Pensées diverses III – Fragment n° 46 / 85 – Le papier original est perdu

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 132 p. 375 v° / C2 : p. 335

Éditions de Port-Royal : Chap. XXVIII - Pensées chrestiennes : 1669 et janvier 1670 p. 262 / 1678 n° 48 p. 254-255

Éditions savantes : Faugère I, 271, XIX / Havet XXIV.27 / Brunschvicg 906 / Le Guern 587 / Lafuma 693 (série XXV) / Sellier 572

______________________________________________________________________________________

 

 

Bibliographie

 

 

FERREYROLLES Gérard, “Goldmann visionnaire”, Port-Royal au miroir du XXe siècle, Chroniques de Port-Royal, 49, 2000, p. 71-86.

GOLDMANN Lucien, Le Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, 1955.

LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, Paris, Presses Universitaires de France, 1923.

LHERMET Joseph, Pascal et la Bible, Paris, Vrin, 1931.

MESNARD Jean, “Pascal entre le monde et Dieu”, Historama, nov. 1991, p. 52-57.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

 

 

Éclaircissements

 

Copie C1

Copie C2

 

Édition de Port-Royal.

 

En l’absence du manuscrit original de Pascal, la ponctuation des Copies pose un problème relatif à la logique interne du fragment (voir sur ce point les images des deux copies et leur commentaire).

L’édition de Port-Royal (1670), puis Havet XXIV, 27, et Brunschvicg GEF XIV, p. 335, placent un point après au contraire.

Cette ponctuation peut se recommander de la présence d’un point ajouté à l’encre noire après contraire sur la copie C1 (mais qui n’est pas inscrit dans C2).

Elle implique que d’une part les conditions les plus aisées à vivre selon le monde sont les plus difficiles à vivre selon Dieu, mais que d’autre part les conditions les plus aisées à vivre selon Dieu sont les plus difficiles à vivre selon le monde, ou que les conditions les plus difficiles à vivre selon le monde sont les plus aisées à vivre selon Dieu. Ces deux propositions sous-entendues sont effectivement reprises dans la suite, avec les énoncés rien n’est si difficile selon le monde que la vie religieuse ; rien n’est plus facile que de la passer selon Dieu. Placer un point après au contraire conduit donc à faire de la première phrase Les conditions les plus aisées à vivre selon le monde sont les plus difficiles à vivre selon Dieu ; et au contraire, le principe général qui commande toute la suite.

En revanche l’édition Sellier place un point après selon Dieu, quoique le point en question ne figure pas sur C2, mais seulement sur C1. Si bien que la phrase suivante devient Et au contraire rien n’est si difficile selon le monde que la vie religieuse. Cette transcription peut se justifier par le fait que cette phrase est en effet la réciproque de la précédente. Mais elle fait disparaître la généralité de la première phrase, bien plus sensible dans Port-Royal, Havet et Brunschvicg.

Faugère, I, XIX, p. 271, adopte une solution intermédiaire, en plaçant un point-virgule après vivre selon Dieu, une virgule après et, et une virgule après au contraire.

 

 

Lafuma et Le Guern ont recherché des solutions moins compliquées, mais d’inspiration analogue.

Lafuma (Seuil et Luxembourg) transcrit difficiles à vivre selon Dieu ; et au contraire : rien n’est si difficile

Le Guern transcrit difficiles à vivre selon Dieu ; et au contraire, rien n’est si difficile

Ces transcriptions tentent d’associer l’expression et au contraire à la fois à la première phrase et à la suite.

Les deux dernières propositions, rien n’est plus aisé que d’être dans une grande charge et dans de grands biens selon le monde, et rien n’est plus difficile que d’y vivre selon Dieu, et sans y prendre de part et de goût, reprennent sous une autre forme la proposition initiale Les conditions les plus aisées à vivre selon le monde sont les plus difficiles à vivre selon Dieu.

En l’absence de l’original perdu, nous proposons une ponctuation conforme à la logique du texte.

La première phrase forme un ensemble qui exprime une idée générale : que la vie mondaine et la vie religieuse ne font pas trouver faciles et difficiles les mêmes choses. Mais elle ne dit pas ce que chaque condition estime facile et ce qu’elle trouve difficile. L’expression au contraire signale que cette proposition les conditions les plus aisés à vivre selon le monde sont les plus difficiles à vivre selon Dieu comporte une réciproque. Cette affirmation initiale et sa réciproque forment un tout : la coupure se situe après « au contraire ». Il faut donc placer un point après « et au contraire », et non pas avant.

Les phrases suivantes passent de l’énoncé général aux cas particuliers : elles précisent ce que chaque condition trouve facile et ce qu’elle trouve difficile. Le monde trouve difficile la vie religieuse, mais selon Dieu elle est facile. La puissance et la richesse sont une condition facile selon le monde, mais difficile selon Dieu. Ces énoncés qui développent l’affirmation initiale forment un second ensemble, et peuvent être ponctués conformément aux Copies, par des virgules.

 

Les conditions les plus aisées à vivre selon le monde sont les plus difficiles à vivre selon Dieu et au contraire.

 

Selon le monde ... selon Dieu : l’opposition se trouve dans le fragment Laf. 523, Sel. 453. Une seule pensée nous occupe ; nous ne pouvons penser à deux choses à la fois, dont bien nous prend, selon le monde non selon Dieu. (texte barré verticalement)

Condition s’entend au sens de qualité, naissance, état où l’on est né. Ex. : cet homme s’est élevé au-dessus de sa condition ; il était de condition servile et roturière, ses emplois l’ont rendu de condition noble. Furetière indique que dans ce sens, le mot n’a pas de pluriel. C’est pourtant le cas ici.

Monde : se dit des manières de vivre et de converser avec les hommes ; les gens qui hantent la cour sont appelés les gens du monde, le beau monde, le monde poli. Les gens de lettres sont appelés le monde savant. Monde se dit aussi des opinions qu’ont les hommes, et particulièrement de celles qui sont corrompues et contraires à la pureté chrétienne. Dieu a donné la paix à ses apôtres, mais non pas selon que le monde la donne. Le Seigneur a dit que son royaume n’est pas de ce monde. Monde se dit aussi par opposition à la vie religieuse et à la retraite : ce dévot a quitté le monde ; cet homme a quitté le monde, il ne voit plus compagnie, il vit dans la retraite. C’est ce dernier sens qui convient à ce fragment.

Lhermet Joseph, Pascal et la Bible, p. 299. On entend aussi par monde le genre humain, le commun des mortels : p. 299. Lhermet ne discerne pas le sens de monde comme société mondaine. Dernier sens : le monde s’entend de la partie de l’humanité qui n’est pas régénérée : p. 300.

Mesnard Jean, “Pascal entre le monde et Dieu”, Historama, nov. 1991, p. 52-57.

 

Rien n’est si difficile selon le monde que la vie religieuse,

 

La vie religieuse : comme il s’agit de conditions, il faut entendre non seulement la vie ordinaire d’un catholique, mais la condition de la vie de religieux. De nombreuses lettres de l’abbé de Saint-Cyran s’adressent à des religieuses, dont plusieurs sont de « grande condition » selon le monde, pour leur exposer les devoirs et les joies de la vie conforme à Dieu, mais que de toute façon, elle « ne se fait pas toutefois sans un grand retranchement de compagnies, de commerces et de plusieurs choses dans l’usage desquelles on s’imagine pouvoir demeurer sans courir fortune de perdre la grâce ; et ce qui est plus insupportable, on croit le pouvoir faire en avançant dans la vertu » : p. 29.

 

rien n’est plus facile que de la passer selon Dieu,

 

L’idée fait écho aux Écrits sur la grâce, notamment à la Lettre sur la possibilité des commandements, Mouvement initial, 1. Rédaction préliminaire amputée de son début, § 1-2, OC III, p. 642-648.

« Saint Augustin et les Pères qui l’ont suivi n’ont jamais parlé des commandements qu’en disant qu’ils ne sont pas impossibles à la charité, et qu’ils ne nous sont faits que pour nous faire sentir le besoin que nous avons de la charité qui seule les accomplit.

2. Aug. De nat. et grat., cap. 69. Dieu juste et bon n’a pu commander les choses impossibles ; ce qui nous avertit de faire ce qui est facile, et de demander ce qui est difficile. Car toutes choses sont faciles à la charité. Et ailleurs : De perfect. Justit, c. 10. - Qui ne sait que ce qui se fait par amour n’est pas difficile ? Ceux-là ressentent de la peine à accomplir les préceptes, qui s’efforcent de les observer par la crainte ; mais la parfaite charité chasse la crainte, et rend le joug du précepte doux ; et, bien loin d’accabler par son poids, elle soulève comme si elle nous donnait des ailes. Et cette charité ne vient pas de notre libéral arbitre si la grâce de Jésus-Christ ne nous secourt, parce qu’elle est infuse et mise dans nos cœurs, non par nous-mêmes, mais par le Saint-Esprit. Et l’Écriture nous avertit que les préceptes ne sont pas difficiles, par cette seule raison qui est afin que l’âme qui les ressent pesants entende qu’elle n’a pas encore reçu les forces par lesquelles il lui soit doux et léger. Etc. »

Ce qui rend facile l’obéissance aux commandements de Dieu, c’est la doctrine de la délectation dans le bien que la grâce engendre en l’âme.

Traité de la prédestination, 3, § 13-14, OC III, éd. J. Mesnard, p. 795.

« Pour sauver ses élus, Dieu a envoyé Jésus-Christ pour satisfaire à sa justice, et pour mériter de sa miséricorde la grâce de Rédemption, la grâce médicinale, la grâce de Jésus-Christ, qui n’est autre chose qu’une suavité et une délectation dans la loi de Dieu, répandue dans le cœur par le Saint-Esprit, qui non seulement égalant, mais surpassant encore la concupiscence de la chair, remplit la volonté d’une plus grande délectation dans le bien, que la concupiscence ne lui en offre dans le mal, et qu’ainsi le libre arbitre, charmé par les douceurs et par les plaisirs que le Saint-Esprit lui inspire, plus que par les attraits du péché, choisit infailliblement lui-même la loi de Dieu par cette seule raison qu’il y trouve plus de satisfaction et qu’il y sent sa béatitude et sa félicité.

14. De sorte que ceux à qui il plaît à Dieu de donner cette grâce, se portent d’eux-mêmes par leur libre arbitre à préférer infailliblement Dieu à la créature. Et c’est pourquoi on dit indifféremment ou que le libre arbitre s’y porte de soi-même par le moyen de cette grâce, parce qu’en effet il s’y porte, ou que cette grâce y porte le libre arbitre, parce que toutes les fois qu’elle est donnée, le libre arbitre s’y porte infailliblement ».

Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, p. 416 sq. Alors qu’elle ne tient pas une grande place chez Arnauld, l’idée de suavité, de délectation victorieuse tient une grande place chez Pascal. Il s’est toujours attaché à la théorie des deux délectations entendue à la manière la plus strictement janséniste. Voir p. 413 sq. Définition de la délectation : p. 429 sq.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 329 sq. et surtout p. 331, n. 1. « Quod amplius nos delectat, secundum id operemur necesse est », Expos. Epist. Ad. Galat., 5, n. 49.

La mère Agnès donne une idée de ce qu’est la vie d’une religieuse selon Dieu, dans son ouvrage, L’image d’une religieuse parfaite et d’une imparfaite avec les occupations intérieures pour toute la journée, 3e édition, Paris, 1693.

Dans cette perspective, la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies est aussi un texte qui montre la délectation que donne la vie selon Dieu. Voir Thirouin Laurent, “La santé du malheur. Santé et maladie dans la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies”, in Descotes Dominique (dir.), Pascal auteur spirituel, p. 289 sq., sur la « maladie comme remède ».

 

rien n’est plus aisé que d’être dans une grande charge et dans de grands biens selon le monde,

 

Pascal n’entend pas que l’on vit facilement et à l’aise lorsque l’on possède le pouvoir et la richesse, ce qui serait à la fois une platitude et une erreur. Il entend que les règles qui régissent la vie dans le monde s’accommodent très bien avec la possession de la richesse et du pouvoir.

Il ne veut pas dire pour autant que la richesse et le pouvoir doivent être absolument rejetés, ils ont en effet leur « usage » dans la vie chrétienne. Par exemple, selon Laf. 797, Sel. 650, Le propre de la richesse est d’être donnée libéralement. [...] Le propre de la puissance est de protéger. Voir plus bas, le commentaire de la Bible de Port-Royal sur Luc et Matthieu.

 

rien n’est plus difficile que d’y vivre selon Dieu et sans y prendre de part et de goût.

 

Luc, XVIII, 24-25. « Jésus [...] dit : Qu’il est difficile que ceux qui ont des richesses, entrent dans le royaume de Dieu ! 25. Il est plus aisé qu’un chameau passe par le trou d’une aiguille, que non pas qu’un riche entre dans le royaume de Dieu. »

Matthieu, XIX, 23-24. « Et Jésus dit à ses disciples : Je vous dis en vérité, qu’un riche entrera difficilement dans le royaume des cieux. 24. Je vous le dis encore une fois : Il est plus aisé qu’un chameau passe par le trou d’une aiguille, qu’un riche entre dans le royaume des cieux ».

Abrégé de la vie de Jésus-Christ, § 137-138, OC III, éd. J. Mesnard, p. 277. « Sur ce sujet, il déclare combien il est difficile qu’un riche soit sauvé. Et admire cette difficulté avec exclamation.

Et quelle récompense sera rendue à ceux qui auront tout quitté pour lui. »

Commentaire de la Bible de Port-Royal : « Le Fils de Dieu ne condamne [En marge : Chrysost. In Matth. hom. 64. August. Epist. 89, quaest. 4] pas les richesses en elles-mêmes, mais ceux dont le cœur y est attaché ; ceux qui imitent ce riche superbe qui méprisait le pauvre Lazare couché devant la porte de sa maison, qui mettait son espérance dans des richesses périssables, et qui se considérait comme heureux à cause de cette pourpre et de ce fin lin dont il se couvrait, et de cette bonne chère où il vivait. Car ce ne furent pas, comme dit saint Augustin, les richesses par elles-mêmes qui le conduisirent dans les supplices de l’enfer, mais ce fut et cet orgueil, et cette vaine confiance en des biens qui ne pouvaient que le rendre malheureux, et cette fausse consolation qu’il trouvait à jouir de tous ses plaisirs, dans le temps même qu’il abandonnait un pauvre dans sa dernière misère. Car qui doute, dit le même saint, que les riches qui observeront les commandements, qui donneront libéralement et avec joie de leur bien aux pauvres, qui ne seront point superbes et qui auront soin de se rendre riches en toutes sortes de bonnes œuvres, n’acquièrent aussi la vie éternelle, quoiqu’ils n’aient pas embrassé la perfection de l’Évangile [...]. Ce n’est donc pas un crime aux riches d’être riches ; mais de ne l’être pas comme ils le doivent, en n’usant pas des richesses selon les règles de l’Évangile ».

Ce que Pascal reproche aux casuistes dans les Provinciales, c’est d’encourager les riches à ne pas « vivre selon Dieu », en leur apportant des prétextes pour ne pas donner l’aumône aux pauvres, ou à user de tractations douteuses pour obtenir de l’argent.

Ferreyrolles Gérard, “Goldmann visionnaire”, Port-Royal au miroir du XXe siècle, Chroniques de Port-Royal, n° 49, p. 71-86. Voir notamment, p. 79 sq. Référence à saint Paul, Première épître aux Corinthiens, VII, 31, qui profère l’injonction « que ceux qui usent de ce monde soient comme n’en usant point ». Il s’agit de vivre dans le monde, mais sans être du monde.

La pensée esquissée par Pascal dans ce passage répond à la distinction augustinienne de l’uti et du frui : voir le fragment Prophéties VIII (Laf. 502-503, Sel. 738). Le chrétien ne doit pas jouir du monde, mais en user en prenant la volonté de Dieu pour fin.

La Bible de Port-Royal l’explique en ces termes : « Enfin ceux qui usent de ce monde etc., c’est-à-dire des choses de ce monde, n’y mettent point leur affection, mais n’en usent que pour la seule nécessité, rapportant tout cet usage à la pure gloire de Dieu ».

C’est sans doute de pareils textes qui ont suggéré à Lucien Goldmann l’idée de refus intramondain du monde qu’il a développée dans son livre Le Dieu caché pour l’attribuer à Pascal ; voir notamment p. 60 sq.

Quoi qu’en dise L. Goldmann, il n’y a pas de contradiction dans le fait de vivre dans le monde sans être du monde, mais seulement, comme le dit Pascal, une très grande difficulté, ce qui ne définit pas une situation tragique.