Pensées diverses III – Fragment n° 13 / 85 – Papier original : RO 437-4

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 119 p. 367 v° / C2 : p. 325

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 282 / 1678 n° 24 p. 278

Éditions savantes : Faugère I, 207, XC / Havet VI.17 / Brunschvicg 377 / Tourneur p. 98-1 / Le Guern 554 / Lafuma 655 (série XXV) / Sellier 539

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Bibliographie

 

 

BÉNICHOU Paul, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1948.

GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986.

PRIGENT Jean, “Pascal : pyrrhonien, géomètre, chrétien”, Pascal présent, 1662-1962, De Bussac, Clermont-Ferrand, 1963, p. 59-76.

STIKER-MÉTRAL Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion, 2007.

THIROUIN Laurent, Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, Paris, Champion, 2015.

 

 

Éclaircissements

 

Les discours d’humilité sont matière d’orgueil aux superbes et gens glorieux et d’humilité aux humbles.

 

Pascal a biffé les mots superbes et, qu’il avait d’abord écrits.

Glorieux peut avoir le sens de « qui a acquis de la gloire par son mérite, son savoir, par sa vertu, illustre, éclatant » (Furetière). Mais il s’entend ici « d’un orgueilleux, d’un homme fier, superbe, qui a trop de vanité » (Furetière).

Misère 20 (Laf. 71, Sel. 105). Contradiction. Orgueil contrepesant toutes les misères, ou il cache ses misères, ou s’il les découvre, il se glorifie de les connaître.

Voir le dossier thématique Orgueil.

Cette proposition s’explique facilement par les principes formulés dans le fragment Amour propre (Laf. 978, Sel. 743). La nature de l’amour propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misère ; il veut être grand, et il se voit petit ; il veut être heureux, et il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein d’imperfections ; il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu’il soit possible de s’imaginer ; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l’anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-même il la détruit, autant qu’il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres ; c’est-à-dire qu’il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, et qu’il ne peut souffrir qu’on les lui fasse voir ni qu’on les voie. [...] Voilà les sentiments qui naîtraient d’un cœur qui serait plein d’équité et de justice. Que devons-nous dire donc du nôtre, en y voyant une disposition toute contraire ? Car n’est-il pas vrai que nous haïssions la vérité et ceux qui nous la disent, et que nous aimons qu’ils se trompent à notre avantage, et que nous voulons être estimés d’eux autres que nous ne sommes en effet ?

Thirouin Laurent, Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, p. 44-45. Pascal souligne que ce n’est pas dans l’énoncé lui-même qu’il faut chercher la vérité, mais dans la manière dont il est proposé : il ne faut pas se demander si un discours est humble, mais prêter attention au dire-humblement qui inspire les propos. Cette remarque est visiblement inspirée par Montaigne.

 

Ainsi ceux du pyrrhonisme sont matière d’affirmation aux affirmatifs.

 

Pascal entreprend ici une généralisation qui ne va pas de soi, et qui ne peut être tirée de la proposition précédente. Car si la fausse humilité est visiblement inspirée par l’amour propre, c’est pour d’autres raisons que le pyrrhonisme peut devenir matière d’affirmation dogmatique.

Voir plus bas.

Furetière indique que le mot affirmatif se dit d’une proposition ou d’une opinion, voire du ton dont on parle, mais ne mentionne pas de sens appliqué à des personnes. En revanche, le Dictionnaire de l’Académie donne l’expression un homme fort affirmatif, pour dire qu’il soutient une chose pour vraie. Le sens de Pascal est assez différent : il s’agit des philosophes qui soutiennent leur opinion de manière dogmatique.

 

Peu parlent de l’humilité humblement,

 

L’attitude de la véritable humilité est décrite par Saint-Cyran, Lettres, éd. D. Donetzkoff, I, p. 44 sq. Lettre de Saint-Cyran, de Poitiers, 28 novembre 1628, à Jérôme I Bignon : « La première fleur de la première charité qui justifie l’âme est une vraie humilité, qui fait qu’ayant été saisie auparavant dans la pénitence, de l’horreur de ses péchés, et de cette honteuse subjection qu’elle a rendue aux créatures, elle tâche par un heureux échange de s’humilier maintenant devant Dieu, et de lui rendre, non plus par crainte et par intérêt, comme aux premiers mouvements de sa conversion, mais par amour et par révérence, l’hommage qu’elle lui doit, comme au Créateur de son âme. [...] Cette vraie humilité naissante de la charité est le principe de la vraie patience... » « Comment est-il donc possible... qu’il faut être anéanti pour être sauvé, et que Dieu tend à cela par toutes les afflictions qu’il nous envoie... » : p. 47.

Pascal lui fait écho dans l’écrit Sur la conversion du pécheur, qui soutient ce paradoxe que la véritable humilité se manifeste par un mouvement d’élévation, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 42 : « De sorte que par une sainte humilité, que Dieu relève au-dessus de la superbe, elle commence à s’élever au-dessus du commun des hommes ; elle condamne leur conduite, elle déteste leurs maximes, elle pleure leur aveuglement, elle se porte à la recherche du véritable bien : elle comprend qu’il faut qu’il ait ces deux qualités, l’une qui dure autant qu’elle, et qu’il ne puisse lui être ôté que de son consentement, et l’autre qu’il n’y ait rien de plus aimable ».

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 29 sq. Sur la conversion et l’humilité.

 

peu de la chasteté chastement,

 

Pascal pense peut-être aux casuistes, qu’il mentionne dans la IXe Provinciale, § 16-17, éd. Cognet, Garnier, p. 166 :

« ce qui nous a donné le plus de peine a été de régler les conversations entre les hommes et les femmes, car nos Pères sont plus réservés sur ce qui regarde la chasteté. Ce n’est pas qu’ils ne traitent des questions assez curieuses et assez indulgentes, et principalement pour les personnes mariées ou fiancées. J’appris sur cela les questions les plus extraordinaires qu’on puisse s’imaginer ; il m’en donna de quoi remplir plusieurs lettres ; mais je ne veux pas seulement en marquer les citations, parce que vous faites voir mes lettres à toutes sortes de personnes, et je ne voudrais pas donner l’occasion de cette lecture à ceux qui n’y chercheraient que leur divertissement.

La seule chose que je puis vous marquer de ce qu’il me montra dans leurs livres, même français, est ce que vous pouvez voir dans la Somme des péchés du P. Bauny, p. 165, de certaines petites privautés qu’il y explique, pourvu qu’on dirige bien son intention, comme à passer pour galant : et vous serez surpris d’y trouver, p. 148, un principe de morale touchant le pouvoir qu’il dit que les filles ont de disposer de leur virginité sans leurs parents. Voici ses termes : Quand cela se fait du consentement de la fille, quoique le père ait sujet de s’en plaindre, ce n’est pas néanmoins que ladite fille, ou celui à qui elle s’est prostituée, lui aient fait aucun tort, ou violé pour son égard la justice ; car la fille est en possession de sa virginité aussi bien que de son corps ; elle en peut faire ce que bon lui semble, à l’exclusion de la mort ou du retranchement de ses membres. Jugez par là du reste. Je me souvins sur cela d’un passage d’un poète païen, qui a été meilleur casuiste que ces Pères, puisqu’il a dit : Que la virginité d’une fille ne lui appartient pas tout entière, qu’une partie appartient au père et l’autre à la mère, sans lesquels elle n’en peut disposer même pour le mariage. Et je doute qu’il y ait aucun juge qui ne prenne pour une loi le contraire de cette maxime du P. Bauny ».

Le passage suggère que les casuistes parlent de la chasteté en prenant pour exemples les poètes païens de l’Antiquité.

L’original de Bauny tend à confirmer le reproche de Pascal :

Bauny Étienne, Somme des péchés, ch. VIII, p. 165 : pour « acquérir le bruit de galant ou complaisant parmi les hommes », il s’agit, d’après le texte de Bauny, de savoir que « ces baisers de pigeon, qui se font en suçotant les lèvres mutuellement l’un de l’autre, toutefois quand ils ne procèdent d’une volonté lubrique, qu’ils ne se font avec dessein d’en tirer de la délectation sensuelle mais par légèreté, pour rire ou acquérir le bruit de galant, et complaisant parmi les hommes, ils ne sont que véniels ».

Ferreyrolles Gérard, “Les païens dans la stratégie argumentative de Pascal”, in Pascal. Religion, Philosophie, Psychanalyse, Revue philosophique de la France et de l’étranger, n° 1, janv.-mars 2002, p. 26.

Pascal ne pouvait pas connaître le Tartuffe de Molière, dont le langage théologique ne suffit pas à dissimuler le peu de chasteté.

 

peu du pyrrhonisme en doutant.

 

Prigent Jean, “Pascal : pyrrhonien, géomètre, chrétien”, p. 66. Sur la manière dont le pyrrhonisme se nourrit de dogmatisme et inversement.

Miracles III (Laf. 886, Sel. 445). Pyrrhonien pour opiniâtre.

Il faut faire la distinction entre la doctrine d’un philosophe et la manière dont il la soutient : on peut être sceptique en doctrine et dogmatique dans la manière, jusqu’à la contradiction complète.

Ce n’est pas le pyrrhonisme qui est par lui-même dogmatique ; mais la manière dont on le soutient et dont on le défend peut être marquée par un dogmatisme qui dément l’inspiration du scepticisme.

Il y aurait peut-être lieu de distinguer en l’occurrence le discours de premier degré et le métadiscours. Mais cette distinction est trop simpliste en l’occurrence. Car il est aussi possible que le discours de premier degré soit inspiré par une mentalité contraire à ce discours.

C’est au fond ce que signifie l’objection souvent adressée aux sceptiques, qu’ils ont beau mettre en question toutes les vérités, ils savent au moins qu’ils ne savent rien. C’est pourquoi Pascal évoque le cas du « pyrrhonien Arcésilas » : voir le dossier du fragment Laf. 520, Sel. 453. Le pyrrhonien Arcésilas qui redevient dogmatique. L’idée qu’Arcésilas était en réalité dogmatique se trouve dans Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 33, 232-234, éd. P. Pellegrin, p. 189-191. Arcésilas « fut le chef et le fondateur de la Moyenne Académie » ; il avait beaucoup de points communs avec les Pyrrhoniens : p. 13. « On ne le trouve ni en train d’affirmer quelque chose sur l’existence ou la non-existence de quelque chose que ce soit, ni en train de donner sa préférence à quelque chose sur autre chose du point de vue de la conviction ou de l’absence de conviction, mais il suspend son jugement sur tout... À cette différence près cependant : nous disons ces choses selon ce qui nous apparaît et sans rien soutenir fermement, alors que lui les disait en référence à la nature des choses, de sorte qu’il soutenait que la suspension du jugement elle-même est une bonne chose et l’assentiment une mauvaise. Et s’il faut ajouter foi à ce qu’on dit de lui, on prétend qu’à première vue il paraissait être pyrrhonien, mais qu’en vérité il était dogmatique » : p. 13-14.

Le scepticisme en lui-même peut être dogmatique intrinsèquement, et non pas seulement par la manière dont on en parle. Le scepticisme n’est pas essentiellement un refus de la vérité et des démonstrations. Il doit au contraire être compris comme une sorte de boulimie de démonstration, qui ne se contente jamais des preuves que l’on allègue en faveur d’une thèse, et qui trouve toujours des objections à ce qu’on lui propose.

Laf. 520, Sel. 453. J’ai passé longtemps de ma vie en croyant qu’il y avait une justice et en cela je ne me trompais pas, car il y en a selon que Dieu nous l’a voulu révéler, mais je ne le prenais pas ainsi et c’est en quoi je me trompais, car je croyais que notre justice était essentiellement juste, et que j’avais de quoi la connaître et en juger, mais je me suis trouvé tant de fois en faute de jugement droit, qu’enfin je suis entré en défiance de moi et puis des autres. J’ai vu tous les pays et hommes changeants. Et ainsi après bien des changements de jugement touchant la véritable justice j’ai connu que notre nature n’était qu’un continuel changement et je n’ai plus changé depuis. Et si je changeais je confirmerais mon opinion. Le pyrrhonien Arcésilas qui redevient dogmatique. (texte barré verticalement)

Le présent fragment permet de poser la question de savoir si cette plaisante autobiographie fictive doit être prise à la lettre ou par ironie. À première vue, elle montre le chemin qui va d’un certain dogmatisme à la reconnaissance du fait que tout change. Mais les dernières phrases, dans lesquelles le locuteur déclare « je n’ai plus changé depuis » et invoque le cas d’Arcésilas, suggèrent que cette expérience du scepticisme conduit à un dogmatisme personnel auquel il ne lui est plus possible d’échapper, puisque, dit-il, si je changeais je confirmerais mon opinion. le fragment Laf. 520, Sel. 453 serait dans ce cas un exemple de scepticisme empreint de duplicité.

Il en résulte que les philosophes qui connaissent la faiblesse de l’homme peuvent légitimement être soupçonnés d’une telle duplicité. Pascal note que ce sont ceux qui l’ignorent qui prouvent le mieux que l’homme est faible dans le fragment Vanité 21 (Laf. 34, Sel. 68). Cette secte se fortifie par ses ennemis plus que par ses amis, car la faiblesse de l’homme paraît bien davantage en ceux qui ne la connaissent pas qu’en ceux qui la connaissent.

C’est à ce piège que, selon L’entretien avec M. de Sacy, Montaigne cherche à échapper en présentant sa pensée sous forme interrogative : « Que sais-je ? ». L’entretien avec M. de Sacy montre quels sont les traits d’un scepticisme qui tente d’échapper à cette situation paradoxale.

 

Nous ne sommes que mensonge, duplicité, contrariété et nous cachons et nous déguisons à nous‑mêmes.

 

C’est en général l’un des thèmes majeurs des Maximes de La Rochefoucauld.

Bénichou Paul, Morales du grand siècle, p. 155 sq.

Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion, 2007. 

Pascal pousse loin l’analyse psychologique, puisqu’il va jusqu’à mettre en cause des attitudes qui sont en principe inspirées par la charité.

Duplicité se dit des choses qui sont doubles, et qui devraient être uniques. Le mot se dit figurément de ce qui vient d’une âme double, de celui qui parle d’une manière et fait de l’autre. La duplicité de sentiments, de paroles, est partout odieuse (Furetière). Il est difficile de savoir si Pascal entend par duplicité l’idée d’hypocrisie, ou s’il veut marquer qu’il y a en l’homme une double disposition de l’âme qui lui permet de se tromper elle-même.

Dans certains fragments, Pascal n’hésite pas à dévoiler un double jeu dans les attitudes vertueuses en apparence.

Laf. 657, Sel. 541. Plaindre les malheureux n’est pas contre la concupiscence, au contraire, on est bien aise d’avoir à rendre ce témoignage d’amitié et à s’attirer la réputation de tendresse sans rien donner.

Laf. 640, Sel. 529 bis. Ceux qui dans de fâcheuses affaires ont toujours bonne espérance et se réjouissent des aventures heureuses, s’ils ne s’affligent également des mauvaises, sont suspects d’être bien aises de la perte de l’affaire et sont ravis de trouver ces prétextes d’espérance pour montrer qu’ils s’y intéressent et couvrir par la joie qu’ils feignent d’en concevoir celle qu’ils ont de voir l’affaire perdue.