Pensées diverses III – Fragment n° 67 / 85 – Papier original : RO 423-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 143 p. 381 v° / C2 : p. 341
Éditions savantes : Faugère I, 259, XXXV / Havet XXV.129 / Brunschvicg 118 / Tourneur p. 108-4 / Le Guern 608 / Lafuma 715 (série XXV) / Sellier 593
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Bibliographie ✍
Voir le dossier thématique sur la Maxime. FRIGO Alberto, L’évidence du Dieu caché. Introduction à la lecture des Pensées de Pascal, CNED et Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2015. |
✧ Éclaircissements
Talent principal qui règle tous les autres.
Talent : se dit figurément en morale, de la qualité excellente, ou disposition qui se trouve en quelque personne pour réussir en quelque chose. On le dit aussi en mauvaise part : il a le talent de tout gâter, de malfaire tout ce qu’il fait. Talent a aussi signifié autrefois volonté : il a le talent d’être religieux, pour dire il en a le désir (Furetière).
Il est difficile d’interpréter ce fragment dépourvu de tout contexte.
Il s’agit peut-être de l’observation ordinaire, que les personnes soumettent toutes leurs capacités à un talent principal.
Le fragment de Pascal peut être rapproché d’un passage de La Rochefoucauld : voir Maximes, Maxime supprimée 25, éd. L. Plazenet, Paris, Champion, 2005, p. 213. « Chaque talent dans les hommes, de même que chaque arbre, a ses propriétés et ses effets qui lui sont tous particuliers ». La première édition des Maximes (1665), donne un texte différent, p. 447 : « Dieu a mis des talents différents dans l’homme comme il a planté de différents arbres dans la nature, en sorte que chaque talent, de même que chaque arbre, a ses propriétés et ses effets qui lui sont tous particuliers, de là vient que le poirier le meilleur du monde ne saurait porter les pommes les plus communes et que le talent le plus excellent ne saurait produire les mêmes effets des talents les plus communs, de là vient encore qu’il est aussi ridicule de vouloir faire des sentences sans en avoir la graine en soi que de vouloir qu’un parterre produise des tulipes, quoiqu’on n’y ait point semé les oignons ». Voir p. 391-392 une version différente, tirée de la copie Smith-Lesouëf.
La Rochefoucauld pense que chaque homme a un « talent principal », mais qu’il serait vain d’en attendre beaucoup d’autres. Pascal partage peut-être ce jugement.
Ce « talent principal » serait, dans cette perspective, ce qui fait que l’on « baptise » son propriétaire, au sens où Pascal l’entend dans le fragment Laf. 647, Sel. 532. Honnête homme. Il faut qu’on n’en puisse dire ni il est mathématicien, ni prédicateur, ni éloquent mais il est honnête homme. Cette qualité universelle me plaît seule. Quand en voyant un homme on se souvient de son livre, c’est mauvais signe. Je voudrais qu’on ne s’aperçût d’aucune qualité que par la rencontre et l’occasion d’en user, ne quid nimis, de peur qu’une qualité ne l’emporte et ne fasse baptiser ; qu’on ne songe point qu’il parle bien, sinon quand il s’agit de bien parler, mais qu’on y songe alors.
Le fragment doit, dans cette perspective, être compris par opposition avec l’idée que Pascal se fait de l’honnête homme. Un homme qui a un talent auquel il soumet toutes ses autres capacités peut aisément être incapable de la grande disponibilité à l’égard des autres, que demande l’honnêteté véritable.
Laf. 605, Sel. 502. L’homme est plein de besoins. Il n’aime que ceux qui peuvent les remplir tous. C’est un bon mathématicien dira-t-on, mais je n’ai que faire de mathématique ; il me prendrait pour une proposition. C’est un bon guerrier : il me prendrait pour une place assiégée. Il faut donc un honnête homme qui puisse s’accommoder à tous mes besoins généralement.
Laf. 587, Sel. 486. On ne passe point dans le monde pour se connaître en vers si l’on n’a mis l’enseigne de poète, de mathématicien, etc. Mais les gens universels ne veulent point d’enseigne et ne mettent guère de différence entre le métier de poète et celui de brodeur.
Les gens universels ne sont appelés ni poètes, ni géomètres, etc. Mais ils sont tout cela et juges de tous ceux-là. On ne les devine point. Ils parleront de ce qu’on parlait quand ils sont entrés. On ne s’aperçoit point en eux d’une qualité plutôt que d’une autre, hors de la nécessité de la mettre en usage, mais alors on s’en souvient. Car il est également de ce caractère qu’on ne dise point d’eux qu’ils parlent bien quand il n’est point question du langage, et qu’on dise d’eux qu’ils parlent bien quand il en est question.
C’est donc une fausse louange qu’on donne à un homme quand on dit de lui lorsqu’il entre qu’il est fort habile en poésie, et c’est une mauvaise marque quand on n’a pas recours à un homme quand il s’agit de juger de quelques vers.
Il en va de même dans les mœurs que dans les sciences : il vaut mieux avoir des aptitudes générales qu’une spécialité unique.
Verso de Transition 2 (Laf. 195, Sel. 228). Puisqu’on ne peut être universel en sachant tout ce qui se peut savoir sur tout, il faut savoir peu de tout, car il est bien plus beau de savoir quelque chose de tout que de savoir tout d’une chose. Cette universalité est la plus belle. Si on pouvait avoir les deux encore mieux, mais s’il faut choisir il faut choisir celle-là. Et le monde le sent et le fait, car le monde est un bon juge souvent. (texte barré verticalement)
D’autres interprétations sont aussi possibles.
Alberto Frigo, L’évidence du Dieu caché. Introduction à la lecture des Pensées de Pascal, CNED et Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2015, p. 46 associe aussi ce fragment au problème de l’honnête homme, mais c’est dans l’homme universel qu’il voit le meilleur juge en matière de goût, ayant un « talent principal, qui règle tous les autres ».
D’un autre côté, on peut interpréter la formule de Pascal en un sens plus favorable à la lumière de l’opuscule De l’esprit géométrique : l’esprit de géométrie peut en effet être considéré comme un talent qui permet non seulement de traiter adéquatement les sciences qui imitent la géométrie, mais qui s’étend au-delà des sciences : ce que Pascal, après Torricelli, note dans ces termes : « je n’ai choisi cette science pour y arriver que parce qu’elle seule sait les véritables règles du raisonnement, et, sans s’arrêter aux règles des syllogismes qui sont tellement naturelles qu’on ne peut les ignorer, s’arrête et se fonde sur la véritable méthode de conduire le raisonnement en toutes choses, que presque tout le monde ignore, et qu’il est si avantageux de savoir que nous voyons par expérience qu’entre esprits égaux et toutes choses pareilles, celui qui a de la géométrie l’emporte et en acquiert une vigueur toute nouvelle » (OC III, éd. J. Mesnard, p. 391).
Torricelli Evangelista, Opera geometrica, De dimensione parabolae, 1644, II, p. 7. « Sola enim geometria inter liberales disciplinas acriter exacuit ingenium, idoneumque reddit ad civitates adornandas in pace et in bello defendendas : caeteris enim paribus, ingenium quod exercitatum sit in geometrica palestra, peculiare quoddam et virile robur habere solet : praestabitque semper et antecellet, circa studia architecturae, rei bellicae, nautiaeque, etc. »
On a parfois comparé l’idée de la « qualité maîtresse » des auteurs telle que l’a formulée Hippolyte Taine avec le « talent principal » dont parle Pascal. Mais on ne discerne pas chez ce dernier l’idée que la race, le milieu et l’époque déterminent la « qualité maîtresse » d’un auteur.
Le propre de la maxime est de se prêter à des interprétations diverses, divergentes, voire carrément contraires les unes aux autres. Le présent fragment en est un exemple.