Pensées diverses III – Fragment n° 59 / 85 – Papier original : RO 442-4
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 137 p. 379 v° / C2 : p. 339
Éditions savantes : Faugère I, 266, II / Havet Prov. n° 442 p. 287 / Brunschvicg 898 / Tourneur p. 106-5 / Le Guern 600 / Lafuma 707 (série XXV) / Sellier 585
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Bibliographie ✍
Cet aspect de la critique adressée par Pascal aux jésuites semble n’avoir fait l’objet d’aucune étude critique particulière. Voir la bibliographie de l’édition des Provinciales et des Pensées de la Pochothèque, p. 251-260. On trouve cependant des éléments utiles sur ce sujet dans le livre de FERREYROLLES Gérard, Pascal et la raison du politique, Presses Universitaires de France, Paris, 1984. |
✧ Éclaircissements
Ils ne peuvent avoir la perpétuité
Sur le sens du mot perpétuité, voir le dossier de la liasse Perpétuité.
La perpétuité enferme deux aspects : d’une part, la durée dans le temps, d’autre part la continuité et l’immutabilité dans l’esprit et dans le message : c’est ainsi qu’il y a, selon Pascal, une perpétuité qui unit la religion chrétienne à la religion juive. Voir Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, II, p. 200 sq.
Les jésuites ne peuvent avoir la perpétuité, car la fondation de leur ordre date du siècle précédent. Les dominicains, avec lesquels ils ont été en conflit, sont d’une ancienneté bien plus considérable.
D’autre part, Pascal estime que les jésuites de son temps ont beaucoup dégénéré par rapport aux fondateurs de l’ordre, notamment Ignace de Loyola.
Selon la XIIIe Provinciale, Pascal projetait de consacrer à ce point une étude de fond. Sur la diversité des casuistes et de leurs opinions probables, il déclare, éd. Cognet, p. 253 : « C'est [...] cette variété qui vous confond davantage. L'uniformité serait plus supportable : et il n'y a rien de plus contraire aux ordres exprès de saint Ignace et de vos premiers Généraux que ce mélange confus de toutes sortes d'opinions. Je vous en parlerai peut-être quelque jour, mes Pères, et on sera surpris de voir combien vous êtes déchus du premier esprit de votre Institut, et que vos propres Généraux ont prévu que le dérèglement de votre doctrine dans la morale pourrait être funeste non seulement à votre Société, mais encore à l'Église universelle. » En matière de théologie dogmatique et de théologie morale, les jésuites estiment que les casuistes modernes doivent être suivis plutôt que les anciens Pères. Une compagnie qui évolue à contre-courant des intentions de ses fondateurs ne peut visiblement pas jouir d’une quelconque perpétuité.
Pascal a pris quelques notes dans les Pensées sur la déchéance de la Compagnie de Jésus par rapport à ses débuts. Voir par exemple la Pensée n° 7G (Laf. 920, Sel. 750). Nous-mêmes n’avons pu avoir de maximes générales. Si vous voyez nos constitutions à peine nous connaîtrez-vous : elles nous font mendiants et exclus des cours et cependant, etc. Mais ce n’est pas les enfreindre, car la gloire de Dieu est partout. Il y a diverses voies pour y arriver. Saint Ignace a pris les unes et maintenant d’autres.
Sur les origines de la Compagnie de Jésus, et les intentions qui ont présidé à sa création, voir O’Malley John, Les premiers jésuites, 1540-1565, Paris, Desclée de Brouwer, 1999.
et ils cherchent l’universalité.
En quel sens les jésuites cherchent-ils l’universalité ?
Ils estiment que le destin de l’Église se confond avec celui de leur Compagnie, et qu’ils ont le droit de s’identifier à l’Église catholique, et de s’arroger son universalité. Le fragment Laf. 954, Sel. 789 exprime cette idée dans une phrase qui doit certainement être attribuée à un jésuite : Accordez-moi ce principe et je vous prouverai tout. C’est que la Société et l’Église courent même fortune.
Voir la Ve Provinciale, éd. Cognet, Garnier, p. 75 : « Sachez donc que leur objet n'est pas de corrompre les mœurs : ce n'est pas leur dessein. Mais ils n'ont pas aussi pour unique but celui de les réformer. Ce serait une mauvaise politique. Voici quelle est leur pensée. Ils ont assez bonne opinion d'eux-mêmes pour croire qu'il est utile et comme nécessaire au bien de la religion que leur crédit s'étende partout, et qu'ils gouvernent toutes les consciences. »
Les jésuites sont habiles à recourir à des doctrines qui attirent l’adhésion de tout le monde.
Leur volonté de domination universelle conduit les jésuites à répandre leur doctrine partout, et spécialement celle des opinions probables, qui tend à s’accommoder à toutes sortes de personnes, et à attirer l’adhésion de tout le monde. Voir, dans la cinquième Provinciale, éd. Cognet, Garnier, p. 77-78 : « Ainsi ils en ont pour toutes sortes de personnes et répondent si bien selon ce qu'on leur demande, que, quand ils se trouvent en des pays où un Dieu crucifié passe pour folie, ils suppriment le scandale de la Croix et ne prêchent que Jésus-Christ glorieux, et non pas Jésus-Christ souffrant : comme ils ont fait dans les Indes et dans la Chine, où ils ont permis aux chrétiens l'idolâtrie même, par cette subtile invention, de leur faire cacher sous leurs habits une image de Jésus-Christ, à laquelle ils leur enseignent de rapporter mentalement les adorations publiques qu'ils rendent à l'idole Chacimchoan et à leur Keum-fucum [...]. Voilà de quelle sorte ils se sont répandus par toute la terre à la faveur de la doctrine des opinions probables, qui est la source et la base de tout ce dérèglement. »
La théologie pélagienne qu’ils défendent s’est imposée dans toute la société : comme le déclare le « nouveau thomiste » de la IIe Provinciale, éd. Cognet, Garnier, p. 32-33, « les jésuites, qui, dès le commencement de l'hérésie de Luther et de Calvin, s'étaient prévalus du peu de lumières qu'a le peuple pour discerner l'erreur de cette hérésie d'avec la vérité de la doctrine de saint Thomas, avaient en peu de temps répandu partout leur doctrine avec un tel progrès, qu'on les vit bientôt maîtres de la créance des peuples, et nous en état d'être décriés comme des calvinistes et traités comme les jansénistes le sont aujourd'hui, si nous ne tempérions la vérité de la grâce efficace par l'aveu, au moins apparent, d'une suffisante ».
On peut aussi considérer comme une forme d’ambition de l’universalité la conduite des jésuites à l’égard du pape. On sait que, selon le fragment Laf. 569, Sel. 473, Le pape est premier. Quel autre est connu de tous ? quel autre est reconnu de tous, ayant pouvoir d’insinuer dans tout le corps parce qu’il tient la maîtresse branche qui s’insinue partout ? Qu’il était aisé de faire dégénérer cela en tyrannie ! Pascal reproche à plusieurs reprises aux jésuites d’avoir trompé le pape sur les propositions condamnées dans l’Augustinus, et d’usurper ainsi contre leurs ennemis l’autorité universelle du successeur de Pierre.
Pascal tourne cette idée en ironie lorsque, dans la XVIIe Provinciale, éd. Cognet, Garnier, p. 348, il écrit au P. Annat, toujours présent lorsqu’il s’agit de combattre Port-Royal : « même le Pape a dit qu'il a condamné la doctrine de Jansénius dans ces cinq propositions, parce qu'il a supposé qu'elle était la même que ces cinq propositions ? Et comment ne l'eût-il pas cru ? Votre Société ne publie autre chose ; et vous-même, mon père, qui avez dit qu'elles y sont mot à mot, vous étiez à Rome au temps de la censure, car je vous rencontre partout. »
La même idée revient pour la Compagnie dans son ensemble : voir le fragment Laf. 965, Sel. 799. Lettre des établissements violents des jésuites partout.
Et pour cela ils font toute l’Église corrompue afin qu’ils soient saints.
Faute de pouvoir (ou de vouloir) devenir vraiment saints, les jésuites corrompent les règles de morale de l’Église, afin qu’en comparaison, ils puissent passer pour vertueux. Pascal explique comment ils y parviennent par le moyen de la doctrine des opinions probables, dans le premier Écrit des curés de Paris, § 3, in Les Provinciales, éd. Cognet, Garnier, p. 405 : « Ce qu’il y a de plus pernicieux dans ces nouvelles morales, est qu’elles ne vont pas seulement à corrompre les mœurs, mais à corrompre la règle des mœurs ; ce qui est d’une importance tout autrement considérable. Car c’est un mal bien moins dangereux et bien moins général d’introduire des dérèglements, en laissant subsister les lois qui les défendent, que de pervertir les lois et de justifier les dérèglements ; parce que, comme la nature de l’homme tend toujours au mal dès sa naissance, et qu’elle n’est ordinairement retenue que par la crainte de la loi, aussitôt que cette barrière est ôtée, la concupiscence se répand sans obstacle ; de sorte qu’il n’y a point de différence entre rendre les vices permis et rendre tous les hommes vicieux. »
Les Pensées font écho à la même idée :
Laf. 679, Sel. 558. Prov. Ceux qui aiment l’Église se plaignent de voir corrompre les mœurs ; mais au moins les lois subsistent. Mais ceux-ci corrompent les lois : le modèle est gâté.