Pensées diverses III – Fragment n° 1 / 85 – Papier original : RO 441-3
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 115 p. 365 / C2 : p. 321
Éditions savantes : Faugère I, 211, CVIII / Havet XXV.68 et 69 / Brunschvicg 13 et 42 / Tourneur p. 95 / Le Guern 542 / Lafuma 635 et 636 (série XXV) / Sellier 528
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Bibliographie ✍
COUSIN Victor, La société française au XVIIe siècle d’après Le grand Cyrus de Melle de Scudéry, Paris, Didier, 1873. DIOGÈNE LAËRCE, Vies et doctrines des philosophes illustres, éd. Goulet-Cazé, Livre de poche, p. 79. FERREYROLLES Gérard, Blaise Pascal. Les Provinciales, Presses Universitaires de France, Paris, 1984. MESNARD Jean, “L’exemple dans les Pensées de Pascal”, in B. Guion, M. S. Seguin, S. Menant et P. Sellier, Poétique de la pensée. Études sur l’âge classique et le siècle philosophique, Paris, Champion, 2006, p. 569-585. MESNARD Jean, “Amitiés précieuses autour de Port-Royal”, in LONG Marceau (dir.), La galerie des femmes illustres au grand siècle, Paris, Éditions de la Bouteille à la Mer, 2006, p. 137-166 PLANTIÉ Jacqueline, La Mode du portrait littéraire en France 1641-1681, Champion, Paris, 1994. SCUDÉRY Madeleine de, Artamène, ou le Grand Cyrus, Paris, 1649-1653, 10 vol. TOURNEUR Zacharie, Beauté poétique. Histoire critique d’une pensée de Pascal et de ses annexes, Melun, Rozelle, 1933. |
✧ Éclaircissements
♦ Pascal amateur de romans
Recueil de choses diverses, f° 94 r°-v°, in OC I, éd. J. Mesnard, p. 892. Pascal « aimait les livres plaisants, comme Scarron, son roman. Mais il les quitta ensuite et se donna tout à Dieu ».
Plantié Jacqueline, La Mode du portrait littéraire en France 1641-1681, p. 566 sq. Pascal, Cléobuline et Christine de Suède.
Noter que si Scarron témoigne du goût de Pascal pour les romans burlesques, la mention de Cléobuline montre qu’il ne dédaignait apparemment pas les romans précieux, en l’occurrence Le grand Cyrus.
On aime à voir l’erreur, la passion de Cléobuline, parce qu’elle ne la connaît pas.
De même que Cléopâtre est pour Pascal un exemple de la cause et les effets de l’amour (Vanité 32 - Laf. 46, Sel. 79), Cléobuline, qui n’apparaît que dans ce fragment des Pensées, est un exemple des idées développées dans le fragment Laf. 773, Sel. 637, mentionné ci-dessous. Sur la technique des exemples chez Pascal, voir Mesnard Jean, “L’exemple dans les Pensées de Pascal”, in B. Guion, M. S. Seguin, S. Menant et P. Sellier, Poétique de la pensée. Études sur l’âge classique et le siècle philosophique, p. 569-585.
Cléobuline est, à croire Diogène Laërce, la mère de Thalès de Milet. Voir Diogène Laërce, Vies des philosophes illustres, I, 22, éd. Goulet-Cazé, p. 79. Voir aussi I, 89, sur Cléobuline, fille de Cléoboulos, qui composa des énigmes poétiques en hexamètres, p. 127.
Havet Ernest, éd. des Pensées, t. II, 1866, p. 164, comprend que cette Cléobuline, trompée par elle-même, n’est pas celle du roman Cléobuline ou la veuve inconnue, paru en 1658 chez Lamy, par L. B. D. M. (La Baronne De Marcé). La Cléobuline à laquelle Pascal fait allusion est la princesse, puis la reine de Corinthe dans Artamène ou le Grand Cyrus de Melle de Scudéry, Livre II de la 7e partie. Elle est amoureuse de Myrinthe, qui n’est pas corinthien d’origine ; mais elle « l’aimait sans penser l’aimer, et elle fut si longtemps dans cette erreur, que cette affection ne fut plus en état d’être surmontée lorsqu’elle s’en aperçut ».
Artamène ou le Grand Cyrus, VII part., Livre II, Paris, Courbé, 1656, p. 434-437.
« J’ai donc su, Seigneur, comme je vous l’ai déjà dit, qu’on ne peut pas avoir une inclination plus puissante à aimer quelqu’un, que Cléobuline en a toujours eu à aimer Myrinthe : en effet cette affection est tellement née avec elle, qu’elle ne s’est aperçue de sa grandeur, que lors qu’elle a été reine. Elle sentait bien auparavant que la vue de Myrinthe lui plaisait plus que celle des autres qui l’approchaient ; que sa conversation la divertissait davantage ; qu’il lui semblait être de meilleure mine que tout le reste de la cour ; qu’elle trouvait qu’il s’habillait mieux ; qu’il avait meilleure grâce que les autres ; que son esprit était plus agréable ; et qu’elle l’estimait plus que tous ceux qu’elle connaissait : mais elle croyait que c’était un pur effet de sa raison, de sa connaissance, et du mérite de Myrinthe, sans croire que son inclination y eût aucune part. Ainsi elle l’aimait sans penser l’aimer : et elle fut si longtemps dans cette erreur, que cette affection ne fut plus en état d’être surmontée, lorsqu’elle s’en aperçut. Pour Myrinthe, le grand intervalle qu’il y avait de lui à cette princesse, fit que toute la vénération qu’il avait pour sa vertu, ne produisit point ce qu’elle eût peut-être produit, si Cléobuline eût été d’une condition égale à la sienne : car enfin il savait si bien que la raison qu’il ne la regardât qu’avec respect, qu’il ne la regarda point avec amour. Il connaissait bien qu’elle était une des plus accomplies personnes du monde : mais cette connaissance ne lui donnait que de l’admiration : et s’il avait de la passion, c’était pour sa gloire et pour son service, et non pas pour sa personne. Il rendait pourtant des soins très exacts et très respectueux à cette princesse, parce qu’ayant l’âme fort ambitieuse, et sachant qu’elle devait être reine, il jugeait bien que sa fortune dépendait d’elle en peu de temps. Et en effet, il ne se trompa pas : car Périandre étant mort, Cléobuline se vit en pouvoir de lui donner une des grandes charges de son État. Elle crut pourtant encore, en la lui donnant, qu’elle ne la lui donnait que parce qu’elle jugeait qu’il la ferait mieux qu’un autre, et qu’il importait à son service que ce fût lui qui la fît : mais elle ne fut pas longtemps dans l’ignorance de ce qui se passait dans son cœur ; et elle s’aperçut bientôt qu’elle n’en était plus maîtresse. Comme Myrinthe avait beaucoup de vénération pour la reine, qu’il lui était obligé, et qu’il attendait toutes choses d’elle, il ne manquait sans doute à rien de ce qu’il lui devait comme reine de Corinthe. Cependant elle a avoué depuis à Stésilée et à Philiste, qu’il y avait des jours où sans qu’elle en sût la raison, elle n’était pas satisfaite de ses soins, de ses respects, et de ses services ; et où elle avait un chagrin étrange contre lui, qu’elle cachait : parce que n’en pouvant savoir la cause, elle n’eût su de quoi se plaindre. Ainsi sans savoir ce que son cœur demandait de Myrinthe, elle savait seulement qu’il n’en était pas content. Mais quoique ces chagrins lui prissent assez souvent, sans qu’elle en témoignât rien, elle ne crut pas encore qu’elle eût de l’amour pour Myrinthe ; et elle aima mieux s’accuser d’être bizarre, que de s’accuser d’avoir une passion dans l’âme comme celle-là. Elle a pourtant avoué qu’elle en eut un jour quelques soupçons, qu’elle rejeta avec une force étrange : ajoutant qu’elle est persuadée que ce fut parce qu’elle ne voulait pas tomber d’accord d’avoir dans l’âme des sentiments qu’elle serait obligée de combattre, et qu’elle sentait peut-être déjà qu’elle ne vaincrait pas aisément. De sorte que se trompant elle-même, elle continua d’aimer Myrinthe sans le vouloir savoir : elle ne demanda même plus compte à son cœur de ses plus secrets sentiments, comme elle faisait autrefois : si bien que sa raison abandonnant en quelque façon sa conduite, et ne se mêlant plus de ce qui se passait en lui, cet illustre cœur s’engagea d’une telle sorte à aimer Myrinthe, que lors que cette impérieuse raison voulut l’en dégager, il ne fut plus en sa puissance. Cependant Myrinthe était aussi heureux qu’un homme sans amour le pouvait être : car enfin la reine le considérant comme elle faisait, il était considéré de toute la Cour ; et il jouissait de toute la douceur, de la liberté, et de toute celle que l’ambition donne à ceux à qui tous les desseins élevés réussissent. »
Par la suite, la princesse se demande à elle-même :
« Serait-il possible [...] que j’aimasse Myrinthe plus que je ne croyais aimer ? [...] Ah, non, non, Cléobuline ne saurait être capable de cette faiblesse : elle aime trop la gloire pour aimer Myrinthe, quand même il l’aimerait ardemment : à plus forte raison ne l’aimant point du tout, et en aimant une autre. À ces mots Cléobuline s’arrêtant, fut quelque temps à examiner elle-même, comme voulant être son juge, et comme ne sachant pas ce qu’elle pensait, et ce qu’elle sentait ; puis, reprenant tout d’un coup la parole : Cependant, dit-elle en rougissant, cette Cléobuline qui aime la gloire et qui croit n’aimer point Myrinthe ne peut souffrir qu’il aime Philimène [...]. Mais que dis-je ?, reprenait-elle ; suis je bien d’accord avec moi-même, et puis-je avouer tous les sentiments de mon cœur ? Non, non, désavouons-les hardiment, s’ils ne sont pas dignes de nous » : p. 441-442.
Il faut remarquer que, dans la suite de l’histoire, Cléobuline prend pleinement conscience de son amour pour Myrinthe, dont elle souffre d’autant plus qu’elle a pour rivale Philimène. Les tourments conscients de la passion ont peut-être moins plu à Pascal que la description de la naissance de l’amour chez Cléobuline.
Le texte du Grand Cyrus est accessible en ligne sur le site http://www.artamene.org.
GEF IV, p. 193. Cette Cléobuline, reine de Corinthe dans le Grand Cyrus de Melle de Scudéry, passe pour être le portrait de la reine Christine de Suède. Voir la note de l’éd. Le Guern sur Artamène ou le Grand Cyrus, VII part., Livre II.
Cousin Victor, La société française au XVIIe siècle d’après Le grand Cyrus de Melle de Scudéry, p. 193.
Sur les rapports de Melle de Scudéry avec Port-Royal, voir l’article que lui consacre Antony McKenna dans le Dictionnaire de Port-Royal. On sait que dans le tome VI de Clélie, Melle de Scudéry a inséré l’Histoire de Thémiste et de la princesse Lindamire, qui contient une description du monastère de Port-Royal et des évocations des Solitaires. Voir aussi Mesnard Jean, “Amitiés précieuses autour de Port-Royal”, in Long Marceau (dir.), La galerie des femmes illustres au grand siècle, p. 137-166, notamment p. 148 sq.
Ferreyrolles Gérard, Les Provinciales. Rapprochement avec le jésuite des Provinciales, personnage qui croit agir et dont le lecteur sait qu’il est agi : p. 66.
Elle déplairait si elle n’était trompée.
C’est l’état d’inconscience et d’indécision qui, selon Pascal, rend le personnage de Cléobuline plaisant pour le lecteur. Celui-ci a l’impression de comprendre mieux le personnage de la reine qu’elle ne se comprend elle-même, et il s’intéresse aux progrès des sentiments, et aux ruses inconscientes des personnages pour éviter de connaître la vérité de leurs sentiments. De tels états engendrent des péripéties psychologiques et narratives qui plaisent au lecteur de roman, comme au spectateur de théâtre.
Pascal en propose la théorie dans le fragment Laf. 773, Sel. 637. Rien ne nous plaît que le combat mais non pas la victoire.
On aime à voir les combats des animaux, non le vainqueur acharné sur le vaincu. Que voulait-on voir sinon la fin de la victoire et dès qu’elle arrive on en est saoul. Ainsi dans le jeu, ainsi dans la recherche de la vérité. On aime à voir dans les disputes le combat des opinions mais de contempler la vérité trouvée ? point du tout. Pour la faire remarquer avec plaisir il faut la faire voir naître de la dispute. De même dans les passions il y a du plaisir à voir deux contraires se heurter, mais quand l’une est maîtresse ce n’est plus que brutalité.
Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses. Ainsi dans les comédies les scènes contentes, sans crainte, ne valent rien, ni les extrêmes misères sans espérance, ni les amours brutaux, ni les sévérités âpres.
Le Dorante de Corneille plaît plus par ses hésitations amoureuses dans Le menteur, que par la constance romanesque dont il fait preuve dans La suite du menteur. Dans le genre tragique, un exemple plus pertinent serait celui d’Auguste dans Cinna, dans la mesure où son inquiétude est due essentiellement au fait qu’il ignore lui-même ce qu’il veut, et que ce n’est qu’au terme de douloureuses hésitations qu’il se trouve quasi forcé de comprendre ce qu’il voulait confusément. Le théâtre de Corneille propose du reste plusieurs exemples analogues moins célèbres. Dans le roman, on pense aussi à la première partie de La princesse de Clèves, avant que Mme de Chartres ne mette sa fille en face de ses sentiments cachés.
Pascal aurait sans doute apprécié, sur ce point, le théâtre de Marivaux, dont les personnages sont souvent amoureux bien avant de s’en rendre compte et plus encore avant d’y céder. Marivaux était lecteur assidu des Pensées. Mais il n’a pas pu lire ce fragment dans l’édition de Port-Royal, pour laquelle il n’a pas été retenu. En revanche, il pouvait y lire le fragment Laf. 773, Sel. 637 cité plus haut.
Elle déplairait si elle n’était trompée : ce phénomène est connu des scénaristes d’aujourd’hui sous le nom de syndrome Moonlighting, du nom d’une série dont les premières saisons étaient consacrées aux incertitudes du cœur des deux personnages vedettes, mais dont l’audience tomba de manière spectaculaire lorsque ceux-ci mirent un terme favorable à leurs hésitations.
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Prince à un roi plaît pource qu’il diminue sa qualité.
Il ne faut pas comprendre que le prince se plaît à être rabaissé. Voir Havet Ernest, éd. des Pensées, t. II, 1866, p. 164. Il est au neutre ; il renvoie au mot prince. Nous aimons à entendre appeler un roi du nom de prince, parce que cela diminue sa qualité, et réduit la distance entre les personnes.
Qualité se dit pour marquer le rang, la condition des personnes. Voir Tourneur Zacharie, Beauté poétique. Histoire critique d’une pensée de Pascal et de ses annexes , p. 46. Sur le sens du mot qualité : Tourneur pense qu’il faut prendre le mot qualité au sens de métier, d’enseigne.