Pensées diverses III – Fragment n° 79 / 85 – Papier original : RO 439-8

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 147 p. 383 / C2 : p. 343

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 286 / 1678 n° 34 p. 283

Éditions savantes : Faugère I, 191, XLII / Havet VI.27 / Brunschvicg 352 / Tourneur p. 110-3 / Le Guern 616 / Lafuma 724 (série XXV) / Sellier 605

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Bibliographie

 

 

BÉNICHOU Paul, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1948.

NADAL Octave, Le sentiment de l’amour dans  l’œuvre de Pierre Corneille, Paris, Gallimard, 1948.

SELLIER Philippe, “Jésus-Christ chez Pascal”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, Paris, Champion, 2010, p. 485-510.

 

 

Éclaircissements

 

Ce que peut la vertu d’un homme ne se doit pas mesurer par ses efforts, mais par son ordinaire.

 

Vertu : puissance d’agir qui est dans les corps suivant leurs propriétés. S’agissant de l’homme, force, vigueur, faculté de l’âme (Furetière). Le sens latin de virtus est très présent dans ce mot, qui a un sens proche de valeur : hardiesse, bravoure, courage. Voir sur le mot vertu la note de Nadal Octave, Le sentiment de l’amour dans l’œuvre de Pierre Corneille, p. 296-297. Le terme n’a pas le sens que nous lui donnons aujourd’hui.

Ordinaire : ce qui arrive souvent, ou toujours. Se dit aussi de ce qui est commun, qui n’est pas rare : les diamants sont plus estimés que les pierreries ordinaires, à cause de leur rareté ; les pensées de cet auteur sont fort ordinaires, fort triviales. Se dit aussi de ce qu’on a accoutumé de voir, de dire, de faire (Furetière).

Ce fragment est expliqué plus amplement dans les suivants :

Laf. 681, Sel. 560. Je n’admire point l’excès d’une vertu comme de la valeur si je ne vois en même temps l’excès de la vertu opposée : comme en Epaminondas qui avait l’extrême valeur et l’extrême bénignité, car autrement ce n’est pas monter c’est tomber. On ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois et remplissant tout l’entre-deux. Mais peut-être que ce n’est qu’un soudain mouvement de l’âme de l’un à l’autre de ces extrêmes et qu’elle n’est jamais en effet qu’en un point, comme le tison de feu. Soit ; mais au moins cela marque l’agilité de l’âme si cela n’en marque l’étendue.

Laf. 829, Sel. 668. Ces grands efforts d’esprit où l’âme touche quelquefois sont choses où elle ne se tient pas ; elle y saute seulement non comme sur le trône pour toujours, mais pour un instant seulement.

La conclusion qui s’en dégage, c’est que si l’homme ne peut guère toucher les deux extrêmes à la fois dans la grandeur, il faut qu’il trouve sa véritable valeur dans l’ordinaire.

Pascal écrit en un siècle où l’idéal aristocratique, tout contesté qu’il soit par certains moralistes, exalte encore les actions exceptionnelles des héros. Voir sur ce point le livre de Paul Bénichou, Morales du grand siècle, qui contient une analyse de l’opposition de l’éthique héroïque et de la « démolition du héros » à laquelle contribue la morale augustinienne, en le complétant par les ouvrages plus récents qui en corrigent certains aspects.

On consultera notamment Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours morale en France (1650-1715), 2007.

La mentalité aristocratique exalte les hauts faits des héros qui accomplissent des exploits dont le vulgum pecus est incapable. Le théâtre de Corneille met en scène les coups d’éclat de Rodrigue, de Horace, d’Auguste, sans négliger le fait qu’il existe des naturels qui mettent leur énergie au service de leur orgueil et du crime : comme le dira La Rochefoucauld, Maximes, 185, « Il y a des héros en mal comme en bien ».

L’un des biais par lesquels s’est exprimée l’hostilité à l’idéal héroïque est la critique des actions comme mouvements exceptionnels que la nature humaine est en réalité incapable de soutenir longtemps. La vertu de constance est souvent prise pour cible, pour montrer que l’homme en est incapable. Pascal insiste sur le fait que la nature de l’homme est foncièrement inconstante : voir le fragment Vanité 15 (Laf. 27, Sel. 61)La nature de l’homme n’est pas d’aller toujours ; elle a ses allées et venues. La fièvre a ses frissons et ses ardeurs. Et le froid montre aussi bien la grandeur de l’ardeur de la fièvre que le chaud même. Les inventions des hommes de siècle en siècle vont de même, la bonté et la malice du monde en général en est de même. Plerumque gratae principibus vices.

Dans les Pensées, Pascal développe surtout la critique des philosophes stoïciens, dont l’erreur est de croire que l’on peut toujours ce que l’on peut faire parfois.

Philosophes 8 (Laf. 146, Sel. 179). Stoïques. Ils concluent qu’on peut toujours ce qu’on peut quelquefois et que, puisque le désir de la gloire fait bien faire à ceux qu’il possède quelque chose, les autres le pourront bien aussi. Ce sont des mouvements fiévreux que la santé ne peut imiter. Épictète conclut de ce qu’il y a des chrétiens constants que chacun le peut bien être.

On trouve des idées analogues chez La Rochefoucauld, qui, sans nier la possibilité de grandes actions, tend souvent à les interpréter par des mobiles beaucoup moins nobles et héroïques qu’elles ne paraissent. Voir Maximes, 7 : « Ces grandes et éclatantes actions qui éblouissent les yeux sont représentées par les politiques comme les effets des grands desseins, au lieu que ce sont d’ordinaire les effets de l’humeur et des passions. Ainsi la guerre d’Auguste et d’Antoine, qu’on rapporte à l’ambition qu’ils avaient de se rendre maîtres du monde, n’était peut-être qu’un effet de jalousie ».

Il faut noter que Corneille, quoique son théâtre se fonde très souvent sur le spectacle des grandes actions, ne s’aveugle pas sur le fait qu’elles ne sont pas toujours possibles, même aux meilleurs. Il faut relire le discours que le jeune Horace prononce devant le roi Tulle, qui est marqué par un découragement et une angoisse d’autant plus profonds qu’il a connu un moment de gloire qui l’a placé bien au-dessus de tous ses compatriotes, y compris du roi lui-même.

C’est ce que Horace constate amèrement à la fin de la pièce de Corneille (acte V) :

« Sire, c’est rarement qu’il s’offre une matière

À montrer d’un grand cœur la vertu tout entière.

Suivant l’occasion elle agit plus ou moins,

Et paraît forte ou faible aux yeux de ses témoins.

Le peuple, qui voit tout seulement par l’écorce,

S’attache à son effet pour juger de sa force ;

Il veut que ses dehors gardent un même cours,

Qu’ayant fait un miracle, elle en fasse toujours :

Après une action pleine, haute, éclatante,

Tout ce qui brille moins remplit mal son attente :

Il veut qu’on soit égal en tout temps, en tous lieux ;

Il n’examine point si lors on pouvait mieux,

Ni que, s’il ne voit pas sans cesse une merveille,

L’occasion est moindre, et la vertu pareille :

Son injustice accable et détruit les grands noms ;

L’honneur des premiers faits se perd par les seconds ;

Et quand la renommée a passé l’ordinaire,

Si l’on n’en veut déchoir, il faut ne plus rien faire. »

On n’est pas héros à vie, ni par essence. On devine chez Horace une sorte de vertige ou d’effroi devant le fait que, ce qu’il a fait, il ne serait pas nécessairement capable de le refaire, ou si l’on préfère, qu’il comprend plus ou moins clairement qu’il ne sera peut-être pas toujours à la hauteur de ce qu’il a accompli. Les pièces que Corneille a composées plus tard sont souvent consacrées au spectacle de la dégradation des personnages de héros, soit par faiblesse, soit par incapacité, soit par lâcheté. Les personnages de Félix, Syphax, de Massinissa, de Pacorus, d’Orode et d’Othon illustrent aisément que l’on n’est pas toujours à la hauteur de soi-même. Les traîtres, comme Maxime, qui se laissent dégrader malgré leurs scrupules, montrent qu’il est possible de descendre jusqu’à l’infamie.

Pascal n’a pas à chercher bien loin pour trouver des exemples de l’inconstance et de la vanité des hommes. Voir les liasses Vanité et Misère.

Pascal a dû trouver des idées analogues dans Montaigne, qui y revient à plusieurs reprises.

Montaigne, Essais, III, 2, Du repentir, éd. Balsamo et alii, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 850. « Le prix de l’âme ne consiste pas à aller haut, mais ordonnément. Sa grandeur ne s’exerce pas en la grandeur : c’est en la médiocrité. »

Montaigne, Essais, III, 13, De l’expérience, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 1160. « La grandeur de l’âme n’est pas tant, tirer à mont, et tirer avant, comme savoir se ranger et circonscrire. Elle tient pour grand, tout ce qui est assez. Et montre sa hauteur, à aimer mieux les choses moyennes, que les éminentes. »

Montaigne, Essais, II 1, De l’inconstance de nos actions, éd. Balsamo et alii, p. 355-356. « Par quoi un fait courageux ne doit pas conclure un homme vaillant : celui qui le serait bien à point, il le serait toujours, et à toutes occasions : Si c’était une habitude de vertu, et non une saillie, elle rendrait un homme pareillement résolu à tous accidents : tel seul, qu’en compagnie : tel en camp clos, qu’en une bataille : car quoi qu’on die, il n’y a pas autre vaillance sur le pavé et autre au camp. Aussi courageusement porterait-il une maladie en son lit, qu’une blessure au camp : et ne craindrait non plus la mort en sa maison qu’en un assaut. Nous ne verrions pas un même homme, donner dans la brèche d’une brave assurance, et se tourmenter après, comme une femme, de la perte d’un procès ou d’un fils ».

Cela vaut aussi dans le deuxième ordre, celui des esprits :

Laf. 518, Sel. 452. Pyrrh[onisme]. L’extrême esprit est accusé de folie comme l’extrême défaut ; rien que la médiocrité n’est bon : c’est la pluralité qui a établi cela et qui mord quiconque s’en échappe par quelque bout que ce soit. Je ne m’y obstinerai pas, je consens bien qu’on m’y mette et me refuse d’être au bas bout, non pas parce qu’il est bas, mais parce qu’il est bout, car je refuserais de même qu’on me mît au haut. C’est sortir de l’humanité que de sortir du milieu. La grandeur de l’âme humaine consiste à savoir s’y tenir tant s’en faut que la grandeur soit à en sortir qu’elle est à n’en point sortir.

Ce n’est pas pour autant qu’il ignore ni ne méprise la constance. Il existe un texte dans lequel il fait l’éloge de personnes faibles par elles-mêmes, mais qui donnent un exemple de constance discrète et proprement héroïque face à la persécution : le fragment de XIXe Provinciale dans lequel il décrit la conduite des religieuses et des solitaires de Port-Royal qui attendent les foudres de l’État et de la hiérarchie ecclésiastique.

« Si je vous ai donné quelque déplaisir par mes autres Lettres en manifestant l’innocence de ceux qu’il vous importait de noircir, je vous donnerai de la joie par celle-ci, en vous y faisant paraître la douleur dont vous les avez remplis. Consolez‑vous, mon Père, ceux que vous haïssez sont affligés. Et si MM. les évêques exécutent dans leurs diocèses les conseils que vous leur donnez de contraindre à jurer et à signer qu’on croit une chose de fait qu’il n’est pas véritable qu’on croie et qu’on n’est pas obligé de croire, vous réduirez vos adversaires dans la dernière tristesse de voir l’Église en cet état. Je les ai vus, mon Père, et je vous avoue que j’en ai eu une satisfaction extrême.

Je les ai vus non pas dans une générosité philosophique ou dans cette fermeté irrespectueuse qui fait suivre impérieusement ce qu’on croit être de son devoir ; non aussi dans cette lâcheté molle et timide qui empêche, ou de voir la vérité, ou de la suivre, mais dans une piété douce et solide, pleins de défiance d’eux‑mêmes, de respect pour les puissances de l’Église, d’amour pour la paix, de tendresse et de zèle pour la vérité, de désir de la connaître et de la défendre, de crainte pour leur infirmité, de regret d’être mis dans ces épreuves, et d’espérance néanmoins que Dieu daignera les y soutenir par sa lumière et par sa force, et que la grâce de Jésus‑Christ qu’ils soutiennent et pour laquelle ils souffrent, sera elle‑même leur lumière et leur force. Et j’ai vu enfin en eux le caractère de la piété chrétienne qui fait paraître une force...

Je les ai trouvés environnés des personnes de leur connaissance qui étaient aussi venues sur ce sujet pour les porter à ce qu’ils croyaient le meilleur dans l’état présent des choses. J’ai ouï les conseils qu’on leur a donnés ; j’ai remarqué la manière dont ils les ont reçus et les réponses qu’ils y ont faites. En vérité, mon Père, si vous aviez été présent, je crois que vous avoueriez vous‑même qu’il n’y a rien en tout leur procédé qui ne soit infiniment éloigné de l’air de révolte et d’hérésie, comme tout le monde pourra connaître par les tempéraments qu’ils ont apportés, et que vous allez voir ici, pour conserver tout ensemble ces deux choses qui leur sont infiniment chères, la paix et la vérité. »

La constance des religieuses et des solitaires tient au fait qu’elle est marquée par l’humilité, et qu’elle exclut la « fermeté irrespectueuse qui fait suivre impérieusement ce qu’on croit être de son devoir ». L’homme peut être constant, mais paradoxalement, c’est surtout dans la médiocrité.

L’exemple d’un personnage qui incarne un héroïsme, c’est naturellement la personne du Christ, qui s’est sacrifié pour racheter tous les hommes. Voir Sellier Philippe, “Jésus-Christ chez Pascal”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., 2010, p. 485-510.

Preuves de Jésus-Christ 18 (Laf. 316, Sel. 347). Qui a appris aux évangélistes les qualités d’une âme parfaitement héroïque, pour la peindre si parfaitement en Jésus-Christ ? Pourquoi le font-ils faible dans son agonie ? Ne savent-ils pas peindre une mort constante ? Oui, car le même saint Luc peint celle de saint Etienne plus forte que celle de Jésus-Christ. Ils le font capable de crainte, avant que la nécessité de mourir soit arrivée, et ensuite tout fort. Mais quand ils le font si troublé c’est quand il se trouble lui-même et quand les hommes le troublent il est tout fort.

Cette maxime a aussi un rapport avec l’idée que Pascal se fait de l’honnêteté et de l’honnête homme. Celui-ci ne se signale par rien d’exceptionnel, mais c’est dans les circonstances ordinaires qu’il sait se montrer homme de qualité.