Pensées diverses III – Fragment n° 80 / 85 – Papier original : RO 439-1
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 148 p. 383 / C2 : p. 343
Éditions savantes : Faugère I, 273, XXVII / Brunschvicg 884 bis / Tourneur p. 110-4 / Le Guern 617 / Lafuma 725 (série XXV) / Sellier 606
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Bibliographie ✍
Voir le dossier thématique sur le pélagianisme.
BOUCHILLOUX Hélène, “L’usage figuratif du protestantisme dans le discours pascalien”, Port-Royal et les protestants, Chroniques de Port-Royal, n° 47, p. 99-114. DE FRANCESCHI Sylvio Hermann, La puissance et la gloire. L’orthodoxie thomiste au péril du jansénisme (1663-1724) : le zénith français de la querelle de la grâce, Paris, Nolin, 2011. GAY Jean-Pascal, Morales en conflit. Théologie et polémique au Grand Siècle (1640-1700), Paris, Cerf, 2011. KOLAKOWSKI Leszek, Dieu ne nous doit rien, Brève remarque sur la religion de Pascal et l’esprit du jansénisme, Paris, Albin Michel, 1997. LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal. Exposition de la doctrine (d’après Arnauld), I, Les vérités de la grâce, Paris, Presses Universitaires de France, 1923. MESNARD Jean, Introduction aux Écrits sur la grâce, IV, Essai sur la signification des Écrits, OC III, éd. J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1991, p. 592 sq. MIEL Jan, Pascal and theology, The John Hopkins Press, Baltimore and London, 1969. PLAINEMAISON Jacques, “Blaise Pascal et le sacrement de pénitence. Attrition et amour de Dieu”, Rivista di Storia et Letteratura Religiosa, XVI, 3, Firenze, 1980, p. 435-443, repris in Blaise Pascal polémiste, Presses Universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2003. SELLIER Philippe, “Qu’est-ce que le jansénisme ? “, in Port-Royal et la littérature, II, Le siècle de saint Augustin, La Rochefoucauld, Mme de Lafayette, Mme de Sévigné, Sacy, Racine, Paris, Champion, 2012, p. 55-99. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. WANEGFFELEN Thierry, Une difficile fidélité. Catholiques malgré le concile en France, XVIe-XVIIe siècles, Presses Universitaires de France, Paris, 1999. Parmi les écrits jansénistes qui touchent le problème de la prédestination que Pascal a connus, on peut citer quelques titres qui ouvrent la voie à d’autres : ARNAULD Antoine, Apologie de Monsieur Jansénius Évêque d’Ypres et de la doctrine de saint Augustin, expliquée dans son livre intitulé Augustinus, contre trois sermons de Monsieur Habert, Théologal de Paris, prononcés dans Notre-Dame, le premier et le dernier dimanches de l’Avent 1642 et le dimanche de la Septuagésime 1643, IIIe sermon, article XVII, sl, 1644, p. 172 sq. (voir aussi Œuvres, XVI). ARNAULD Antoine, Apologie pour les Saints Pères de l’Eglise, défenseurs de la grâce de Jésus-Christ, contre les erreurs qui leur sont imposées dans les écrits de M. Le Moine Docteur de Sorbonne et Professeur en Théologie, dictés en 1647 et 1650, Paris, 1651 (voir aussi Œuvres, XVIII). BOURZEIS Amable, Propositiones de gratia in Sorbonae Facultate propediem examinandae, slnd (1649), 40 p. LALANE Noël, SAINT-AMOUR Louis Gorin de, MANESSIER Nicolas, DESMARES Toussaint, ANGRAN Louis, Distinction abrégée des cinq propositions, 19 mai 1653 (ouvrage ordinairement désigné sous le titre d’Écrit à trois colonnes), p. 9. NICOLE Pierre, Fratris Joannis Nicolai doctoris theologi parisiensis, et apud praedicatores primarii Regentis molinisticae theses, thomisticis notis expunctae, 4 avril 1656, § XXI, p. 21. |
✧ Éclaircissements
L’interprétation de cette liste demande qu’on le rapproche d’un autre fragment, très proche dans la forme et le fond dans Miracles III (Laf. 864, Sel. 439) : Des pécheurs purifiés sans pénitence, des justes sanctifiés sans charité, tous les chrétiens sans la grâce de Jésus-Christ, Dieu sans pouvoir sur la volonté des hommes, une prédestination sans mystère, un rédempteur sans certitude. L’édition Brunschvicg réunit les deux fragments sous les numéros 884 et 884 bis.
Ce second fragment comporte d’intéressantes corrections et additions en surcharge que nous signalons ci-dessous. On n’y voit pas de lignes de séparation obliques comme c’est le cas ici. Peut-être s’agit-il d’une amorce de développement à partir du présent fragment.
Ces deux fragments ont en commun de rapprocher des notions qui relèvent les unes de la théologie dogmatique et les autres de la théologie morale. Pascal estime que ces deux aspects sont étroitement liés. Comme il l’écrit dans la cinquième lettre sur les jésuites, on voit « dans le relâchement de leur morale la cause de leur doctrine touchant la grâce » : « Vous y verrez les vertus chrétiennes si inconnues, et si dépourvues de la charité qui en est l’âme et la vie, vous y verrez tant de crimes palliés, et tant de désordres soufferts, que vous ne trouverez plus étrange qu’ils soutiennent que tous les hommes ont toujours assez de grâce pour vivre dans la piété de la manière qu’ils l’entendent. Comme leur morale est toute païenne, la nature suffit pour l’observer ». Ce sont ces manques que Pascal note dans ce fragment.
Ce fragment ne constitue pas seulement une liste de conséquences aberrantes qui se tirent des doctrines des molinistes. Le premier terme de la liste vise la casuistique telle qu’elle est présentée dans les Provinciales. Les trois autres visent plutôt la doctrine théologique de la prédestination et de la grâce à laquelle Pascal a consacré les Écrits sur la grâce.
Dans la Ve Provinciale, Pascal a affirmé la solidarité de ces deux aspects, théologie morale et théologie de la grâce :
Provinciale V, éd. L. Cognet, Garnier, p. 78-79.
« Allez donc, je vous prie, voir ces bons pères, et je m’assure que vous remarquerez aisément dans le relâchement de leur morale la cause de leur doctrine touchant la grâce. Vous y verrez les vertus chrétiennes si inconnues, et si dépourvues de la charité qui en est l’âme et la vie, vous y verrez tant de crimes palliés, et tant de désordres soufferts, que vous ne trouverez plus étrange qu’ils soutiennent que tous les hommes ont toujours assez de grâce pour vivre dans la piété de la manière qu’ils l’entendent. Comme leur morale est toute païenne, la nature suffit pour l’observer. Quand nous soutenons la nécessité de la grâce efficace nous lui donnons d’autres vertus pour objet. Ce n’est pas simplement pour guérir les vices par d’autres vices ; ce n’est pas seulement pour faire pratiquer aux hommes les devoirs extérieurs de la religion, c’est pour une vertu plus haute que celle des pharisiens et des plus sages du paganisme. La loi et la raison sont des grâces suffisantes pour ces effets. Mais, pour dégager l’âme de l’amour du monde, pour la retirer de ce qu’elle a de plus cher, pour la faire mourir à soi-même, pour la porter et l’attacher uniquement et invariablement à Dieu, ce n’est l’ouvrage que d’une main toute-puissante. Et il est aussi peu raisonnable de prétendre que l’on en a toujours un plein pouvoir, qu’il le serait de nier que ces vertus destituées d’amour de Dieu, lesquelles ces bons pères confondent avec les vertus chrétiennes, ne sont pas en notre puissance. »
Vous remarquerez aisément, dans le relâchement de leur morale, la cause de leur doctrine touchant la grâce : pour Pascal, la racine de la théologie des jésuites est la même que celle de leur morale, de sorte qu’il existe une unité profonde entre les Provinciales théologiques et celles qui traitent de la casuistique.
Gay Jean-Pascal, Morales en conflit. Théologie et polémique au Grand Siècle (1640-1700), p. 180. Pascal procède à un approfondissement théologique du thème du probabilisme, associé au laxisme. Il n’est pas le premier à le faire ; voir p. 136-137 : Hermant note le lien entre la théologie morale des jésuites et leur théologie de la grâce. Voir ses Vérités académiques, p. 115-116. Le principe qu’il faut sauver tout le monde a pour suite qu’il éteint l’amour de Dieu, d’effacer sa crainte, d’inspirer le mépris de ses jugements.
Miel Jan, Pascal and theology, p. 125. Pascal s’est intéressé à la casuistique et à la morale relâchée à partir du moment où il y a vu des erreurs en morale découlant d’une fausse doctrine théologique. Sur le rapport de cette morale avec la conception augustinienne de la nature humaine et des deux états de l’homme, voir p. 133 sq.
Wanegffelen Thierry, Une difficile fidélité. Catholiques malgré le concile en France, XVIe-XVIIe siècles, p. 201 sq. Il existe une liaison entre les deux fronts sur lesquels lutte Pascal, entre lesquels la Ve Provinciale fait la transition. L’essentiel à ses yeux est celui de la théologie de la grâce. Même dans les Provinciales morales, il rappelle toujours par des incises que c’est d’elle qu’il s’agit. Cette stratégie a eu pour effet à terme de créer un lien indissoluble entre augustinisme et rigorisme : p. 202.
La connexion logique entre la doctrine de la grâce et la casuistique des jésuites a été contestée par Kolakowski Leszek, Dieu ne nous doit rien, Brève remarque sur la religion de Pascal et l’esprit du jansénisme, Paris, Albin Michel, 1997, p. 91.
Des pécheurs sans pénitence,
Le fragment Miracles III (Laf. 864, Sel. 439) donné par Brunschvicg sous le numéro 884 (GEF XIV, p. 319) donne des pécheurs purifiés sans pénitence.
Bouyer Louis, Dictionnaire théologique, art. Pénitence, p. 511 sq. Pénitence désigne la conversion du pécheur, soit tout un ensemble d’actes intérieurs et extérieurs de réparation du péché commis et de l’état qui en résulte pour le pécheur. Le sacrement de pénitence apporte au pécheur la grâce dont il a besoin et opère son retour en l’état de grâce. Sur la nécessité de la contrition dans la pénitence : p. 513.
Bartmann Bernard Mgr., Précis de théologie dogmatique, II, p. 396 sq. et p. 425 sq. La pénitence est un sacrement dans lequel le prêtre remet, au nom de Dieu, les péchés au pécheur qui a une vraie contrition et qui a fait une confession sincère. La condition du pardon est la pénitence, dans le sens de la conversion spirituelle complète et du renouvellement entier de nos dispositions, et non celui d’une « œuvre » ascétique : p. 397.
Sur la conception janséniste de la véritable notion de la pénitence, voir Arnauld Antoine, De la fréquente communion, Partie II, ch. XIV, éd. 1696, p. 493 sq.
Les règles définies par les casuistes pour la confession aboutissent à dispenser les fidèles de toute pénitence. Voir la Provinciale X, éd. L. Cognet, p. 176 :
« Mais, mon père, ce passage doit bien étonner les confesseurs, et les rendre bien circonspects dans la dispensation de ce sacrement, pour reconnaître si le regret de leurs pénitents est suffisant, et si les promesses qu’ils donnent de ne plus pécher à l’avenir, sont recevables. Cela n’est point du tout embarrassant, dit le père ; Filiutius n’avait garde de laisser les confesseurs dans cette peine, et c’est pourquoi il leur donne ensuite de ces paroles cette méthode facile pour en sortir. Le confesseur peut aisément se mettre en repos touchant la disposition de son pénitent. Car s’il ne donne pas des signes suffisants de douleur, le confesseur n’a qu’à lui demander s’il ne déteste pas le péché dans son âme, et s’il répond qu’oui, il est obligé de l’en croire. Et il faut dire la même chose de la résolution pour l’avenir, à moins qu’il y eût quelque obligation de restituer, ou de quitter quelque occasion prochaine. Pour ce passage, mon père, je vois bien qu’il est de Filiutius. Vous vous trompez, dit le père, car il a pris tout cela mot à mot de Suarez, in 3 par. to. 4. disp. 32. sect. 2. n. 2. Mais, mon père, ce dernier passage de Filiutius détruit ce qu’il avait établi dans le premier. Car les confesseurs n’auront plus le pouvoir de se rendre juges de la disposition de leurs pénitents, puisqu’ils sont obligés de les en croire sur leur parole, lors même qu’ils ne donnent aucun signe suffisant de douleur. Est-ce qu’il y a tant de certitude dans ces paroles qu’on donne, que ce seul signe soit convaincant ? Je doute, que l’expérience ait fait connaître à vos pères, que tous ceux qui leur font ces promesses, les tiennent ; et je suis trompé s’ils n’éprouvent souvent le contraire. »
Cependant, le même texte réaffirme ensuite que la pénitence est nécessaire pour que l’absolution soit effective :
Provinciale X, éd. Cognet, Garnier, p. 178.
« Mais, mon Père, que deviendra donc ce que le P. Petau a été obligé de reconnaître lui-même dans la préf. de la Pénit. publ., p. 4. Que les SS. Pères, les Docteurs, et les conciles sont d’accord, comme d’une vérité certaine, que la pénitence qui prépare à l’Eucharistie, doit être véritable, constante, courageuse, et non pas lâche et endormie, ni sujette aux rechutes et aux reprises. »
/ des justes sans charité /,
Le fragment Miracles III (Laf. 864, Sel. 439) donné par Brunschvicg sous le numéro 884 (GEF XIV, p. 319) donne des justes justifiés sans charité (justifiés en surcharge).
Justes : voir Bouyer Louis, Dictionnaire théologique, art. Justice, p. 366 La Bible et le langage théologique entendent le mot de justice, quand il s’applique à l’homme juste, au sens de l’état de conformité de l’être moral à ce que Dieu attend de lui. L’Ancien Testament voit dans un premier stade la justice dans la conformation de la vie à la loi donnée par Dieu comme l’expression de sa volonté. Mais dans l’évangile, Jésus-Christ dit : « Si votre justice ne dépasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux » (Matth. V, 10). La justice suppose, en ce second sens l’adhésion de la volonté consciente et l’animation de l’homme par la charité. La justice prise en ce sens est nécessairement le fruit de la grâce. Voir aussi l’article Justification, p. 367-369.
Voir le Décret sur la justification et les Canons sur la justification dans la Session VI du concile de Trente dans Conciliorum œcumenicorum decreta, éd. G. Alberigo et alii, Bologne, Edizioni Dehoniane, 1996, p. 671 sq. et p. 679 sq.
Charité : sur le sens de ce mot, voir Bouyer Louis, Dictionnaire théologique, art. Amour, p. 44-52.
un Dieu sans pouvoir sur les volontés des hommes,
Le fragment Miracles III (Laf. 864, Sel. 439) donné par Brunschvicg sous le numéro 884 (GEF XIV, p. 319) donne Dieu sans pouvoir sur la volonté des hommes.
Dieu agit sur la volonté des hommes par sa grâce, qu’il l’accorde ou qu’il la retire. Pascal développe amplement ce point dans les Écrits sur la grâce et la dernière Provinciale.
Voir Provinciale XVIII, éd. Cognet, Garnier, p. 359-360.
Les augustiniens « ne savent que trop que l’homme par sa propre nature, a toujours le pouvoir de pécher et de résister à la grâce, et que, depuis sa corruption il porte un fond malheureux de concupiscence qui lui augmente infiniment ce pouvoir ; mais que néanmoins quand il plaît à Dieu de le toucher par sa miséricorde, il lui fait faire ce qu’il veut, et en la manière qu’il le veut, sans que cette infaillibilité de l’opération de Dieu détruise en aucune sorte la liberté naturelle de l’homme, par les secrètes et admirables manières dont Dieu opère ce changement, que saint Augustin a si excellemment expliquées, et qui dissipent toutes les contradictions imaginaires que les ennemis de la grâce efficace se figurent entre le pouvoir souverain de la grâce sur le libre arbitre et la puissance qu’a le libre arbitre de résister à la grâce. Car selon ce grand saint, que les papes et l’Église ont donné pour règle en cette matière, Dieu change le cœur de l’homme par une douceur céleste qu’il y répand, qui surmontant la délectation de la chair, fait que l’homme sentant d’un côté sa mortalité et son néant, et découvrant de l’autre la grandeur et l’éternité de Dieu, conçoit du dégoût pour les délices du péché qui le séparent du bien incorruptible ; et trouvant sa plus grande joie dans le Dieu qui le charme, il s’y porte infailliblement de lui-même, par un mouvement tout libre, tout volontaire, tout amoureux ; de sorte que ce lui serait une peine et un supplice de s’en séparer. Ce n’est pas qu’il ne puisse toujours s’en éloigner, et qu’il ne s’en éloignât effectivement, s’il le voulait ; mais comment le voudrait-il, puisque la volonté ne se porte jamais qu’à ce qu’il lui plaît le plus ; et que rien ne lui plaît tant alors que ce bien unique, qui comprend en soi tous les autres biens ? Quod enim amplius nos delectat, secundum id operemur necesse est, comme dit saint Augustin.
C’est ainsi que Dieu dispose de la volonté libre de l’homme sans lui imposer de nécessité, et que le libre arbitre, qui peut toujours résister à la grâce, mais qui ne le veut pas toujours, se porte aussi librement qu’infailliblement à Dieu, lorsqu’il veut l’attirer par la douceur de ses inspirations efficaces.
Ce sont là, mon père, les divins principes de saint Augustin et de saint Thomas, selon lesquels il est véritable que nous pouvons résister à la grâce, contre l’opinion de Calvin ; et que néanmoins, comme dit le pape Clément VIII, dans son écrit adressé à la Congrégation De auxiliis : Dieu forme en nous le mouvement de notre volonté, et dispose efficacement de notre cœur, par l’empire que sa majesté suprême a sur les volontés des hommes, aussi bien que sur le reste des créatures qui sont sous le ciel, selon saint Augustin.
C’est encore selon ces principes que nous agissons de nous-mêmes, ce qui fait que nous avons des mérites qui sont véritablement nôtres, contre l’erreur de Calvin ; et que néanmoins Dieu étant le premier principe de nos actions et faisant en nous ce qui lui est agréable, comme dit saint Paul, nos mérites sont des dons de Dieu, comme dit le Concile de Trente. »
Le Traité de la prédestination (Écrits sur la grâce, OC III, éd. J. Mesnard, p. 797) montre que cette doctrine s’oppose d’une part à la doctrine de Calvin, qui nie la liberté de l’homme. Mais ici, Pascal s’en prend à la doctrine opposée des pélagiens, qui
« avancent que Dieu a eu une volonté générale, égale, et conditionnelle, de sauver tous les hommes (en la masse corrompue) comme en la création, savoir, pourvu qu’ils voulussent accomplir les préceptes. Mais parce qu’ils avaient besoin d’une nouvelle grâce à cause de leur péché, que Jésus-Christ s’est incarné pour leur mériter et offrir à tous, sans exception d’un seul, et durant tout le cours de la vie sans interruption, une grâce suffisante seulement pour croire en Dieu, et pour prier Dieu de les aider.
Que ceux qui n’usent pas de cette grâce, et qui, malgré ce secours, demeurent dans leur péché jusqu’à la mort, sont justement abandonnés de Dieu, punis et condamnés.
Que ceux qui usant bien de cette grâce croient en Dieu ou le prient, donnent en cela à Dieu l’occasion de les discerner des autres, et de leur fournir d’autres secours, les uns disent efficaces, les autres seulement suffisants, pour se sauver.
De sorte, que tous ceux qui usent bien de cette grâce générale et suffisante obtiennent de la miséricorde de Dieu des grâces pour faire de bonnes œuvres et pour arriver au salut.
Et ceux qui n’usent pas bien de cette grâce demeurent dans la damnation.
Ainsi les hommes sont sauvés ou damnés suivant qu’il plaît aux hommes de rendre vaine ou efficace cette grâce suffisante donnée à tous les hommes pour croire ou pour prier, Dieu ayant une volonté égale de les sauver tous, de sa part. »
C’est ce qui définit la théologie des « restes des Pélagiens », c’est-à-dire des molinistes selon Pascal. Voir les Écrits sur la grâce, Traité de la prédestination, OC III, éd. J. Mesnard, p. 792 sq. : ils posent en principe que la volonté naturelle de l’homme lui suffit pour accomplir les bonnes actions sans aide surnaturelle de la grâce de Dieu. En d’autres termes, dans cette doctrine, la volonté naturelle des hommes fait tout, mais Dieu n’agit pas effectivement sur elle par l’efficacité de sa grâce.
Non seulement ce système rend inutile l’intervention de la grâce de Dieu, mais si on le pousse à ses dernières conséquences, il rend inutile le sacrifice du Christ sur la croix. Voir Saint Augustin, De natura et gratia, Œuvres, t. 21, Bibliothèque augustinienne, Desclée de Brouwer, 1966, p. 617, note. « Si la justice dérive de notre nature, le Christ est mort pour rien » : p. 619.
Bochet Isabelle, « Le firmament de l’Écriture ». L’herméneutique augustinienne, Paris, Institut d’études augustiniennes, 2004, p. 78 sq. Dans le De natura et gratia, saint Augustin revient souvent sur l’idée que le pélagianisme rend inutile la croix du Christ. Pélage admet bien que la Passion du Christ sauve l’homme, et non les cérémonies, et que la grâce du baptême apporte la rémission des péchés et supprime les effets de la consuetudo : elle a selon lui une valeur d’exemple : p. 79. En revanche, le mystère pascal, selon le De spiritu et littera, est vraiment source de la grâce. Là où Pélage voit un exemple, Augustin voit une source de transformation progressive du croyant qui est incorporé à l’Esprit : p. 80.
Pascal a en tête des théologiens contemporains. Voir Arnauld Antoine, Apologie pour les saints Pères, Livre VI, ch. XXII, Œuvres, XVII, p. 684 sq. Le Moyne croit à une prédestination non gratuite, mais « dépendante de la volonté des hommes » ; c’est la « propre erreur des semipélagiens ».
Pascal reprend en l’occurrence une controverse qui, dans le passé, a opposé les thomistes et les molinistes. Voir De Franceschi Sylvio Hermann, La puissance et la gloire. L’orthodoxie thomiste au péril du jansénisme (1663-1724) : le zénith français de la querelle de la grâce, p. 18. Contre les disciples de Molina, les thomistes ont fait valoir le fait qu’en vertu de la théorie de la science moyenne, Dieu n’est plus déterminant mais déterminé : conception qui devait être condamnée, puisqu’elle implique une supériorité de la créature sur son créateur.
une prédestination sans mystère.
Le fragment Miracles III (Laf. 864, Sel. 439) donné par Brunschvicg sous le numéro 884 (GEF XIV, p. 319) montre que Pascal a d’abord écrit rédemption. Prédestination a ensuite été écrit dans l’interligne au-dessus. Pascal a ensuite noté un rédempteur sans certitude, qui n’a pas de correspondant dans le présent fragment.
Voir les Écrits sur la grâce, principalement la Lettre sur la possibilité des commandements et le Traité de la prédestination.
Saint Augustin, De dono perseverantiae, t. 24, Bibliothèque augustinienne, p. 681. La prédestination est le décret éternel par lequel Dieu prévoit et prépare les grâces et les moyens par lesquels sont sauvés très certainement tous ceux qui seront sauvés, en laissant les autres, par un jugement très juste, dans la masse de perdition. Sur le discernement de certains hommes par Dieu, voir p. 278.
Saint Augustin, Œuvres, t. 22, Bibliothèque augustinienne, p. 828 sq. Note sur La prédestination chez saint Augustin. Voir De dono perseverantiae, 14, 45 : « Haec est praedestinatio sanctorum, nihil aliud : praescientia scilicet et praeparatio beneficiorum Dei quibus certissime liberantur quicumque liberantur ».
Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, 2, p. 72 sq. On désigne par prédestination le fait que certains hommes sont destinés, à l’avance et d’une manière assurée, par Dieu, au salut éternel. Saint Augustin la définit : la prescience et la préparation des bienfaits de Dieu, par lesquels sont très certainement sauvés ceux qui sont sauvés. L’existence de la prédestination résulte de la notion de Dieu et de la grâce. Sans la grâce personne ne peut être sauvé. D’autre part la théodicée enseigne que l’action de Dieu en soi est éternelle et immuable. Il faut donc que les élus obtiennent leur salut par un acte divin éternel. Voir ce que dit Jésus selon Matthieu, XXV, 34, que les élus entreront dans le royaume qui leur a été préparé depuis le commencement des temps. La prédestination est une grâce, ou plutôt une série de grâces : p. 74. Elle est éternelle et immuable, conformément à l’immutabilité et à la toute-puissance divines. Il en résulte que la certitude des élus est éternellement et immuablement fixée : p. 75. Le mystère de la prédestination se fonde sur le secret de la volonté divine du salut, ensuite sur la liberté complète avec laquelle Dieu accomplit la prédestination, enfin sur la gratuité absolue de cette prédestination par rapport à l’homme.
Saint Augustin, De praedestinatione sanctorum, t. 24, p. 523. Entre la grâce et la prédestination, il y a seulement cette différence que la prédestination est la préparation de la grâce, et la grâce le don effectif. Il y a un double appel de la foi : l’un inefficace, l’autre infaillible. L’appel spécial et certain est réservé à ceux qui sont appelés selon le décret de Dieu et prédestinés : p. 561. Voir p. 569 : ceux qui sont l’objet d’un véritable appel sont conduits infailliblement à la foi et au salut. Cet appel « fait les élus : et ceux-ci ne sont pas choisis parce qu’ils ont cru, mais pour qu’ils croient ».
En quoi la prédestination est-elle mystérieuse ?
OC III, éd. J. Mesnard, p. 610. En quoi précisément consiste le mystère ? Ni le salut universel ni la damnation universelle n’auraient enfermé de mystère. Que les uns soient sauvés et non les autres, la raison s’en accommode aussi, à cause de la justice et de la miséricorde de Dieu. Mais le mystère est que « de deux également coupables », Dieu sauve l’un et non l’autre, sans aucune vue de leurs œuvres ; le mystère est aussi grand dans le don de la persévérance : p. 610-611. Saint Augustin rapporte ce discernement à « un jugement juste, mais caché » : p. 611. Voir sur ce point la Lettre sur la possibilité des commandements, OC III, éd. J. Mesnard, L3, § 17 ; L4, § 13 ; L6, § 3 ; L7, § 12-14.
Ce que Pascal reproche aux deux doctrines des calvinistes et des molinistes « restes des pélagiens », c’est de réduire la prédestination à un processus rationnel et sans mystère : les calvinistes expliquent la prédestination par la volonté première de Dieu de sauver les uns et de damner les autres ; les molinistes font de la prédestination une simple prévision, le salut ne dépendant en dernière instance que de la volonté de l’homme. La vraie notion de la prédestination doit au contraire enfermer un mystère qui dépasse la raison humaine, dans la mesure où elle dépend d’un « jugement juste, mais caché » de Dieu. Pascal invoque à ce propos l’exclamation de saint Paul O altitudo !
Le mystère se situe principalement dans la question de savoir « pourquoi l’un persévère et non pas l’autre » : voir la Lettre sur la possibilité des commandements, Mouvement final, 7, Suite approximative de la pièce précédente. Fin de la lettre, OC III, éd. Jean Mesnard, p. 708-716, § 12. « Reconnaissez donc franchement la grandeur de ce mystère ; pourquoi l’un persévère et non pas l’autre. Car, pour le regarder dans toute sa profondeur, vous concevez bien que si Dieu avait voulu damner tous les hommes, il aurait exercé sa justice, mais sans mystère. S’il avait voulu sauver effectivement tous les hommes, il aurait exercé sa miséricorde, mais sans mystère. Et en ce qu’il a voulu en sauver les uns, et non pas les autres, il a exercé sa miséricorde et sa justice ; et en cela il n’y a point encore de mystère. Mais en ce que, tous étant également coupables, il a voulu sauver ceux-ci et non pas ceux-là, c’est en cela proprement qu’est la grandeur du mystère. Et partant, si le mystère est grand en ce que de deux également coupables, il sauve celui-ci, et non pas celui-là, sans aucune vue de leurs œuvres, certainement saint Augustin a raison de dire que le mystère est encore plus étonnant pourquoi de deux justes il donne la persévérance à l’un et non pas à l’autre. »
Le mystère de la prédestination est, selon les augustiniens, qu’elle n’est pas postérieure à la prévision des mérites des hommes.
Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, p. 269. Voir p. 278 : le problème consiste à savoir si la séparation entre ceux qui seront sauvés et ceux qui ne le seront pas a quelque cause de la part de l’homme, ou provient-elle uniquement de la volonté de Dieu ? La prédestination ante praevisa merita est l’expression d’une préférence gratuite de Dieu, antérieure à toute considération d’œuvres, se traduisant par un décret absolu de sauver ceux qu’elle conserve, pur effet de la bonne volonté de Dieu, non parce qu’on est saint, mais afin qu’on le soit, de sorte qu’est exclue la prédestination non gratuite : p. 285. Cette doctrine exclut, pour ce qui est des hommes qui sont sauvés, l’idée de la prédestination post praevisa merita, c’est-à-dire un salut dû aux hommes en prévision des bonnes actions qu’ils accompliront. C’est en cela qu’elle est mystérieuse, en ce sens que l’homme ne peut pas en discerner les raisons. Il est clair en revanche que soutenir que la prédestination des hommes qui seront sauvés est post praevisa merita exclut tout mystère, puisque ce sont leurs mérites qui expliquent leur salut.
Le régime des réprouvés en revanche, est différent : la réprobation, elle, suit la prévision du péché originel : antérieurement à la chute, il n’y a pas eu de réprobation, ni prédestination au sens actuel : ibid., p. 293-294. C’est sans prédestination divine que l’homme est tombé : p. 294. La condamnation tient compte des fautes commises durant la vie, mais elles viennent du péché originel : p. 294.
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 247. Dans l’état d’innocence régnait une prédestination en prévision des mérites. Dans l’état de la nature humaine corrompue en revanche, Dieu damne en prévision des démérites et sauve sans prévision des mérites : p. 270.
Cette doctrine explique pourquoi, dans les Écrits sur la grâce, Traité de la prédestination, OC III, éd. J. Mesnard, p. 792-796, la présentation de la doctrine de saint Augustin est divisée en deux parties, qui permettent de distinguer le régime de la grâce « avant le péché d’Adam », et « après le péché d’Adam ».
Bouchilloux Hélène, “L’usage figuratif du protestantisme dans le discours pascalien”, Port-Royal et les protestants, Chroniques de Port-Royal, n° 47, p. 99-114. Concepts théologiques forgés par Pascal pour être augustinien sans être calviniste : la prédestination : p. 107.
Cette doctrine est rejetée par ceux que Pascal appelle restes des pélagiens.
Arnauld Antoine, Apologie pour les saints Pères, Livre VI, ch. XXI, Œuvres, XXVIII, p. 676 sq. La doctrine de la grâce suffisante du P. Le Moyne est incompatible avec la prédestination avant les mérites. Voir ch. XXII, p. 684.
Arnauld Antoine, Continuation de la nouvelle défense de la traduction du Nouveau Testament imprimée à Mons, Œuvres, VII, p. 447 sq. Contre M. Mallet, sur la prédestination.