Pensées diverses III – Fragment n° 58 / 85 – Papier original : RO 442-3

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 137 p. 379 v° / C2 : p. 339

Éditions savantes : Faugère I, 324, XVI / Brunschvicg 870 / Tourneur p. 106-4 / Le Guern 599 / Lafuma 706 (série XXV) / Sellier 584

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Bibliographie

 

 

BARTMANN Bernard, Précis de théologie dogmatique, Mulhouse, Salvator, 1941.

FRIGO Alberto, L’esprit du corps. La doctrine pascalienne de l’amour, Paris, Vrin, 2016.

FRIGO Alberto et LE GUERN Michel, “Sur quelques sources inédites de Pascal”, XVIIe siècle, n° 269, 2015-4, p. 735-754.

KAWAMATA Koji, “Saint-Cyran inspirateur de Pascal”, The Journal of Social Sciences and Humanities, 63, 1968, p. 3-118.

ORCIBAL Jean, Les Origines du JansénismeV. La spiritualité de Saint-Cyran avec ses écrits de piété inédits, Paris, Vrin, 1962.

 

 

Éclaircissements

 

La suppression de ce texte dans l’édition de Port-Royal tient peut-être à ce que les éditeurs n’ont pas approuvé la comparaison des pouvoirs respectifs de l’Église et de l’État.

 

Lier et délier.

 

Allusion à ce que le Christ a dit à ses apôtres, et particulièrement à Pierre. Les clés symbolisent le pouvoir qui est donné à l’Église de remettre les péchés aux hommes, et de les libérer du poids de leurs fautes, et de leur ouvrir ainsi la porte des cieux. Ce pouvoir est dit de l’absolution (du latin absolvere). L’absolution est essentiellement un acte de pardon, qui se traduit par un affranchissement de tout lien d’excommunication, de suspension ou d’interdit, c’est-à-dire des peines et des sanctions que le pécheur peut avoir encourues.

Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, II, p. 400 sq. Transmission de la potestas clavium (pouvoir des clés), qui comprend la rémission des péchés. Dans Jean XX, 21 sq., Jésus-Christ transmet aux apôtres le pouvoir de rémission des fautes qu’il leur avait promis dans Matthieu, XVI, 17 sq., et XVIII, 18. Cette doctrine suppose à la base de l’Église un double fait : que Jésus comptait qu’il y aurait des péchés dans son Église après le baptême, et que les péchés auraient besoin du règlement objectif de l’Église et ne pourraient pas être effacés simplement par un acte privé et interne de repentir : p. 401-402. Le pouvoir de l’Église de remettre les péchés s’étend à tous les péchés sans exception : p. 408. Le pouvoir de rémission des péchés est exercé par un acte judiciaire : p. 410. La forme du sacrement de pénitence est l’absolution du prêtre ; cette absolution est consécratoire et elle opère le pardon ; elle n’est pas déclarative, en ce sens qu’elle prononcerait simplement que Dieu a pardonné le péché : p. 412.

Pascal remarqué que pour être efficace, l’efficacité du sacrement de pénitence exige non seulement l’absolution prononcée par le prêtre confesseur, mais une véritable disposition intérieure de contrition : voir Laf. 713, Sel. 591 : Ce n’est pas l’absolution seule qui remet les péchés au sacrement de pénitence mais la contrition qui n’est point véritable si elle ne recherche le sacrement.

Quoique dans la confession, l’Église demande des dispositions intérieures de contrition, elle ne peut décider du pardon que par des marques de pénitence, car elle ne peut pas pénétrer les cœurs. Dieu seul sait si la disposition du pénitent est une véritable contrition. Voir la pensée n° 10K (Laf. 923, Sel. 753). Sur les confessions et absolutions sans marques de regret. Dieu ne regarde que l’intérieur, l’Église ne juge que par l’extérieur. Dieu absout aussitôt qu’il voit la pénitence dans le cœur ; l’Église, quand elle la voit dans les œuvres.

L’expression lier et délier renvoie à deux passages de l’Évangile de saint Matthieu.

Matthieu XVI, 19. « Et je vous donnerai les clefs du royaume des cieux : et tout ce que vous lierez sur la terre, sera aussi lié dans les cieux ; et tout ce que vous délierez sur la terre, sera aussi délié dans les cieux ».

Commentaire de Port-Royal : ce que le Christ promet à saint Pierre, c’est

« qu’il lui donnera les clés du royaume des cieux, afin que tout ce qu’il liera sur la terre, soit aussi lié dans les cieux, et que tout ce qu’il déliera sur la terre, soit aussi délié dans les cieux. Il n’appartient certainement qu’à un Dieu, dit saint Chrysostome, de remettre les péchés, et de rendre non seulement l’Église immobile au milieu de tous les flots les plus impétueux du siècle, mais un homme et un pécheur plus ferme qu’un roc au milieu du soulèvement de toute la terre contre lui. Ainsi Jésus-Christ déclarant à cet apôtre qu’il lui donnerait cette fermeté de la pierre, et cette puissance de lier et de délier, il ne pouvait lui inspirer de plus dignes sentiments de sa divine personne, ni le confirmer plus fortement dans la foi qui l’avait porté à lui dire qu’il était Fils de Dieu.

Ces clefs dont il parle, marquent d’une manière figurée la puissance, comme l’on voit en effet, qu’on vient présenter au souverain les clefs d’une ville lorsqu’il y entre, pour marquer qu’il en est le maître. Et ces clefs doivent s’entendre par rapport au royaume des cieux ; c’est-à-dire, qu’elles signifient la puissance d’ouvrir ce royaume céleste ou de le fermer. Or ce royaume des cieux est le royaume de Jésus-Christ, commencé ici-bas sur la terre, et consommé dans le ciel. La puissance qu’il donnait donc à saint Pierre, était une puissance spirituelle et céleste, qui tendait à disposer sur la terre, et à conduire jusqu’au ciel ceux qui seraient dignes d’y parvenir. C’était un pouvoir universel de faire ici-bas tout ce qui devait contribuer à l’accroissement et à la consommation du royaume du Fils de Dieu, soit en remettant, ou en retenant les péchés ; soit en exhortant ou en corrigeant et punissant les rebelles ; soit en usant de toute l’autorité de Dieu même pour commander, pour accorder ou refuser, ou pour dispenser, selon les règles de l’Évangile et la lumière du Saint-Esprit : ce qui est généralement exprimé par ces termes figurés de lier et de délier. Et quand il est dit : Tout ce que vous lierez ou délierez sur la terre, sera lié ou délié dans le ciel ; cela signifie que tout ce que les pasteurs feraient ici-bas pour lier ou pour délier les hommes, serait confirmé en même temps par le chef suprême de toute l’Église, assis dans le ciel et dans sa gloire à la droite de son Père. »

Mais ce pouvoir ne doit pas, selon l’auteur de cette note, se transformer en tyrannie.

« Mais il y a », dit saint Jérôme, « des évêques et des prêtres, qui n’entendant pas ces paroles, se laissent aller en quelque sorte à l’orgueil des pharisiens, soit pour condamner des innocents, soit pour croire pouvoir absoudre des criminels. Or Dieu a égard alors », ajoute ce saint, « non pas tant au jugement des pasteurs, qu’à la vie de ceux qui sont coupables ou innocents : Cum apud Deum non sententia sacerdotum, sed reorum vita quaeratur. Nous lisons dans le Lévitique qu’il est ordonné aux lépreux de se présenter aux prêtres, afin que s’ils ont véritablement la lèpre, ils soient déclarés impurs par le prêtre. Ce n’était pas », continue ce Père, « que les prêtres eussent le pouvoir de les rendre impurs et lépreux : Non quo sacerdotes leprosos faciant et immundos ; mais c’est que la connaissance de ceux qui étaient lépreux et de ceux qui ne l’étaient pas leur appartenait, et qu’ils pouvaient discerner le pur d’avec l’impur. De même donc », conclut-il, « que le prêtre déclarait alors pur et impur celui qui se présentait comme lépreux ; aussi l’évêque ou le prêtre dit ou délie maintenant..., c’est-à-dire, qu’après qu’il a entendu tous les différents péchés des hommes, il sait qui doit être lié ou délié par l’autorité de sa charge ; qui sont ceux qu’il doit absoudre, ou qui sont ceux à qui il doit refuser une absolution précipitée, qui serait, selon saint Cyprien, également pernicieuse à ceux qui la donneraient, et inutile à ceux qui la recevraient [Cyprian. De laps. Id. epist. 6]. »

L’application à la situation des membres de Port-Royal dans la persécution intérieure dont ils sont l’objet est faite implicitement dans la suite de cette note :

« Saint Augustin dit que de son temps il se voyait des exemples de l’abus que faisaient quelques pasteurs de la puissance qu’ils avaient reçue pour lier ou pour délier. La divine providence permet, dit ce Père, que des gens de bien soient quelquefois chassés de l’assemblée chrétienne, par un effet de la passion et de la violence des hommes charnels. Mais lorsqu’ils souffrent avec toute la patience qu’ils doivent, et pour la paix de l’Église, cet outrage si sensible, sans s’engager dans aucunes nouveautés ou de schismes ou d’hérésies ; ils apprennent à tous les hommes par leur exemple, combien doit être sincère et solide la charité avec laquelle il faut servir Dieu. Or le dessein de ces hommes pacifiques est de rentrer dans la société chrétienne aussitôt que la tempête aura été apaisée ; ou si cela ne leur est point permis, soit par la continuation de cette même tempête, soit pour empêcher qu’il ne s’en élève encore une semblable, ou une plus grande par leur retour, ils ont toujours une ferme volonté de servir ceux mêmes à la violence desquels ils ont été obligés de céder sans faire aucune assemblée particulière, et défendant jusqu’à la mort la foi qu’ils savent être prêchée dans l’Église catholique. Et le Père céleste qui pénètre dans le secret de leur cœur les couronne aussi dans le secret : His coronat in occulto Pater, in occulto videns. Or quoique ce genre d’homme semble être rare, ajoute saint Augustin, il y en a néanmoins des exemples, et en plus grand nombre même qu’on ne peut croire : Rarum hoc videtur genus, sed tamen exempla non desunt : imo plura sunt quam credi potest » [August. de vera relig. c. 6, n. 11].

Une autre référence pertinente est Matthieu XVIII, 18. « Je vous le dis en vérité, tout ce que vous lierez sur la terre, sera lié aussi dans le ciel ; et tout ce que vous délierez sur la terre, sera aussi délié dans le ciel. »

Le commentaire de Port-Royal insiste sur le fait que le pardon accordé par l’Église dans le monde n’est pas une mesure purement juridique, mais qu’il a une efficacité dans le ciel, autrement dit une portée surnaturelle. De telle sorte que l’efficacité du pardon accordé par l’absolution exige, de la part du pécheur auquel il est accordé, des dispositions nées de la charité. De même que l’autorité qui accorde l’absolution doit agir conformément à la mission que lui a prescrite le Christ, le bénéficiaire de ce pardon doit agir par le mouvement de la grâce.

Commentaire de Port-Royal :

« Jésus-Christ venait de dire Que celui qui refuserait d’écouter l’Église, devait être regardé comme un païen et un publicain. Mais prévoyant que cet homme endurci dans son péché pourrait bien par un mouvement d’orgueil se mettre au-dessus de la condamnation de l’Église même, et mépriser son jugement, il déclare, dit saint Jérôme, que les Apôtres auraient tout pouvoir de lier et de délier ; et que leur sentence contre ceux qu’ils condamneraient, serait confirmée par la sentence de Dieu même : Potestatem tribuit Apostolis, ut sciant qui a talibus condemnantur, humanam sententiam divina sententia roborari [Chrysost. in Matth. Homil. 61]. Or tout cela, comme le remarque saint Chrysostome, ne tend, selon cet esprit de charité qui règne toujours dans l’Église, qu’à frapper encore plus fortement au cœur de ceux qui s’élèvent dans ses sentiments d’orgueil contre ce qu’ils doivent à leurs frères et à leurs pasteurs. Car c’est pour cette raison que Jésus-Christ fait succéder trois espèces de tribunaux ou de jugements les uns aux autres ; afin que si le pécheur ne se rend pas au premier, il soit plus pressé d’acquiescer au second ; que si le second lui est encore inutile, il se soumette au troisième, qui est celui de l’Église ; et que si enfin son mépris s’étend jusques à l’Église, qu’il doit respecter comme Dieu même, la frayeur dont il pourra être frappé, se voyant lié et condamné sur la terre par l’autorité des ministres de Jésus-Christ, à qui il a confié sa puissance, et la vue des supplices éternels dont il est menacé, le fassent enfin rentrer en lui-même, et recourir à la pénitence.

Le Sauveur ajoute, pour confirmer le pouvoir qu’il donne aux ministres de son Église, que si deux d’entre ses disciples s’unissaient ensemble sur la terre pour demander quelque chose que ce fût elle leur serait accordée par son Père qui est dans les cieux. Ce qui est de même que s’il leur disait : Comment mon Père ne ratifierait-il pas dans les cieux ce qu’auront fait sur la terre ceux que j’établis les chefs de mon Église, et les dépositaires de ma puissance, puisque je dis même, qu’il ne refusera rien de tout ce que deux seulement d’entre vous lui demanderont étant bien unis ensemble ? Mais il faut bien remarquer que cette union doit être formée par le Saint-Esprit et par son amour : ce qui suppose par conséquent que ce qu’ils demanderont sera conforme aux désirs de cet Esprit saint ; ou que ce sera lui-même qui priera en eux, comme dit saint Paul [Rom. 8 26]. Si donc deux personnes unies ensemble par ce lien sacré de la charité, ont une si grande force pour obtenir du Père céleste tout ce qu’elles lui demandent, parce qu’elles ne demandent rien que de conforme à sa volonté ; comment refuserait-il toute l’Église, dont les prières sont d’une vertu sans comparaison plus efficace, soit pour la punition, ou pour la conversion de celui qui se révolte contre son autorité, et contre tous les témoignages de sa charité ? Car il suffit, comme dit encore Jésus-Christ, que deux ou trois personnes soient assemblées en son nom, c’est-à-dire comme les membres du chef divin de l’Église, qui n’envisagent que sa gloire, et qui s’appuient non sur eux-mêmes, mais sur sa grâce ; pour l’engager à se trouver au milieu d’elles, à les exaucer, et à leur donner son assistance dans tous leurs besoins. D’où il s’ensuit, selon la conséquence naturelle qu’on doit en tirer qu’il ne peut manquer d’être présent au milieu de son Église, de l’assister de ses divines lumières, et de confirmer ses décisions et ses jugements toutes les fois qu’elle est ainsi assemblée en son nom, et par son autorité dans les saints conciles, soit pour éclaircir les points de la foi qui sont contestés, soit pour faire divers règlements en ce qui regarde la discipline et les mœurs. »

Dans la Provinciale X, § 6, « Montalte » reproche au père jésuite de n’avoir pas une juste conscience de son ministère, qui lui donne le pouvoir de lier et de délier : « Mais, mon Père, jugez-vous qu’un homme soit digne de recevoir l’absolution quand il ne veut rien faire de pénible pour expier ses offenses ? Et quand des personnes sont en cet état, ne devriez-vous pas plutôt leur retenir leurs péchés, que de les leur remettre ? Avez-vous l’idée véritable de votre ministère, et ne savez-vous pas que vous y exercez le pouvoir de lier et de délier ? Croyez-vous qu’il soit permis de donner l’absolution indifféremment à tous ceux qui la demandent, sans reconnaître auparavant si Jésus-Christ délie dans le ciel ceux que vous déliez sur la terre ? »

Le présent fragment doit être lu en rapport avec cette dixième Provinciale, qui traite du problème de la confession, de la pénitence et des dispositions intérieures nécessaires à l’absolution, notamment la contrition.

Pascal répond principalement au danger de tyrannie indiqué plus haut par saint Augustin. Il compare le droit de l’Église de lier et délier à l’ordre politique qui règle les rapports du pouvoir du roi de France et des parlements.

 

Dieu n’a pas voulu absoudre sans l’Église. Comme elle a part à l’offense, il veut qu’elle ait part au pardon.

 

Comme elle a part à l’offense : le péché est toujours une faute contre les commandements de Dieu que l’Église a pour mission de répandre et de faire respecter. En ce sens, le péché est nécessairement toujours dans une certaine mesure une faute contre l’Église.

 

Il l’associe à ce pouvoir comme les rois les parlements. Mais si elle absout ou si elle lie sans Dieu, ce n’est plus l’Église. Comme au parlement, car encore que le roi ait donné grâce à un homme si faut‑il qu’elle soit entérinée,

 

Il l’associe à ce pouvoir comme les rois les parlements : entendre comme les rois associent les parlements...

Ce passage repose sur une analogie entre le fonctionnement du pouvoir politique, dans lequel les parlements modèrent celui des rois, et celui de l’Église, que le Christ associe au pardon qu’il accorde aux pécheurs.

Comme le remarque A. Frigo, le mot « entériner » est un terme technique : Furetière le signale comme « terme de palais », au sens de « donner sentence ou arrêt sur une requête ou quelques lettres de chancellerie, et en adjuger les conclusions ; ce mot s’est dit apparemment d’abord des lettres de restitution en entier, et depuis s’est étendu à toutes sortes de requêtes ». Le Dictionnaire civil et canonique contenant les étymologie, définitions, divisions et principes du droit français [...] de M.***, avocat au parlement, Paris, Besoigne et Bobin, 1687, donne la définition suivante : « Entérinement signifie confirmation, approbation. Il est beaucoup en usage parmi les jurisconsultes et les praticiens : ils disent que des lettres de grâce ou de restitution ont été entérinées, lorsque le juge auquel elles ont été adressées pour examiner si l’impétrant a exposé la vérité au roi, les confirme par son jugement ».

Le thème du sacrement de la pénitence et du « ministère des clés » que le prêtre exerce lorsqu’il l’administre et accorde l’absolution découle des citations citées plus haut, notamment de Matthieu XVI, 19. L’argumentation porte essentiellement sur une difficulté à laquelle sont traditionnellement confrontés les tenants de la contrition dans le cadre du vaste débat théologique sur le rôle respectif à accorder à celle-ci et à l’attrition parmi les dispositions du pénitent.

De manière apparemment paradoxale, Pascal mobilise l’image du parlement pour expliciter sa thèse.

Pourtant la tradition, à l’exception notable de saint Bernard, ne semble pas autoriser des similitudes empruntées aux réalités sociales et politiques pour expliquer le « pouvoir des clés » accordé aux prêtres.

Pascal lui-même a souligné la différence qui existe entre l’Église et les institutions humaines dans le fragment Laf. 569, Sel. 473 : Le pape est premier. Quel autre est connu de tous, quel autre est reconnu de tous, ayant pouvoir d’insinuer dans tout le corps parce qu’il tient la maîtresse branche qui s’insinue partout Qu’il était aisé de faire dégénérer cela en tyrannie. C’est pourquoi Jésus-Christ leur a posé ce précepte : Vos autem non sic : la formule finale souligne que le gouvernement de l’Église ne doit pas imiter celui de l’État.

Il est de fait que, pour Pascal, l’Église et l’État diffèrent d’ordre. Mais la comparaison entre les deux pouvoirs qu’il propose dans le présent fragment repose précisément sur cette séparation. À côté du pouvoir politique, l’Église possède un pouvoir propre. Jean Domat en donne une idée dans Les quatre livres du droit public, Livre VI, Tit. XIX, sect. I, De l’usage de l’usage de la puissance temporelle en ce qui regarde l’Église, éd Goyard-Fabre, Université de Caen, 1989, p. 345 sq. :

« Les devoirs qu’ordonne la religion sont de deux sortes : l’une, de ceux qui regardent les dispositions intérieures de l’esprit et du cœur de chaque personne, et qui demandent dans l’esprit la connaissance et la croyance des mystères et des vérités qu’elle nous enseigne, et dans le cœur un respect et un amour de ces vérités de toutes ces lois, soit qu’elles se bornent à ce qui se passe à l’intérieur de l’esprit et du cœur, soit qu’elles ordonnent quelques devoirs dans l’extérieur, et qui se rapportant à d’autres personnes, ou même au public. C’est de cette seconde sorte de devoirs que sont ceux qui demandent en quelques occasions l’usage de la puissance temporelle ; ce qui les distingue des autres, où cette puissance n’a pas son usage, et dont les puissances spirituelles doivent maintenir l’observation.

Pour tout ce qui se passe dans l’intérieur de l’esprit et du cœur de l’homme, l’Église a ses voies proportionnées pour ramener à leur devoir ceux qui s’en égarent ; mais sans aucun besoin du secours de la puissance temporelle, et elle met seulement la sienne en usage. Cette puissance qui est propre à l’Église consiste au pouvoir de lier et délier, par le ministère qu’on appelle la puissance des clefs, mises entre les mains de saint Pierre, chef de l’Église, et de ses successeurs, et qui par eux se communique à ceux qui ont part à ce ministère et à cette puissance qu’ils exercent dans l’administration des sacrements par les voies qui lient et délient, et par cette double fonction, ouvrent ou ferment les portes des cieux, et c’est à quoi la puissance temporelle n’a aucun droit, ni aucune part.

Pour ce qui se passe dans l’extérieur des actions de l’homme, et qui peut avoir quelque rapport à l’ordre public de la société, tout ce qui viole ou blesse quelque devoir de la religion, et va aussi à troubler cet ordre, est réprimé par l’autorité de la puissance temporelle, qui impose les peines que peut mériter la qualité du fait, selon les circonstances [...]. Ainsi, pour ce qui regarde les premiers devoirs de la religion, comme les règles de la croyance sincère et fidèle des mystères et des vérités de la foi renferment le devoir de faire une profession publique de cette foi, et de ne rien enseigner ou publier qui y soit contraire, il est du pouvoir et du devoir des princes de réprimer et punir ceux qui blessent ces règles, et qui enseignent ou publient de faux dogmes ou des propositions erronées contre la foi de l’Église ; et les princes s’acquittent de ce devoir, non en jugeant de la doctrine, ce qui n’appartient qu’à l’Église même et à ses ministres, mais en faisant examiner par eux les faux dogmes et les erreurs, et imposant à ceux qui, après les avoir soutenues, refusent de se rétracter, les peines que peut mériter leur rébellion à l’Église, et le trouble qu’ils causent dans l’ordre public, où les divisions sur la foi peuvent être suivies de séditions, ou d’autres inconvénients considérables. »

Les limites des deux pouvoirs de l’Église et de l’État sont donc nettes, mais elles n’empêchent pas qu’ils puissent entretenir un rapport figuratif, jusqu’à un certain point du moins.

Il faut comparer le texte de Pascal à une page de Saint-Cyran, publiée par J. Orcibal, Les Origines du Jansénisme, V. La spiritualité de Saint-Cyran avec ses écrits de piété inédits, p. 387, et signalée par Koji Kawamata dans son étude “Saint-Cyran inspirateur de Pascal”, p. 4-8, et surtout par Alberto Frigo dans l’article de Frigo Alberto et Le Guern Michel, “Sur quelques sources inédites de Pascal”, p. 735-754, qui y trouve une source du présent fragment : « Quand le Roi donne abolition d’un crime, on est toujours obligé à l’entérinement qui se fait par le Parlement où sont ses juges, comme les prêtres dans l’Église, qui font ce que le Parlement fait, le font à l’égard du pécheur à qui Dieu a déjà donné abolition de son crime par la secrète confession sans exclure la grâce que les prêtres donnent par l’absolution. »

Saint-Cyran revient à plusieurs reprises sur ce thème, de la mise en parallèle de l’Église et du parlement. Voir d’autres Pensées sur la Pénitence : « Celui qui a reçu du Roi l’absolution d’un crime ne se contente pas d’avoir reçu cette grâce scellée d’un grand sceau ; sachant l’ordre qu’il a établi de sa justice en son royaume, il court pour avoir le plus tôt qu’il pourra l’entérinement de ces lettres de grâces, sans lesquelles l’absolution ne lui servirait de rien. [...] La contrition qu’un grand pécheur forme dans l’âme par la grâce de Dieu est son absolution, mais s’il néglige d’aller au prêtre et de faire [...] sa grâce en son tribunal et de lui dire tout ce qui est de son crime pour en recevoir par lui son absolution, il déchet de sa grâce qui ne lui a été donnée qu’à cette condition et qui en toute manière demeure imparfaite, si l’autorité judicielle du prêtre ne la ratifie par une nouvelle grâce qu’il produit dans l’âme du pécheur converti auparavant » (J. Orcibal, Les Origines du Jansénisme,V, cit., p. 343). Saint-Cyran s’appuie sur une similitude inattendue : « [L’]absolution n’empêche pas qu’ils [les péchés] ne soient remis auparavant par la contrition. Lisez Thomas Valdensis [...] et vous verrez que suivant la tradition, et particulièrement saint Augustin, il dit que par la contrition le pécheur est absous de facto, et par le prêtre de jure. J’ai autrefois mandé, que c’est comme l’abolition et l’entérinement. L’un[e] se fait en privé, l’autre en public ; l’une par la grâce du prince, l’autre par la loi publique et par les Juges. Car le prince entend qu’on garde l’ordre établi pour la rémission des crimes, et que ces rémissions et grâces demeurent nulles, si elles ne sont ratifiées et confirmées par la voie publique des juges qu’il a établis. Et si quelqu’un se contentait de la simple abolition sans faire entériner, il courrait risque d’être pendu comme criminel ; comme celui qui tarderait d’aller au prêtre après la contrition serait coupable devant Dieu, et perdrait bientôt sa grâce. Les vrais héritiers d’un prince feudataire du roi ou de l’empereur, sont vrais maîtres du bien après la mort de leur père ; mais s’ils ne prennent bientôt l’investiture du Prince, ils courent risque de les perdre. Saint Bernard exprime l’effet des sacrement par l’investiture. Mais l’entérinement qui suit l’abolition, l’exprime mieux ». Voir Saint-Cyran, Lettres chrétiennes et spirituelles […] qui n’ont point été imprimées jusqu’à présent, s. l., 1744, t. II, p. 699.

Alberto Frigo a étudié dans sa thèse, L’esprit du corps, chapitres IV et V notamment, à laquelle on ne peut que renvoyer ici, les limites que comporte cette analogie établie par Pascal entre ordre politico-juridique et ordre de la charité.

 

mais si le parlement entérine sans le roi ou s’il refuse d’entériner sur l’ordre du roi, ce n’est plus le parlement du roi mais un corps révolté.

 

Les lois du royaume ou les décrets que le souverain promulgue ne sont pas directement applicables dans le royaume. Ils doivent être examinés, vérifiés et entérinés par les parlements de Paris et des provinces. C’est a fortiori le cas lorsque le souverain pontife, savoir le pape, publie une bulle ou un décret, qui ne peut être appliqué en France qu’après vérification.

Mais si elle absout ou si elle lie sans Dieu, ce n’est plus l’Église : comme le droit de délier est donné par le Christ sous condition que cela soit fait au nom de Dieu, si la décision prise par l’Église est purement politique ou humaine, elle perd l’inspiration qui est son fondement.

Pascal se souvient sans doute ici des épisodes de la Fronde parlementaire, et sans doute de l’institution de la Chambre Saint Louis. Voir dans le Dictionnaire du grand siècle dirigé par F. Bluche, les articles Parlements et Parlement de Paris, p. 1151-1153, qui expliquent brièvement comment les parlements entreprennent parfois de résister à l’autorité du souverain, sous prétexte qu’ils représentent la nation et défendent ses droits. Ils affirment donc fermement leur droit à vérifier et éventuellement à récuser les décrets royaux. C’est l’un des thèmes récurrents de la Fronde, dont le souvenir a peut-être inspiré à Pascal certains aspects de ce fragment. Lorsque le conflit ne trouve aucune issue, un lit de justice parvient généralement à y mettre fin. Voir sur ce sujet les pages que le cardinal de Retz consacre à ces entreprises dans ses Mémoires, en faveur des parlements, contre le ministre Mazarin. Pascal s’est déclaré contre les frondeurs dans une lettre qu’il a adressée aux Périer en 1657, OC III, éd. J. Mesnard, p. 1202 sq. Sur la Fronde, lire l’article de Hubert Carrier dans le Dictionnaire du Grand Siècle (Fayard, 1990), p. 624-626, le livre de Méthivier Hubert, La Fronde, Paris, P. U. F., Paris, 1984, et dans XVIIe siècle, numéro spécial sur la Fronde, 145, octobre-décembre 1984.