Pensées diverses III – Fragment n° 60 / 85 – Papier original : RO 429-4
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 137 p. 379 v° / C2 : p. 339
Éditions savantes : Faugère I, 318, IV / Brunschvicg 877 / Tourneur p. 107-1 / Le Guern 601 / Lafuma 708 (série XXV) / Sellier 586
______________________________________________________________________________________
Bibliographie ✍
FERREYROLLES Gérard, “Le prince selon Pascal”, in L’image du souverain dans les lettres françaises des guerres de religion à la révocation de l’édit de Nantes, Paris, Klincksieck, 1985, p. 169-176. FERREYROLLES Gérard, Pascal et la raison du politique, Presses Universitaires de France, Paris, 1984. SELLIER Philippe, “De la tyrannie”, in FERREYROLLES Gérard (dir.), Justice et force. Politiques au temps de Pascal, Actes du colloque de Clermont-Ferrand, 20-23 septembre 1990, Klincksieck, Paris, 1996, p. 365-374. |
✧ Éclaircissements
Papes.
Les rois disposent de leur empire, mais les papes ne peuvent disposer du leur.
On peut être surpris au premier regard de voir Pascal placer la position du souverain politique plus haut que celle du pape. Il faut, pour comprendre le présent fragment, se reporter aux textes dans lesquels il expose les principes de sa politique.
Premier discours sur la condition des Grands, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1030 :
« Ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possédez les richesses dont vous vous trouvez maître, que celui par lequel cet homme se trouvait roi. Vous n’y avez aucun droit de vous-même et par votre nature, non plus que lui : et non seulement vous ne vous trouvez fils d’un duc, mais vous ne vous trouvez au monde, que par une infinité de hasards. Votre naissance dépend d’un mariage, ou plutôt de tous les mariages de ceux dont vous descendez. Mais d’où ces mariages, dépendent-ils ? D’une visite faite par rencontre, d’un discours en l’air, de mille occasions imprévues.
Vous tenez, dites-vous, vos richesses de vos ancêtres ; mais n’est-ce pas par mille hasards que vos ancêtres les ont acquises et qu’ils les ont conservées ? Vous imaginez-vous aussi que ce soit par quelque loi naturelle que ces biens ont passé de vos ancêtres à vous ? Cela n’est pas véritable. Cet ordre n’est fondé que sur la seule volonté des législateurs qui ont pu avoir de bonnes raisons, mais dont aucune n’est prise d’un droit naturel que vous ayez sur ces choses. S’il leur avait plu d’ordonner que ces biens, après avoir été possédés par les pères durant leur vie, retourneraient à la république après leur mort, vous n’auriez aucun sujet de vous en plaindre.
Ainsi tout le titre par lequel vous possédez votre bien n’est pas un titre de nature, mais d’un établissement humain. Un autre tour d’imagination dans ceux qui ont fait les lois vous aurait rendu pauvre ; et ce n’est que cette rencontre du hasard qui vous a fait naître, avec la fantaisie des lois favorables à votre égard, qui vous met en possession de tous ces biens.
Je ne veux pas dire qu’ils ne vous appartiennent pas légitimement, et qu’il soit permis à un autre de vous les ravir ; car Dieu, qui en est le maître, a permis aux sociétés de faire des lois pour les partager ; et quand ces lois sont une fois établies, il est injuste de les violer. C’est ce qui vous distingue un peu de cet homme qui ne posséderait son royaume que par l’erreur du peuple ; parce que Dieu n’autoriserait pas cette possession et l’obligerait à y renoncer, au lieu qu’il autorise la vôtre. Mais ce qui vous est entièrement commun avec lui, c’est que ce droit que vous y avez n’est point fondé, non plus que le sien, sur quelque qualité et sur quelque mérite qui soit en vous et qui vous en rende digne. Votre âme et votre corps sont d’eux-mêmes indifférents à l’état de batelier, ou à celui de duc ; et il n’y a nul lien naturel qui les attache à une condition plutôt qu’à une autre. »
Ferreyrolles Gérard, “Le prince selon Pascal”, in L’image du souverain dans les lettres françaises des guerres de religion à la révocation de l’édit de Nantes, p. 169-176.
Il semblerait que ce premier texte exclue que les rois et les princes disposent de leur empire, puisque c’est le hasard qui leur a attribué leur état.
En réalité, c’est l’inverse qui s’impose.
Le Second écrit sur la condition des Grands, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1032, complète les thèses précédentes en ces termes :
« Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs ; car il y a des grandeurs d’établissement et des grandeurs naturelles. Les grandeurs d’établissement dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains états et y attacher certains respects. Les dignités et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore les nobles, en l’autre les roturiers ; en celui-ci les aînés, en cet autre les cadets. Pourquoi cela ? Parce qu’il a plu aux hommes. La chose était indifférente avant l’établissement : après l’établissement elle devient juste, parce qu’il est injuste de la troubler ».
Ce n’est donc pas parce que le hasard attribue à tel homme un pouvoir qu’il ne peut pas disposer des biens qu’il a reçus.
Bien au contraire, Dieu leur a attribué ces biens et ces pouvoirs pour qu’ils en disposent librement.
Le Troisième écrit sur la condition des Grands, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1034, conclut en ces termes :
« Vous êtes de même environné d’un petit nombre de personnes, sur qui vous régnez en votre manière. Ces gens sont pleins de concupiscence. Ils vous demandent les biens de la concupiscence ; c’est la concupiscence qui les attache à vous. Vous êtes donc proprement un roi de concupiscence. Votre royaume est de peu d’étendue ; mais vous êtes égal en cela aux plus grands rois de la terre ; ils sont comme vous des rois de concupiscence. C’est la concupiscence qui fait leur force, c’est-à-dire la possession des choses que la cupidité des hommes désire.
Mais en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qu’elle vous donne, et ne prétendez pas régner par une autre voie que par celle qui vous fait roi. Ce n’est point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne prétendez donc point les dominer par la force, ni les traiter avec dureté. Contentez leurs justes désirs ; soulagez leurs nécessités ; mettez votre plaisir à être bienfaisant ; avancez-les autant que vous le pourrez, et vous agirez en vrai roi de concupiscence. »
La situation du pape est différente, car dans le peuple chrétien, il n’est pas seul à gouverner, et à disposer des biens spirituels de l’Église. Il est bien entendu le premier dans l’Église catholique, ce que Pascal ne conteste nullement ici.
Laf. 569, Sel. 473. Le pape est premier. Quel autre est connu de tous ? Quel autre est reconnu de tous, ayant pouvoir d’insinuer dans tout le corps parce qu’il tient la maîtresse branche qui s’insinue partout ? Qu’il était aisé de faire dégénérer cela en tyrannie ! C’est pourquoi Jésus-Christ leur a posé ce précepte : Vos autem non sic.
Le pape tient aussi son autorité de Dieu. Mais on ne peut dire qu’il est le roi de charité, car comme Pascal l’écrit dans le même texte, c’est Dieu qui l’est : « Dieu est environné de gens pleins de charité, qui lui demandent les biens de la charité qui sont en sa puissance : ainsi il est proprement le roi de la charité. » Le pape n’est que son représentant. Il assure la direction spirituelle et administrative de l’Église au nom de Dieu. Mais Dieu impose au pape de ne pas suivre l’exemple des États politiques, ce qui lui retire la possibilité d’imposer à l’Église une forme de tyrannie.
Or il est vrai que l’Église est nécessaire dans tout ce qui est spirituel, pour lier et délier, Pascal précise dans le fragment Laf. 706, Sel. 584, que Lier et délier. Dieu n’a pas voulu absoudre sans l’Église. Comme elle a part à l’offense il veut qu’elle ait part au pardon. Il l’associe à ce pouvoir comme les rois les parlements. Mais l’Église ne connaît que des marques extérieures de la contrition, mais Dieu seul connaît le fond des cœurs : par conséquent, alors que le roi de concupiscence est seul à pouvoir décider de la distribution de ses biens, le pape est très loin d’en être l’agent premier : lui et ses ministres sont nécessaires pour accorder l’absolution en évaluant des marques de conversion, mais Dieu seul donne sa grâce et suscite la conversion véritable. Il ne peut donc être considéré que comme un agent second dans le royaume de Dieu. De sorte que si l’Église absout ou si elle lie sans Dieu, ce n’est plus l’Église.
En d’autres termes, si le pape relève de l’ordre supérieur de la religion, c’est-à-dire de la charité, s’il y est le premier parmi les hommes, il n’y est essentiellement qu’un délégué second. Le roi relève de l’ordre inférieur de la force, il y est le premier et il dispose d’une autonomie effective.