritable génie, dans le fragment Preuves de Jésus-Christ 11 (Laf. 308, Sel. 339), il choisit Archimède, un savant, et non pas un philosophe.

Voir le dossier de la liasse Philosophes.

Carraud Vincent, Pascal et la philosophie, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 102 sq.

L’idée que les chrétiens étonnent les philosophes peut avoir été inspirée à Pascal par la lecture d’Épictète.

Épictète, Entretiens, IV, VII, 6. La traduction d’Épictète par Goulu, Les propos d’Épictète, recueillis par Arrian son disciple, translatés du grec en françois par F. Jean de Saint-François, 1630, p. 559, est assez obscure : « Quel tyran lui peut encore être formidable ? quels hallebardiers ? quelles épées ? Que si par une espèce de manière, aucun peut être ainsi disposé, à l’endroit de ces choses, et par une coutume comme les Galiléens, [Ainsi appelaient-ils les chrétiens], personne ne pourra-t-il apprendre par raison et démonstration, que Dieu a fait tout ce qui est au monde ? » Voir Les Stoïciens, éd. Pléiade, p. 1080 : Épictète imagine un homme qui parvient à ne pas tenir compte des choses qui ne dépendent pas de lui : « quel tyran, quels gardes, quelles épées pourraient encore l’effrayer ? » : un tel homme n’aurait peur de rien. « Voilà donc un homme que la folie pourrait mettre dans ces dispositions, comme l’habitude y met les Galiléens ». Épictète demande si l’on ne peut pas, dans ces conditions, comprendre par raison que Dieu a créé le monde, et que l’homme, « s’il place son bien et son utilité » dans ce qui dépend de la volonté, « sera libre, heureux, fortuné, hors d’atteinte, généreux, pieux, reconnaissant envers Dieu en toute chose ».

Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 118. Balzac a rappelé le passage d’Épictète en question dans son Socrate chrétien, Discours III, in Œuvres de J.-L. de Guez de Balzac, II, éd. L. Moreau, p. 29-30.

« C’était donc dans les joies et dans les plaisirs, qu’ils disaient à Dieu c’est assez, et qu’ils lui demandaient des trêves et du relâche, et non pas dans les supplices et dans les tourments. ô mon âme, que d’honneur et de gloire ! ô mon imagination, que de délices et de douceurs, s’écriaient-ils au milieu des flammes ! En cet état-là, pour parler encore le langage de la primitive église, ils étaient pleins, ils étaient possédés de Jésus-Christ. Jésus-Christ avait pris la place de leur esprit et de leur raison : ils n’étaient plus animés que de Jésus-Christ : ils ne songeaient plus qu’à lui : ils ne se souvenaient plus que de lui : il leur tenait lieu de toutes choses. Ce n’était plus amour ni constance ; c’était une aliénation de sens, une maladie surnaturelle, une sainte, une divine fureur.

Aussi les païens s’en étonnaient-ils, et en faisaient des proverbes. Vous le pouvez voir dans les propos d’Épictète, recueillis par Arrien. Ils parlaient des chrétiens, comme de personnes travaillées d’une mélancolie incurable ; personnes tentées par le désespoir ; ennemies du jour et de la lumière. À leur dire, c’étaient des gens qui voulaient périr ; qui s’ennuyaient en ce monde ; (ce sont les différents termes dont ils se servaient) qui se dévouaient, qui se précipitaient à la mort. »

Épictète attribue la constance des chrétiens devant les supplices au désir de la gloire, c’est-à-dire à la libido excellendi.

Grandeur 11 (Laf. 115, Sel. 147). Immatérialité de l’âme / Les philosophes qui ont dompté leurs passions, quelle matière l’a pu faire ?

Dans plusieurs passages, Pascal blâme l’orgueil excessif, voire diabolique, des philosophes stoïciens. Dans le présent fragment, il souligne au contraire l’étonnement que suscite dans le peuple la vertu austère, la maîtrise de soi et la force d’âme des stoïciens.

Ces vertus sont effectivement l’effet d’un puissant effort moral, mais ce sont ses fins qui sont défectueuses. C’est un orgueil diabolique qui pousse les philosophes à attirer l’admiration des hommes, ce qui montre bien qu’ils sont bien loin d’être aussi indépendants des biens extérieurs qu’ils le prétendent. Mais cette admiration, ils l’obtiennent réellement et étonnent en effet le peuple.

Philosophes 4 (Laf. 142, Sel. 175)Philosophes. Ils croient que Dieu est seul digne d’être aimé et d’être admiré, et ont désiré d’être aimés et admirés des hommes, et ils ne connaissent pas leur corruption. S’ils se sentent pleins de sentiments pour l’aimer et l’adorer, et qu’ils y trouvent leur joie principale, qu’ils s’estiment bons, à la bonne heure ! Mais s’ils s’y trouvent répugnants s’ils n’ont aucune pente qu’à se vouloir établir dans l’estime des hommes, et que, pour toute perfection, ils fassent seulement que, sans forcer les hommes, ils leur fassent trouver leur bonheur à les aimer, je dirai que cette perfection est horrible. Quoi, ils ont connu Dieu et n’ont pas désiré uniquement que les hommes l’aimassent, que les hommes s’arrêtassent à eux. Ils ont voulu être l’objet du bonheur volontaire des hommes.

Les limites de cette admiration sont marquées dans le fragment Philosophes 8 (Laf. 146, Sel. 179). Stoïques. Ils concluent qu’on peut toujours ce qu’on peut quelquefois et que, puisque le désir de la gloire fait bien faire à ceux qu’il possède quelque chose, les autres le pourront bien aussi. Ce sont des mouvements fiévreux que la santé ne peut imiter. Épictète conclut de ce qu’il y a des chrétiens constants que chacun le peut bien être.

 

Qui s’étonnera donc de voir que la religion ne fasse que connaître à fond ce qu’on reconnaît d’autant plus qu’on a plus de lumière ?

 

Paradoxe d’un type fréquent chez Pascal : l’étonnement ne doit pas étonner.

On trouve la situation symétrique d’un étonnement devant une absence d’étonnement dans le fragment Vanité 21 (Laf. 33, Sel. 67)Ce qui m’étonne le plus est de voir que tout le monde n’est pas étonné de sa faiblesse. On agit sérieusement et chacun suit sa condition, non pas parce qu’il est bon en effet de la suivre, puisque la mode en est, mais comme si chacun savait certainement où est la raison et la justice. On se trouve déçu à toute heure et par une plaisante humilité on croit que c’est sa faute et non pas celle de l’art qu’on se vante toujours d’avoir.

L’idée fait implicitement intervenir l’idée de progrès à l’infini : alors que les hommes par leurs facultés naturelles ne peuvent jamais connaître leur grandeur et leur misère que partiellement, et selon les degrés de leurs lumières, c’est-à-dire jamais à fond, la religion chrétienne connaît ces caractères entièrement, c’est-à-dire avec une profondeur qu’ils ne pourront jamais atteindre, parce que la religion chrétienne en comprend la raison (le péché originel). Entre la connaissance de la grandeur et de la misère que la raison de l’homme peut avoir, et celle que la religion en donne, il y a une disproportion.

Prigent Jean, “La réflexion pascalienne sur les principes”, Mélanges de littérature française offerts à M. René Pintard, p. 127.