Pensées diverses III – Fragment n° 84 / 85 – Papier original : RO 439-4

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 149 p. 383 v° / C2 : p. 343 v°

Éditions savantes : Faugère I, 254, XXIII / Havet VII.35 / Brunschvicg 31 / Tourneur p. 111-1 / Le Guern 620 / Lafuma 728 (série XXV) / Sellier 610

______________________________________________________________________________________

 

 

Bibliographie

 

 

DE LUBAC Henri, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, II, 2, Paris, Aubier, 1964.

FUMAROLI Marc, “Pascal et la tradition rhétorique gallicane”, Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 359-370.

FUMAROLI Marc, L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et “res literaria” de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Droz, Genève, 1980.

GHEERAERT Tony, Le chant de la grâce. Port-Royal et la poésie d’Arnauld d’Andilly à Racine, Paris, Champion, 2003.

LESAULNIER Jean, Port-Royal insolite. Édition critique du Recueil de choses diverses, Paris, Klincksieck, 1992.

MARIN Louis, “Réflexions sur la notion de modèle chez Pascal”, Revue de métaphysique et de morale, 1967, p. 89-108.

MESNARD Jean, “Vraie et fausse beauté dans l’esthétique du XVIIe siècle”, in La Culture du XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 210-235.

MESNARD Jean, “Jansénisme et littérature”, in La Culture du XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 247-261.

NICOLE Pierre, La vraie beauté et son fantôme et autres textes esthétiques, éd. Béatrice Guion, Paris, Champion, 1996.

 

 

Éclaircissements

 

Toutes les fausses beautés

 

La distinction de la vraie et de la fausse beauté ne doit pas être confondue avec l’opposition du bon et du mauvais en art. Les deux couples sont liés, mais l’idée qu’il existe une fausse beauté à côté de la vraie implique qu’elle suscite une illusion chez le lecteur ou le spectateur. Elle n’est pas très répandue, et n’a cours que dans un milieu restreint, auquel est consacrée l’étude de Jean Mesnard, “Vraie et fausse beauté dans l’esthétique du XVIIe siècle”, in La Culture du XVIIe siècle, p. 210-235. Sur les idées de Pascal sur la vraie et la fausse beauté, voir p. 221-228. L’étude comprend aussi une comparaison des idées de Pascal avec celles de Nicole et du chevalier de Méré.

Mesnard Jean, “Jansénisme et littérature”, in La Culture du XVIIe siècle, p. 247-261.

L’étude de Marin Louis, “Réflexions sur la notion de modèle chez Pascal”, Revue de métaphysique et de morale, 1967, p. 89-108, contient une analyse du fragment Beauté poétique qui a fait date par la manière dont elle met en relief la notion de modèle, telle qu’elle apparaît dans les Pensées.

Gheeraert Tony, Le chant de la grâce. Port-Royal et la poésie d’Arnauld d’Andilly à Racine, Paris, Champion, 2003, p. 92 sq. Relation de l’opposition de la vraie et de la fausse beauté avec l’anthropologie augustinienne et origines théologiques de cette distinction : p. 93 sq.

Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique ou l’art de penser, III, XIX (éd. de 1664), éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2014, p. 478 sq.

Nicole Pierre, La vraie beauté et son fantôme et autres textes esthétiques, éd. Béatrice Guion. Voir particulièrement les indications de l’Introduction de B. Guion, p. 22 sq., et p. 36 sq., sur la dissociation entre la pensée et son expression et le primat de la pensée sur les mots dans l’art poétique et littéraire. Ces idées rejoignent celles de Pascal, lorsqu’il s’en prend aussi aux faiseurs de figures inutiles.

Laf. 559, Sel. 466. Miscellan. Langage. Ceux qui font les antithèses en forçant les mots sont comme ceux qui font de fausses fenêtres pour la symétrie. Leur règle n’est pas de parler juste mais de faire des figures justes.

Laf. 585-586, Sel. 486Il y a un certain modèle d’agrément et de beauté qui consiste en un certain rapport entre notre nature faible ou forte telle qu’elle est et la chose qui nous plaît.

Tout ce qui est formé sur ce modèle nous agrée, soit maison, chanson, discours, vers, prose, femme, oiseaux, rivières, arbres, chambres, habits, etc.

Tout ce qui n’est point fait sur ce modèle déplaît à ceux qui ont le goût bon.

Et comme il y a un rapport parfait entre une chanson et une maison qui sont faites sur ce bon modèle, parce qu’elles ressemblent à ce modèle unique, quoique chacune selon son genre, il y a de même un rapport parfait entre les choses faites sur le mauvais modèle. Ce n’est pas que le mauvais modèle soit unique, car il y en a une infinité, mais chaque mauvais sonnet par exemple, sur quelque faux modèle qu’il soit fait, ressemble parfaitement à une femme vêtue sur ce modèle.

Rien ne fait mieux entendre combien un faux sonnet est ridicule que d’en considérer la nature et le modèle et de s’imaginer ensuite une femme ou une maison faite sur ce modèle-là.

Beauté poétique.

Comme on dit beauté poétique, on devrait aussi dire beauté géométrique et beauté médicinale, mais on ne le dit pas, et la raison en est qu’on sait bien quel est l’objet de la géométrie et qu’il consiste en preuve, et quel est l’objet de la médecine et qu’il consiste en la guérison, mais on ne sait pas en quoi consiste l’agrément qui est l’objet de la poésie. On ne sait ce que c’est que ce modèle naturel qu’il faut imiter, et, à faute de cette connaissance, on a inventé de certains termes bizarres : siècle d’or, merveille de nos jours, fatals, etc. Et on appelle ce jargon beauté poétique.

Mais qui s’imaginera une femme sur ce modèle-là, qui consiste à dire de petites choses avec de grands mots, verra une jolie damoiselle toute pleine de miroirs et de chaînes dont il rira, parce qu’on sait mieux en quoi consiste l’agrément d’une femme que l’agrément des vers. Mais ceux qui ne s’y connaîtraient pas l’admireraient en cet équipage et il y a bien des villages où on la prendrait pour la reine. Et c’est pourquoi nous appelons les sonnets faits sur ce modèle-là les reines de village.

 

que nous blâmons en Cicéron ont des admirateurs, et en grand nombre.

 

Qui désigne le pronom nous ?

Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 112, note que ni Pascal, ni La Fontaine, ni Fénelon n’ont été indulgents à l’égard de la rhétorique de Cicéron. « Méré ne paraît pas goûter beaucoup Cicéron ; et en effet, Cicéron est trop constamment orateur pour plaire à ces délicats qui voulaient qu’on ne fût qu’honnête homme ». Brunschvicg suggère en note dans GEF XII, p. 40-41 que ce nous désigne Montaigne, et « plus encore Méré avec qui Pascal s’accordait pour blâmer en Cicéron tout ce qui dépasse la simple et pure nature, tout ce qui n’est que pour la pompe et l’éclat ». Le chevalier remarque que des « gens du commun, bien qu’ils soient de la Cour » sont persuadés par les « fausses parures de l’éloquence », que « les personnes de bon goût ne peuvent souffrir ». GEF XII signale que dans les Œuvres de Méré, II, lettre 1, Amsterdam, Mortier, 1692, p. 2, celui-ci emploie l’expression « fausses beautés ».

La Logique ou l’art de penser témoigne que, dans le groupe de Port-Royal, Arnauld et Nicole n’étaient pas toujours favorables à Cicéron.

Dans l’esprit de Pascal, Montaigne compte sans doute dans le groupe de ceux qui émettent des réserves à l’égard de Cicéron. Montaigne remarque chez Cicéron des fautes, une éloquence cassée et l’emploi artificiel de chevilles verbales. Voir Essais, II, X, Des livres, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 436 : « Entre ceux mêmes, qui ont estimé toutes choses contées cette sienne éloquence incomparable, il y en a eu qui n’ont pas laissé d’y remarquer des fautes : comme ce grand Brutus son ami, disait que c’était une éloquence cassée et ereintée, fractam et elumbem. Les orateurs voisins de son siècle, reprenaient aussi en lui, ce curieux soin de certaine longue cadence, au bout de ses clauses, et notaient ces mots, esse videatur, qu’il y emploie si souvent. Pour moi, j’aime mieux une cadence qui tombe plus court, coupée en ïambes. Si mêle-t-il parfois bien rudement ses nombres, mais rarement. J’en ai remarqué ce lieu à mes oreilles. Ego vero me minus diu senem esse mallem, quam esse senem, antequam essem. »

Voir Friedrich Hugo, Montaigne, Paris, Gallimard, 1968, p. 92-93, et dans Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, p. 420, n. 285, des références d’études sur le rapport de Montaigne à Cicéron.

Jouanna Arlette et alii, La France de la Renaissance, Paris, Laffont, 2001, p. 703 sq. À la Renaissance, la langue de Cicéron avait l’avantage de faire contraste avec le latin « barbare » des scolastiques. L’idéal moral de l’orateur, homme habile à parler, séduit aussi les savants de la Renaissance. L’idéal politique de Cicéron a aussi contribué au succès de son œuvre : voir Fumaroli Marc, L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et “res literaria” de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Droz, Genève, 1980, p. 47 sq., sur Cicéron et ses traités de rhétorique oratoire, qui établissent une alliance de l’éloquence et de la philosophie qui constitue un programme complet de culture intellectuelle. Toutefois, des réactions se déclarent contre les « faux cicéroniens », qui accordent une place excessive au bien dire. Érasme par exemple lui reproche la recherche de la perfection verbale et littéraire qui fait perdre de vue la substance du discours. Voir le Ciceronianus (1528), premier manifeste courant anticicéronien, et les livres qui lui répondent. La thèse de Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence (1980), présente un ample tableau de la place que Cicéron a tenue dans la genèse et le développement des rhétoriques de l’époque classique. Mais pour mieux en dominer les grandes lignes sur le point qui nous intéresse, il est préférable de lire d’abord son article “Pascal et la tradition rhétorique gallicane”, Méthodes chez Pascal, p. 359-370.

 

Le jugement de Pascal sur la rhétorique de saint Augustin

 

Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, p. 288 sq., note que le même reproche que Pascal fait à Cicéron porte aussi contre saint Augustin. Voir aussi p. 420 sq.

Il existe en effet une autre version du présent fragment dans le f° 199 v° du Recueil de choses diverses, où saint Augustin remplace Cicéron. Voir Lesaulnier Jean, Port-Royal insolite. Edition critique du Recueil de choses diverses, p. 431 : M. Pascal « a écrit sur le dos de sa Bible : Toutes les fausses beautés que nous trouvons dans saint Augustin ont des admirateurs et en grand nombre. » Ce passage du Recueil est cité dans OC I, éd. J. Mesnard, p. 893. J. Mesnard conclut à l’authenticité, OC I, p. 252-253 : la pensée sur Cicéron n’a été publiée qu’en 1728 par Desmolets ; et les conversations dont le Recueil de choses diverses est l’écho ont été tenues vers 1670-1675, ce qui garantit l’authenticité du propos.

Le rapprochement entre Augustin et Cicéron n’est pas surprenant.

Encyclopédie saint Augustin. La Méditerranée et l’Europe IVe-XXIe siècle, art. Cicéron, Paris, Cerf, 2005, p. 236-240. Augustin a été profondément marqué par la pensée et la rhétorique de Cicéron. Sur son évolution à son égard, voir p. 237 sq. Il admire sa rhétorique, mais semble avoir évolué dans son jugement sur la morale. Il n’apprécie pas le fondement sceptique de sa philosophie, qui paraît incompatible avec la foi.

Sur la place qu’occupe Cicéron dans la pensée et la rhétorique de saint Augustin, voir Lancel Serge, Saint Augustin, Paris, Fayard, 1969, p. 52 sq.

Sur l’influence de l’Hortensius de Cicéron sur Augustin, voir l’introduction de A. Solignac aux Confessions, I, Œuvres de saint Augustin, 13, Bibliothèque augustinienne, Paris, Desclée de Brouwer, 1962, p. 85 sq.

Le livre IV du De doctrina christiana contient un ample exposé des idées rhétoriques et littéraires de saint Augustin. Voir l’édition de M. Moreau, annotée par I. Bochet et G. Madec dans la Bibliothèque augustinienne, 11/2, Institut d’études augustiniennes, Paris, 1997.

Si la note du Recueil des originaux était destinée à entrer dans le projet d’Apologie, il n’est pas incompréhensible que Pascal ait préféré mettre en cause Cicéron, orateur païen, plutôt que saint Augustin, docteur de la grâce

Cependant le fait que saint Augustin et Cicéron soient blâmés en mêmes termes ne signifie pas nécessairement que les reproches que Pascal leur adresse soient strictement les mêmes. Une correction est apportée en faveur de saint Augustin dans un autre passage du Recueil de choses diverses, f° 73 r°. Voir OC I, éd. J. Mesnard, p. 891, et Lesaulnier Jean, Port-Royal insolite…,p. 288. Il rapporte une indication attribuée au P. Rapin : « M. Pascal n’aimait point les réflexions que saint Augustin fait sur les nombres, ni ses pointes, ni ses jeux de paroles. Il a pu avoir quelques fausses beautés qui trouvent des admirateurs, mais au reste, c’est le Père qui raisonne le plus juste et qui a plus d’élévation et d’autorité ».

On est donc paradoxalement mieux renseigné sur ce que Pascal reproche à Augustin qu’à Cicéron.

Sur le style de saint Augustin et ses jeux de vocabulaire, voir une étude dans l’introduction de A. Solignac aux Confessions, I, Œuvres de saint Augustin, 13, Bibliothèque augustinienne, Paris, Desclée de Brouwer, 1962, p. 207 sq. Sur les jeux de vocabulaire : p. 221 sq. La chaleur et mouvement du style : p. 222 sq. Les critiques que l’on adresse ordinairement au style de saint Augustin : p. 228 sq. Sur le caractère rhétorique de son style : p. 230. Ses recherches dans le jeu des sonorités : p. 232. Sur la monotonie engendrée par les parallélismes et les antithèses : p. 232.

Sur la manière dont saint Augustin traite des nombres, voir l’introduction aux Confessions, Bibliothèque augustinienne, t. 13, p. 90-93. Augustin croit à la valeur mystique des nombres, et se plaît à découvrir dans ses sermons la signification des nombres de l’Écriture et du cycle liturgique. Il connaît les principes de l’arithmétique de son époque, la théorie de la construction des nombres, les propriétés particulières à chaque catégorie, notamment les nombres parfaits : p. 90. Il y aurait une sorte de pythagorisme chrétien que saint Augustin a sans doute puisé dans Le songe de Scipion, de Favonius Eulogius, et dans Varron, De principiis numerorum et De arithmetica. Au surplus, il semble avoir connu et exploité Nicomaque de Gérase, Introductio arithmetica.

On trouve également des indications dans

Saint Augustin, Dialogues philosophiques, III, t. 6, Bibliothèque augustinienne, p. 306 sq.

Saint Augustin, La Genèse au sens littéral, Œuvres, t. 48, p. 633 sq. Les spéculations arithmologiques sur les nombres utilisés dans l’Écriture relèvent d’une tradition qui remonte à Philon ; elles tiennent une grande place dans l’œuvre de saint Augustin. Voir p. 635, sur la signification métaphysique de « mesure, nombre et poids ».

Sur l’usage exégétique des nombres chez saint Augustin, voir De Doctrina christiana, II, XXXIX, 59.

On peut être surpris par la manière dont Pascal blâme les jeux numériques de saint Augustin, dans la mesure où lui-même se permet parfois des interprétations des nombres ou des applications à des réalités historiques (voir Perpétuité 5 (Laf. 283, Sel. 315) : Les six âges, les six pères des six âges, les six merveilles à l’entrée des six âges, les six orients à l’entrée des six âges.) Cependant, on sait par ce qu’il a écrit du mem des Juifs qu’il n’estime permises que celles qui sont « révélées » : voir Loi figurative 27 (Laf. 272, Sel. 303). Il n’est pas permis d’attribuer à l’Écriture des sens qu’elle ne nous a pas révélé qu’elle a. Ainsi de dire que le ם d’Isaïe signifie 600 cela n’est pas révélé. Il n’est pas dit que les צ et les ח deficientes signifieraient des mystères. Il n’est donc pas permis de le dire. Et encore moins de dire que c’est la manière de la pierre philosophale. Mais nous disons que le sens littéral n’est pas le vrai parce que les prophètes l’ont dit eux-mêmes. C’est sans doute parce qu’il juge insuffisamment fondées certaines interprétations d’Augustin que Pascal exprime cette réserve.

À l’égard des pointes, on connaît l’hostilité de Pascal par le fragment Laf. 798, Sel. 650. Épigrammes de Martial. L’homme aime la malignité mais ce n’est pas contre les borgnes, ou les malheureux, mais contre les heureux superbes. On se trompe autrement, car la concupiscence est la source de tous nos mouvements, et l’humanité…

Il faut plaire à ceux qui ont les sentiments humains et tendres. Celle des deux borgnes ne vaut rien, car elle ne les console pas et ne fait que donner une pointe à la gloire de l’auteur. Tout ce qui n’est que pour l’auteur ne vaut rien. Ambitiosa recidet ornamenta.

Dans ce jugement sur saint Augustin, le pronom nous n’a sans doute pas tout à fait le même sens que dans le cas de Cicéron. Il répond peut-être à des discussions internes au groupe de Port-Royal.