Fragment Philosophes n° 4 / 8 – Papier original : RO 191-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Philosophes n° 195 p. 61 / C2 : p. 85-86

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janv. 1670 p. 292-293 / 1678 n° 50 p. 289-290

Éditions savantes : Faugère II, 95, XIII / Havet XXIV.61 bis / Brunschvicg 463 / Tourneur p. 214-2 / Le Guern 132 / Lafuma 142 / Sellier 175

 

 

 

Philosophes.

 

Ils croient que Dieu est seul digne d’être aimé et d’être admiré, et ont désiré d’être aimés et admirés des hommes. Et ils ne connaissent pas leur corruption. S’ils se sentent pleins de sentiments pour l’aimer et l’adorer, et qu’ils y trouvent leur joie principale, qu’ils s’estiment bons, à la bonne heure. Mais s’ils s’y trouvent répugnants, s’[ils] n’[ont] aucune pente qu’à se vouloir établir dans l’estime des hommes et que pour toute perfection ils fassent seulement que, sans forcer les hommes, ils leur fassent trouver leur bonheur à les aimer, je dirai que cette perfection est horrible. Quoi, ils ont connu Dieu, et n’ont pas désiré uniquement que les hommes l’aimassent, que les hommes s’arrêtassent à eux ! Ils ont voulu être l’objet du bonheur volontaire des hommes.

 

 

Pascal s’en prend dans ce fragment à des philosophes qu’il réunit sous la dénomination générique de philosophes qui ont Dieu sans Jésus-Christ (titre barré). Il s’agit de déistes, contre lesquels le P. Marin Mersenne avait écrit son Impiété des déistes en 1624. Ces philosophes affirment l’existence d’un dieu, mais considéré seulement comme le créateur de l’univers et des vérités éternelles. Quoiqu’il existe une multitude de formes de déisme, Pascal choisit comme type les philosophes stoïciens, notamment Épictète, dont il a présenté certaines idées dans L’entretien avec M. de Sacy. D’une certaine manière, ces philosophes sont plus proches de la vérité que les athées qui affirment que Dieu n’existe pas. Mais ils peuvent être considérés comme d’autant plus dangereux que, connaissant une part de la vérité puisqu’ils connaissent Dieu, ils lui substituent une fausse idée, puisqu’ils n’ont pas compris que la médiation du Christ est nécessaire à l’homme pour le connaître dans toute sa vérité.

Cependant, ce n’est pas sous cet aspect que Pascal s’en prend aux stoïciens dans ce fragment. Le fait de ne pas reconnaître que, pour avoir accès à Dieu, un médiateur est nécessaire à l’homme, est à soi seul une marque d’orgueil qui montre que ces philosophes n’ont pas vraiment conscience de ce qu’est la faiblesse de l’homme (voir le fragment Philosophes 3 (Laf. 141, Sel. 174)). Mais si reprocher aux philosophes de ne pas connaître Jésus-Christ apporte certainement une explication pertinente de l’insuffisance de leur théologie, c’est aux yeux d’un chrétien seulement. L’argument n’est pas propre à toucher les personnes qui elles-mêmes ignorent le Christ, et qui pourraient ressentir une certaine attirance à l’égard du déisme stoïcien. Il est donc nécessaire de substituer à une critique qui s’attaque aux philosophes au nom d’une orthodoxie qui leur est extérieure, une objection portant sur une incohérence interne de leur doctrine et de leur manière de penser.

Le fait que Pascal ait biffé la formule qu’il avait initialement prévue, Contre les philosophes qui ont Dieu sans Jésus-Christ, montre que c’est en ce sens qu’il a conçu le présent fragment. Il ne porte pas sur l’ignorance du Christ, mais sur une idée qui lui est logiquement associée : celle de l’orgueil stoïcien.

La critique porte sur la contradiction qui oppose, au sein même du stoïcisme, la théologie des stoïciens et leur conduite, marquée par un orgueil inné en l’homme après le péché originel, qui les éloigne de la vérité dont ils se sont pourtant approchés.

Alors que, contrairement aux athées, qui ignorent complètement Dieu, ces « philosophes » qui connaissent Dieu, et lui concèdent au moins verbalement le respect et le culte qui est dû à l’être suprême, dans la réalité ils effectuent une substitution qui contredit leurs principes :

 

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Fragments connexes

 

Philosophes 2 (Laf. 140, Sel. 173). Les vices de Zénon même.

Excellence 2 (Laf. 190, Sel. 222). Quod curiositate cognoverunt, superbia amiserunt.

Preuves par discours III (Laf. 449, Sel. 690). Et sur ce fondement ils prennent lieu de blasphémer la religion chrétienne parce qu’ils la connaissent mal, ils s’imaginent qu’elle consiste simplement en l’adoration d’un Dieu considéré comme grand et puissant et éternel ce qui est proprement le déisme presque aussi éloigné de la religion chrétienne que l’athéisme qui y est tout à fait contraire.

Prophéties VIII (Laf. 502, Sel. 738). La dernière fin est ce qui donne le nom aux choses ; tout ce qui nous empêche d’y arriver est appelé ennemi. Ainsi les créatures, quoique bonnes, seront ennemies des justes quand elles les détournent de Dieu, et Dieu même est l’ennemi de ceux dont il trouble la convoitise.

 

Mots-clés : AmourBonheurConnaissanceCorruptionDésirDieuEstimeForceHommeHorribleJoieObjet – Perfection – SentimentVolonté (voir Vouloir).