Pensées diverses III – Fragment n° 65 / 85 – Papier original : RO 435-1
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 141 p. 381 / C2 : p. 339 v°-341
Éditions savantes : Faugère I, 325, XVII / Brunschvicg 923 / Tourneur p. 108-2 / Le Guern 606 / Lafuma 713 (série XXV) / Sellier 591
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Bibliographie ✍
POUZET Régine, Chronique des Pascal. “Les affaires du monde” d'Étienne Pascal à Marguerite Périer (1588-1733), Paris, Champion, 2001. SELLIER Philippe, “Joie et mystique chez Pascal”, Port-Royal et la littérature, 2e édition, Paris, Champion, 2010, p. 627-648. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. |
✧ Éclaircissements
Ce n’est pas l’absolution seule qui remet les péchés au sacrement de pénitence, mais la contrition, qui n’est point véritable si elle ne recherche le sacrement.
Voir, sur la confession, la pénitence et l’absolution, le fragment Laf. 712, Sel. 590. Une personne me disait un jour qu’il avait une grande joie et confiance en sortant de confession. L’autre me disait qu’il restait en crainte. Je pensai sur cela que de ces deux on en ferait un bon et que chacun manquait en ce qu’il n’avait pas le sentiment de l’autre. Cela arrive de même souvent en d’autres choses.
Sellier Philippe, “Joie et mystique chez Pascal”, Port-Royal et la littérature, 2e édition, 2010, p. 627-648. La position du groupe de Port-Royal dans le débat sur l’attrition et la contrition. Pascal juge la véritable vie chrétienne comme fondée sur une véritable contrition, c’est-à-dire un amour de Dieu qui l’emporte sur tout autre mobile, qui fait détester les défaillances. Mais les cérémonies de la pénitence sont indispensablement liées à la bonté de l’intention. La joie d’avoir trouvé Dieu et la radicalité de la pénitence apparaissent chez Pascal comme deux faces d’une même expérience théologale : p. 637.
Ainsi ce n’est pas la bénédiction nuptiale qui empêche le péché dans la génération, mais le désir d’engendrer des enfants à Dieu, qui n’est point véritable que dans le mariage.
Qui n’est point véritable que dans le mariage : qui n’est pas véritable, sauf dans le mariage.
Le sacrement du mariage est une condition nécessaire pour justifier l’acte de « génération », mais il n’est pas suffisant : ce qui le rend pur, c’est « le désir d’engendrer des enfants à Dieu ».
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 320. Selon Pascal, la cérémonie extérieure, la bénédiction nuptiale, ne sert de rien sans les dispositions intérieures. Mais l’Esprit conduit à l’humble accomplissement de la lettre, c’est-à-dire des pratiques sacramentelles.
Sur le mariage, Pascal a écrit à sa sœur Gilberte une lettre sévère, en date de juin-juillet 1658, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 142-146. « En gros, leur avis [Singlin, Sacy et Rebours] fut que vous ne pouvez en aucune manière, sans blesser la charité et votre conscience mortellement, et vous rendre coupable d’un des plus grands crimes, engager un enfant de son âge [Jacqueline Périer], et de son innocence, et même de sa piété, à la plus périlleuse et la plus basse des conditions du christianisme. Qu’à la vérité, suivant le monde, l’affaire n’avait nulle difficulté et qu’elle était à conclure sans hésiter ; mais que, selon Dieu, elle en avait moins de difficulté et qu’elle était à rejeter sans hésiter, parce que la condition d’un mariage avantageux est aussi souhaitable suivant le monde qu’elle est vile et préjudiciable selon Dieu. [...] De plus, que les maris, quoique riches et sages suivant le monde, sont en vérité de francs païens devant Dieu ; de sorte que les dernières paroles de ces Messieurs sont que d’engager un enfant à un homme du commun, c’est une espèce d’homicide et comme un déicide en leur personnes ». Noter que ce n’est pas son sentiment que Pascal formule dans ces lignes, mais celui des personnes qu’il a consultées. Pour le contexte qui explique ce verdict, voir la notice de l’édition Mesnard.
Voir aussi Pouzet Régine, Chronique des Pascal, p. 185, sur le déroulement des événements qui entourent cette lettre. Sur la conception du mariage selon Port-Royal, voir la note p. 188.
Voir Chatellier Louis, L'Europe des dévots, p. 157 sq. Éloge fait par le P. Cordier, en opposition diamétrale avec l'esprit de Port-Royal : p. 160. Apologie du mariage chrétien chez les jésuites : p. 160.
Et comme un contrit sans sacrement est plus disposé à l’absolution qu’un impénitent avec le sacrement,
Un contrit : un pénitent animé par la contrition. Sur la contrition, voir le fragment précédent.
ainsi les filles de Loth, par exemple, qui n’avaient que le désir des enfants, étaient plus pures sans mariage que les mariés sans désir d’enfant.
Loth, neveu d’Abraham, installé à Sodome, fut averti à temps pour échapper au feu qui s’abattit du ciel sur la ville. Il perdit sa femme dans la fuite.
Genèse, XIX, 30-38. « Loth étant dans Ségor, eut peur d’y périr, s’il y demeurait. Il se retira donc sur la montagne avec ses deux filles, entra dans une caverne, et y demeura avec elles. 31. Alors l’aînée dit à sa cadette : Notre père est vieux, et il n’est demeuré aucun homme sur la terre qui nous puisse épouser selon la coutume de tous les pays. 32. Donnons donc du vin à notre père, enivrons-le, et dormons avec lui, afin que nous puissions conserver de la race de notre père. 33. Elles donnèrent donc du vin à leur père, et le firent boire cette nuit-là : et l’aînée dormit avec lui, sans qu’il sentît ni quand elle se coucha, ni quand elle se leva. 34. Le lendemain l’aînée dit à la seconde : Vous savez que je dormis hier avec mon père, donnons-lui encore du vin cette nuit, et vous dormirez aussi avec lui, afin que nous conservions de la race de notre père. 35. Elles donnèrent donc encore du vin à leur père cette nuit-là, et sa seconde fille dormit avec lui, sans qu’il sentît ni quand elle se coucha, ni quand elle se leva. 36. Ainsi elles conçurent toutes deux de Loth leur père. 37. L’aînée enfanta un fils, qui fut appelé Moab. C’est lui qui est le père des Moabites, qui sont encore aujourd’hui. 38. La seconde enfanta aussi un fils qu’elle appela Ammon, c’est-à-dire, le fils de mon peuple. C’est lui qui est le père des Ammonites que nous voyons encore de nos jours. »
Pascal s’inspire ici d’un passage de saint Augustin. Dans le Contra Faustum, Livre XXII, 47-48, celui-ci écrit que les filles de Loth, qui croyaient le monde entier détruit, les privant de la possibilité de trouver aucun époux, avaient le désir honnête et conforme à la nature de perpétuer leur famille. Elles avaient bien conscience que l’horreur que leur père aurait sentie à l’égard de cet acte les obligerait à lui faire perdre connaissance, et elles l’enivrèrent et abusèrent de lui, sans qu’il en eût conscience. Elles auraient plutôt dû, dit Augustin, renoncer à la maternité ; mais il y a une différence entre agir par un tel motif et céder à la concupiscence. La raison et la justice veulent, pour juger avec équité, qu’on ne se contente pas de considérer les actions, mais aussi le motif qui a fait agir. Malgré leur crime, les filles de Loth ne méritaient pas, selon Augustin, les injures dont Faustus les accablait.
Pascal pousse pourtant la réflexion dans un sens différent : les filles de Loth, toutes pécheresses qu’elles aient été, avaient le désir honnête d’engendrer des enfants. Le moyen qu’elles ont choisi, quoique entaché d’inceste, est moins coupable que ne le serait celui des personnes qui auraient respecté les formes du mariage, sans intention de procréer. Le texte de Pascal affirme donc la prédominance de l’intention sur les cérémonies, quelque nécessaires qu’elles soient.
La Bible de Port-Royal consacre un long commentaire à ce passage de la Genèse :
« L’aînée des filles de Loth dit à la seconde : Donnons du vin à notre père, et enivrons-le, etc. L’action des filles de Loth est effroyable en elle-même : la raison néanmoins demande, dit saint Augustin, que l’on ne considère pas seulement ce qui s’est fait, mais encore le motif par lequel il a été fait ; afin que pesant l’intention de celui qui agit, et les circonstances qui accompagnent son action, on en juge selon les règles de la droiture et de l’équité.
Lors donc que l’on considérera que ces filles ne se sont déterminées à l’excès où elle sont tombées, qu’avec une intention pleine de simplicité, et qui leur paraissait juste, qui était d’empêcher la ruine du monde, il semble que l’on se sentira porté à en avoir plus de compassion que d’aversion, et que l’on aura de la peine à attacher à ce qu’elles firent alors, cette horreur effroyable qu’imprime avec elle l’idée d’un inceste.
Saint Augustin néanmoins ne croit pas que ces raisons fussent assez fortes pour rendre entièrement innocente la conduite de ces filles. Car assurément, dit ce saint, elles devaient bien plutôt se résoudre à n’être jamais mères, que d’entreprendre de l’être d’une manière si opposée à l’honnêteté naturelle. On ne comprend pas aussi comment les filles d’un homme juste se sont si fort précipitées pour faire une action si horrible, et comment elles ne se sont pas assurées auparavant par le témoignage de leur père, si la pensée qu’elles avaient que tout le monde fût péri, était véritable.
Loth aussi, selon le même Saint, n’a pas été sans faute en cette rencontre. Il est vrai qu’il n’a point eu de pensées contraires à l’honnêteté, et qu’à moins que l’enivrement lui eût ôté la raison, il aurait été infiniment éloigné de faire ce qu’il a fait. Mais si la raison et la vertu avaient été aussi grandes en lui qu’elles devaient être, elles l’auraient mis en état de ne pouvoir prendre du vin jusqu’à s’enivrer.
On pourrait dire peut-être, ajoute saint Augustin, que ces filles ayant résolu de tromper leur père, firent semblant d’être accablées d’une profonde tristesse pour la mort de leur mère, et pour la perte de tout leur bien ; qu’elles le supplièrent ensuite de prendre du vin, et le portèrent peu à peu à en boire jusqu’à s’enivrer ; et que Loth s’imagina qu’il diminuerait en quelque sorte leur douleur, en donnant, selon leur désir, quelque soulagement à la sienne.
Mais le même saint répond très bien, qu’il ne comprenait pas comment il pourrait être digne d’un homme juste, de s’imaginer qu’il aurait pu chercher quelque adoucissement à la douleur de ses filles affligées, par une conduite si contraire à la bienséance, à l’honnêteté, et à la sagesse : Sed talem tristibus suis adhibere consolationem, quomodo virum justum decuerit, non videmus.
Un homme juste l’est en tout temps, et il le paraît encore davantage dans l’adversité. Il ne croit pas que Dieu l’abandonne, parce qu’il l’afflige, étant persuadé au contraire que l’affliction même est une marque de l’amour que Dieu lui porte. C’est alors que sa foi redouble sa force et sa vigilance, de peur qu’il ne semble souffrir comme un enfant bâtard et illégitime ; au lieu que la souffrance lui tient lieu d’un gage très assuré, que Dieu le met au rang de ses vrais enfants.
Que si l’on s’imagine, dit ce saint, que ces filles n’ont donné à leur père qu’autant de vin qu’un homme juste en aurait pu prendre, mais qui par quelque secret détestable qu’elles auraient donné à ce peu de vin la vertu de l’enivrer et de l’assoupir, on peut répondre, premièrement, que ceci paraît une chose inventée sans aucune preuve, qui par conséquent ne mérite aucune créance. Secondement, que si cette circonstance était vraie, l’Écriture apparemment n’aurait pas voulu nous la cacher, étant aussi importante qu’elle l’est à l’éclaircissement de cette histoire. Et de plus, qu’il ne paraît pas croyable que Dieu eût permis qu’un homme juste se trouvât exposé par cet artifice diabolique à un accident si funeste sans y avoir donné lieu par sa propre faute. Mirum si hoc scriptura divina tacuisset, vel servum suum Deus sine aliquo voluntatis ejus vitio perpeti sineret.
Ce n’est pas qu’il ne soit vrai que Loth est appelé juste dans l’Écriture, selon cette parole de saint Pierre, qui après avoir rapporté la punition effroyable des habitants de Sodome et de Gomorrhe, ajoute : Dieu a délivré le juste Loth, que ces abominables affligeaient et persécutaient par leur vie infâme ; ce juste qui demeurait parmi eux, étant tous les jours tourmenté dans son âme juste, par leurs actions détestables qui offensaient ses oreilles et ses yeux.
Mais saint Augustin semble avoir voulu expliquer lui-même le vrai sens de cette parole du premier des Apôtres, lorsqu’il dit, que nous devons comprendre que Loth était en effet juste en une certaine manière, en ce qu’il était, comme Abraham, adorateur du vrai Dieu. Et de plus, en ce que si on le compare avec les habitants de Sodome, qui est la manière en laquelle saint Pierre parle de lui en cet endroit, non seulement il paraît juste, mais très affermi dans la vertu et dans la justice ; puisqu’il a toujours conservé une extrême horreur des abominations de cette ville, bien loin d’être tenté de les imiter : Intelligamus Loth justum dictum secundum quemdam modum maximè quod unum verum Deum colebat ; et propter comparationem scelerum Sodomorum, inter quos vivens ad vitam similem non patuit inclinari.
C’est ce qui a fait dire à un ancien Père, que si on compare Loth avec Abraham, et avec la perfection de la foi et de la vertu de ce patriarche, il paraîtra très faible et très imparfait : mais que si on le compare avec ces scélérats et ces abominables qui périssent dans Sodome, il paraîtra très juste et très vertueux ».
Ce commentaire, qui frise par endroits la direction d’intention, explique peut-être la raison qui a fait exclure le fragment de Pascal de l’édition de Port-Royal : les termes qui mentionnent la pureté des filles de Loth ont sans doute choqué les éditeurs.