Pensées diverses IV – Fragment n° 15 / 23 – Papier original : RO 229-5

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 163 p. 394-395 / C2 : p. 365 à 367

Éditions de Port-Royal :

     Chap. IX - Injustice, et corruption de l’homme : 1669 et janvier 1670 p. 72 / 1678 n° 2 p. 73

     Chap. XXVIII - Pensées chrestiennes : 1669 et janvier 1670 p. 246 / 1678 n° 18 p. 238

Éditions savantes : Faugère II, 85, XIV ; II, 80, III / Havet XXIV.53 bis et 16 bis / Brunschvicg 365 et 212 / Tourneur p. 118-3 / Le Guern 636 / Lafuma 756 et 757 (série XXVI) / Sellier 626

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Bibliographie

 

 

BJØRNSTAD Hall, Créature sans créateur. Pour une anthropologie baroque dans les Pensées de Pascal, Presses de l’Université de Laval, 2010.

CARRAUD Vincent, Pascal. Des connaissances naturelles à l’étude de l’homme, Paris, Vrin, 2007.

CHEVALIER Jacques, Pascal, Paris, Plon-Nourrit, 1922.

FERREYROLLES Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Champion, 1995.

FRIGO Alberto, L’évidence du Dieu caché. Introduction à la lecture des Pensées de Pascal, Mont-Saint-Aignan, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2015.

GRASSET Bernard, “Le temps pascalien”, Filosofia oggi, XXXIV, 2011, p. 173-182.

LE GUERN Michel, L’image dans l’œuvre de Pascal, Paris, Klincksieck, 1983.

MESNARD Jean, Pascal et les Roannez, Paris, Desclée de Brouwer, 1965.

MESNARD Jean, “Structures binaires et structures ternaires dans les Pensées de Pascal”, in Pascal, Pensées, Littératures classiques, n° 20, supplément 1994, Paris, Klincksieck, 1994, p. 45-57.

MESNARD Jean, “Discontinuité, contrariété, répétition : un modèle de l’écriture pascalienne”, in L’intelligence du passé. Les faits, l’écriture et le sens. Mélanges offerts à Jean Lafond par ses amis, Publications de l’Université de Tours, Tours, 1988, p. 409-427.

POULET Georges, Études sur le temps humain, II, La distance intérieure, Monaco, Éd. du Rocher, 1976.

PUCELLE Jean, “La dialectique du renversement du pour au contre et l’antithétique pascalienne”, Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 445-462.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

SELLIER Philippe, “Sur les fleuves de Babylone : la fluidité du monde et le recherche de la permanence”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010, p. 411-423.

SHIOKAWA Tetsuya, Entre foi et raison : l’autorité. Études pascaliennes, Paris, Champion, 2012.

 

 

Éclaircissements

 

Pensée.

 

Sur les différents aspects de ce terme, voir Shiokawa Tetsuya, Entre foi et raison : l’autorité. Études pascaliennes, p. 29-45. Voir les pages 34 et suivantes, qui concernent le sens du mot dans le présent fragment.

 

Toute la dignité de l’homme est en la pensée.

 

Sur le sens du mot dignité, voir les remarques de Transition 5 sur la noblesse de l’homme à l’égard de l’univers matériel. Ce terme appartient à l’origine, comme grandeur et misère, au registre social et politique.

La dignité, et par suite la noblesse, au sens où l’entend Pascal, dépend de la manière dont un être répond à la fin qui lui est propre. Or dans le cas présent, la fin de l’homme se trouve dans la pensée (par opposition à la bête). Voir Laf. 620, Sel. 513. L’homme est visiblement fait pour penser. C’est toute sa dignité et tout son mérite ; et tout son devoir est de penser comme il faut. Or l’ordre de la pensée est de commencer par soi, et par son auteur et sa fin. Or à quoi pense le monde ? jamais à cela, mais à danser, à jouer du luth, à chanter, à faire des vers, à courir la bague etc., à se battre, à se faire roi, sans penser à ce que c’est qu’être roi et qu’être homme.

Transition 6 (Laf. 200, Sel. 232). Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale.

Laf. 759, Sel. 628. Pensée fait la grandeur de l’homme.

Voir le commentaire de Carraud Vincent, Pascal. Des connaissances naturelles à l’étude de l’homme, p. 260 sq., sur ce fragment.

Saint Augustin, De vera religione, XXIX, 53. La raison : « c’est elle qui, absente chez les bêtes, fait notre excellence ». Mais Pascal ne parle pas de la raison, mais de la pensée.

 

Mais qu’est‑ce que cette pensée ? Qu’elle est sotte.

 

Les transcriptions de ce passage sont diverses, en raison même de l’apparence du manuscrit. Voir les transcriptions du manuscrit et des Copies.

L’édition Sellier et celle de Lafuma (Luxembourg) proposent Qu’elle est sotte ?

Havet, Brunschvicg et Le Guern en revanche transforment l’interrogation en un cri de mépris : Qu’elle est sotte ! Ils s’inspirent sans doute en l’occurrence de l’édition de Port-Royal, qui termine sur une exclamation.

La difficulté tient à deux points.

À cet endroit Pascal écrit quelle, alors qu’on attendrait plutôt qu’elle. Cependant la fin du paragraphe suivant montre qu’il ne s’est pas contraint de tracer l’apostrophe qui y est pourtant indispensable au sens (pas plus d’ailleurs que dans qu’est-ce de la première ligne). Nous adoptons donc ici la graphie qu’elle.

Deuxième difficulté : la présence de deux points d’interrogation, après pensée et sotte. On peut se demander, au vu du manuscrit, si, pour le premier surtout, il ne s’agit pas d’additions dans des lignes qui sont déjà une addition.

Le premier point d’interrogation ne pose pas de problème.

Mais le second, qui a du reste manifestement gêné les éditeurs, engendre une phrase dépourvue de sens et grammaticalement incohérente. La substitution d’un point d’exclamation constitue une intervention qui n’est pas réellement justifiée : rien ne permet de supposer qu’il s’agit ici d’un cri. On se limitera donc à un simple point final, suffisant pour marquer la déception de l’auteur devant la sottise de la pensée humaine.

Sur ce genre de construction avec reprise, voir la remarque de Frigo Alberto, L’évidence du Dieu caché. Introduction à la lecture des Pensées de Pascal, p. 182, qui mentionne d’autres exemples.

Méré, Discours, De l’esprit, éd. Boudhors, p. 65. « J’entends par la sottise, je ne sais quel aveuglement malin, opiniâtre et présomptueux : car encore qu’on ait peu de lumière, pourvu qu’on soit docile et traitable, on n’est pas un sot ». La suite du texte indique aussi que Méré pense que la sottise est par essence déplaisante pour les autres. Différence entre simplicité et sottise : p. 82. La sottise est « toujours insupportable de quelque façon qu’elle se présente » ; « elle est opiniâtre, incommode, arrogante, envieuse, perfide, ingrate, chicaneuse, formaliste, bourgeoise, pédante, affirmative, avare, intéressée en tout, et fort rigoureuse à conserver ses droits ». Elle « n’admire que la fortune et l’établissement » ; elle se conduit « par coutume ». La simplicité, au contraire, « n’a rien qui ne soit noble » : p. 83.

On retrouve dans ce passage l’idée de la bassesse de la sottise (voir plus bas). La sottise consiste souvent à ne pas savoir discerner ce qui revient naturellement à certaines catégories de choses. Voir le Second discours sur la condition des grands, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1032. « Il faut parler aux rois à genoux ; il faut se tenir debout dans la chambre des princes. C’est une sottise et une bassesse d’esprit que de leur refuser ces devoirs. »

Misère 7 (Laf. 58, Sel. 92). La tyrannie consiste au désir de domination universel et hors de son ordre. Diverses chambres de forts, de beaux, de bons esprits, de pieux dont chacun règne chez soi, non ailleurs. Et quelquefois ils se rencontrent et le fort et le beau se battent sottement à qui sera le maître l’un de l’autre, car leur maîtrise est de divers genre. Ils ne s’entendent pas. Et leur faute est de vouloir régner partout. Rien ne le peut, non pas même la force : elle ne fait rien au royaume des savants, elle n’est maîtresse que des actions extérieures.

Le sens n’est évidemment pas le même que dans le fragment Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680), où Pascal mentionne la sottise, stultitiam, qui n’est autre que la simplicité qui fait avouer au chrétien qu’il ne peut pas démontrer sa religion par raison.

Shiokawa Tetsuya, Entre foi et raison : l’autorité. Études pascaliennes, p. 39 sq. Le sujet pensant ne peut ni maîtriser ni posséder sa pensée.

 

La pensée est donc une chose admirable et incomparable par sa nature.

 

La rédaction telle qu’elle se présente dans les éditions donne l’impression d’une redite. En fait, les lignes qui précèdent sont une addition placée au-dessus de la suite du texte. Pascal a ajouté aussi la liaison donc, pour éviter une simple juxtaposition.

Mesnard Jean, “Discontinuité, contrariété, répétition : un modèle de l’écriture pascalienne”, in L’intelligence du passé. Les faits, l’écriture et le sens. Mélanges offerts à Jean Lafond par ses amis, p. 409-427. Étude d’ensemble qui montre que Pascal ne craint pas les techniques de répétition, qui s’accompagnent en général de procédés de rupture ou de contrariété, comme c’est le cas ici.

 

Il fallait qu’elle eût d’étranges défauts pour être méprisable, mais elle en a de tels que rien n’est plus ridicule. Qu’elle est grande par sa nature,

 

Étrange : ce qui est surprenant, rare, extraordinaire : Ne trouvez pas étrange si je vous fais ce reproche, cette réprimande ; ce poète a des visions étranges ; le pécheur a un étrange aveuglement (Furetière).

Qu’elle est grande : voir la liasse Grandeur, sur le sens de ce terme chez Pascal.

Méprisable répond à admirable, et ridicule à incomparable.

Ridicule : risible, objet de risée, qui fait rire (Furetière). Nous dirions dérisoire. Chez Pascal s’entend au sens de ce qu’on ne peut pas considérer avec sérieux, ni prendre sérieusement. L’opposition avec admirable est nette : ce dernier mot suppose que ce qu’on admire domine les autres choses et suscite ainsi le respect.

Le mot incomparable suppose qu’il existe une disproportion (au sens précis du terme) qui vaut à la raison une grande estime.

Sur les caractères de dignité de la pensée, voir Shiokawa Tetsuya, Op. cit., p. 36 sq.

 

qu’elle est basse par ses défauts.

 

C’est lorsque l’homme pense mal et tombe dans l’erreur, que la pensée cesse d’être la marque de sa dignité. La bassesse de la pensée tient d’abord à la manière dont elle est dominée par les puissances trompeuses : imagination, maladies, coutume, égoïsme. Voir sur ces défauts l’étude de Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, notamment les chapitres consacrés à la Critique de la coutume, p. 17 sq., et à l’imagination « maîtresse d’erreur et de fausseté », p. 139 sq. On peut aussi consulter les pages que Chevalier Jacques, Pascal, p. 218 sq., consacre à ces puissances trompeuses.

Un autre défaut est l’inconstance, telle que la présentent les fragments suivants :

Laf. 542, Sel. 459. Hasard donne les pensées, et hasard les ôte. Point d’art pour conserver ni pour acquérir. Pensée échappée je la voulais écrire ; j’écris au lieu qu’elle m’est échappée. (texte barré verticalement)

Laf. 620, Sel. 513. L’homme est visiblement fait pour penser. C’est toute sa dignité et tout son mérite ; et tout son devoir est de penser comme il faut. Or l’ordre de la pensée est de commencer par soi, et par son auteur et sa fin. Or à quoi pense le monde ? jamais à cela, mais à danser, à jouer du luth, à chanter, à faire des vers, à courir la bague, etc., à se battre, à se faire roi, sans penser à ce que c’est qu’être roi et qu’être homme.

 

L’écoulement.

C’est une chose horrible de sentir s’écouler tout ce qu’on possède.

 

Horreur : passion violente de l’âme qui la fait frémir, qui lui fait avoir peur de quelque objet nuisible et terrible (Furetière).

L’édition de Port-Royal déforme le sens du fragment : ce qui est horrible, selon les éditeurs, ce n’est pas le sentiment que l’on peut avoir de l’écoulement universel, mais le fait que les hommes sentent l’écoulement, mais n’en tirent pas la conséquence qu’il faut chercher « quelque chose de permanent » : « C’est une chose horrible de sentir continuellement s’écouler tout ce qu’on possède, et qu’on s’y puisse attacher, sans avoir envie de chercher s’il n’y a point quelque chose de permanent. » Le fragment se transforme en dénonciation de l’inconséquence des hommes.

Écouler : passer avec fluidité par quelque canal, et le laisser à sec : on a fait écouler les eaux de ce fossé. Se dit figurément en choses spirituelles et morales, et signifie s’échapper, se passer insensiblement : la vie s’écoule insensiblement (Furetière). Richelet attribue aussi à s’écouler le sens suivant : s’échapper doucement, se glisser sans bruit, s’enfuir sans faire aucun éclat. Écoulement : mouvement, action de la chose liquide qui s’écoule. Se dit aussi en choses spirituelles (Furetière).

Shiokawa Tetsuya, “Le temps et l’éternité selon Pascal”, in Entre foi et raison : l’autorité. Études pascaliennes, Paris, Champion, 2012, p. 91-104. Sur le temps vécu et la manière dont il s’écoule : p. 95.

Grasset Bernard, “Le temps pascalien”, Filosofia oggi, XXXIV, 2011, p. 173-182.

Poulet Georges, Études sur le temps humain, II, La distance intérieure, Monaco, Éd. du Rocher, 1976.

Le Guern Michel, L’image dans l’œuvre de Pascal, p. 140-145, consacre un chapitre aux métaphores liquides ; voir particulièrement p. 142-143.

Voir la note importante “La conception du temps chez Augustin”, in Saint Augustin, Les Confessions, Œuvres de saint Augustin, 14, Paris, Desclée de Brouwer, 1962, p. 581-591.

L’écoulement traduit l’inconstance et l’inconsistance des choses.

Tout ce qu’on possède : l’influence de Montaigne sur l’idée de l’écoulement de tout est signalée par Hugo Friedrich, Montaigne, Paris, Gallimard, 1968, p. 151 sq. La « fluctuation universelle » qui domine les objets comme le sujet traduit une « conception héraclitéenne du monde » : voir Essais III, 2, Du repentir, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 844 : « Le monde est une branloire pérenne : toutes choses y branlent sans cesse [...]. Je ne puis assurer mon objet : il va trouble et chancelant d’une ivresse naturelle ». Montaigne insiste sur le fait que ce n’est pas seulement le monde qui s’écoule, mais soi-même : voir Essais, III, 13, éd. Balsamo et alii, p. 1155 : « Il faut bien bander l’âme, pour lui faire sentir comme elle s’écoule ».

Mais Pascal insiste sur le caractère tragique et horrible de l’écoulement de tout et de soi-même.

Le mot écoulement a d’abord un sens concret, associé au flux des liquides. Dans le Traité de l’équilibre des liqueurs, Pascal n’a abordé que l’hydrostatique, c’est-à-dire la théorie de l’équilibre des eaux. Mais selon Mesnard Jean, Pascal et les Roannez, p. 336 sq., il a aussi réfléchi sur la science de leur mouvement, indispensable pour réaliser la direction des eaux et l’édification de digues et de canaux. Il trouvait dans les œuvres de Torricelli un traité du mouvement des eaux qui en rattachait les effets aux lois générales de la chute des corps ; il a peut-être lu le livre de Castelli sur la mesure des eaux courantes. À la même époque (1653), le jésuite Jean François publiait un livre sur La science des eaux. Pascal s’est intéressé aux grands travaux de dessèchement des marais poitevins.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 429. Pascal, auteur de l’Écrit sur la conversion du pécheur, est plus sensible à l’exil de l’âme qu’à la vie éternelle déjà commencée. Pour lui comme pour saint Augustin, le temps est d’abord une réalité sinistre. L’homme qui cherche ne peut aimer ce qui n’est que temporel, passager et périssable. Voir l’Écrit sur la conversion du pécheur, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 40-41 :

« Elle [l’âme que Dieu « daigne toucher »] considère les choses périssables comme périssantes et même déjà péries ; et dans la vue certaine de l’anéantissement de tout ce qu’elle aime, elle s’effraye dans cette considération, en voyant que chaque instant lui arrache la jouissance de son bien, et que ce qui lui est le plus cher s’écoule à tout moment, et qu’enfin un jour certain viendra auquel elle se trouvera dénuée de toutes les choses auxquelles elle avait mis son espérance. De sorte qu’elle comprend parfaitement que son cœur ne s’étant attaché qu’à des choses fragiles et vaines, son âme se doit trouver seule et abandonnée au sortir de cette vie, puisqu’elle n’a pas eu soin de se joindre à un bien véritable et subsistant par lui-même, qui pût la soutenir et durant et après cette vie.

De là vient qu’elle commence à considérer comme un néant tout ce qui doit retourner dans le néant, le ciel, la terre, son esprit, son corps, ses parents, ses amis, ses ennemis, les biens, la pauvreté, la disgrâce, la prospérité, l’honneur, l’ignominie, l’estime, le mépris, l’autorité, l’indigence, la santé, la maladie et la vie même ; enfin tout ce qui doit moins durer que son âme est incapable de satisfaire le dessein de cette âme qui recherche sérieusement à s’établir dans une félicité aussi durable qu’elle-même. »

La fragilité de la pensée apparaît dans le fait qu’elle est souvent indiscernable du rêve. Voir Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164). Les principales forces des pyrrhoniens, je laisse les moindres, sont que nous n’avons aucune certitude de la vérité de ces principes hors la foi et la révélation sinon en [ce] que nous les sentons naturellement en nous. Or ce sentiment naturel n’est pas une preuve convaincante de leur vérité, puisque, n’y ayant point de certitude hors la foi si l’homme est créé par un Dieu bon, par un démon méchant ou à l’aventure, il est en doute si ces principes nous sont donnés ou véritables, ou faux, ou incertains, selon notre origine. De plus, que personne n’a d’assurance hors de la foi s’il veille ou s’il dort, vu que durant le sommeil on croit veiller aussi fermement que nous faisons. On croit voir les espaces, les figures, les mouvements. On sent couler le temps, on le mesure, et enfin on agit de même qu’éveillé. De sorte que la moitié de la vie se passant en sommeil, par notre propre aveu ou quoi qu’il nous en paraisse, nous n’avons aucune idée du vrai, tous nos sentiments étant alors des illusions. Qui sait si cette autre moitié de la vie où nous pensons veiller n’est pas un autre sommeil un peu différent du premier, dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir ?

Vanité 33 (Laf. 47, Sel. 80). Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige, et s’il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver. Que chacun examine ses pensées. Il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin. Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux il est inévitable que nous ne le soyons jamais.

Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Ainsi s’écoule toute la vie ; on cherche le repos en combattant quelques obstacles et si on les a surmontés le repos devient insupportable par l’ennui qu’il engendre. Il en faut sortir et mendier le tumulte.

La conversion conduit lentement au sentiment du néant de tout ce qui s’écoule, au regard de tout ce qui affecte ordinairement les hommes.

Bjørnstad Hall, Créature sans créateur. Pour une anthropologie baroque dans les Pensées de Pascal, p. 143, fait le rapprochement du sentiment de l’écoulement avec l’ennui, auquel Pascal consacre une liasse, et le fragment Laf. 622, Sel. 515 : Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir.

En revanche, le fragment suivant dessine la possibilité d’une stabilité des hommes convertis dans les porches de la sainte Jérusalem où l’orgueil ne pourra plus les combattre et les abattre : les pleurs qu’ils versent alors ne sont pas ceux qui expriment un regret d’avoir perdu tout ce qu’ils possédaient :

Laf. 545, Sel. 460. Tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair ou concupiscence des yeux ou orgueil de la vie. Libido sentiendi, libido sciendi, libido dominandi. Malheureuse la terre de malédiction que ces trois fleuves de feu embrasent plutôt qu’ils n’arrosent. Heureux ceux qui étant sur ces fleuves, non pas plongés, non pas entraînés, mais immobilement affermis sur ces fleuves, non pas debout, mais assis, dans une assiette basse et sûre, dont ils ne se relèvent pas avant la lumière, mais après s’y être reposé en paix, tendent la main à celui qui les doit élever pour les faire tenir debout et fermes dans les porches de la sainte Jérusalem où l’orgueil ne pourra plus les combattre et les abattre, et qui cependant pleurent, non pas de voir écouler toutes les choses périssables que ces torrents entraînent, mais dans le souvenir de leur chère patrie de la Jérusalem céleste, dont ils se souviennent sans cesse dans la longueur de leur exil.

Pensée n° 5E (Laf. 918, Sel. 748). Les fleuves de Babylone coulent et tombent, et entraînent. Ô sainte Sion, où tout est stable et où rien ne tombe. Il faut s’asseoir sur ces fleuves, non sous ou dedans, mais dessus, et non debout mais assis, pour être humble étant assis, et en sûreté étant dessus, mais nous serons debout dans les porches de Jérusalem. Qu’on voie si ce plaisir est stable ou coulant ; s’il passe, c’est un fleuve de Babylone.

Voir le commentaire de Sellier Philippe, “Sur les fleuves de Babylone : la fluidité du monde et le recherche de la permanence”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., p. 411-423. La captivité de Babylone, selon le Psaume 137, c’est le monde où tout s’écoule, glisse et fuit dans un flux vertigineux : p. 413. Ce qui s’écoule selon Pascal : l’écoulement apparaît d’abord dans notre condition corporelle, mais aussi intellectuelle.

Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230). Disproportion de l’homme. [...] C’est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d’ignorer absolument. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre ; quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle, et nous quitte, et si nous le suivons il échappe à nos prises il, nous glisse et fuit d’une fuite éternelle ; rien ne s’arrête pour nous. C’est l’état qui nous est naturel et toutefois le plus contraire à notre inclination. Nous brûlons du désir de trouver une assiette ferme, et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini, mais tout notre fondement craque et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes. Ne cherchons donc point d’assurance et de fermeté ; notre raison est toujours déçue par l’inconstance des apparences : rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis qui l’enferment et le fuient.

La même instabilité, note Philippe Sellier, se trouve dans les États et la société humaine : voir Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94). On ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat, trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité, en peu d’années de possession les lois fondamentales changent. Le droit a ses époques, l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité audeçà des Pyrénées, erreur audelà.

L’influence de Montaigne sur l’idée de l’écoulement de tout est bien notée par Hugo Friedrich, Montaigne, Paris, Gallimard, 1968, p. 151 sq. La « fluctuation universelle » qui domine les objets comme le sujet traduit une « conception héraclitéenne du monde » : voir Essais III, 2, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 844 : « Le monde est une branloire pérenne : toutes choses y branlent sans cesse [...]. Je ne puis assurer mon objet : il va trouble et chancelant d’une ivresse naturelle ». Mais Pascal insiste sur le caractère tragique et horrible de l’écoulement de tout et de soi-même.

Gilberte Périer a recueilli un propos de son frère sur l’écoulement de tout ce qu’on possède, par lequel Pascal remarquait que le dépouillement n’est jamais si absolu qu’on le croit : voir la Vie de M. Pascal, 1ère version, § 52, OC I, éd. J. Mesnard, p. 588. « Cet amour qu’il avait pour la pauvreté le portait à aimer les pauvres avec une tendresse si grande qu’il n’a jamais pu refuser l’aumône, quoiqu’il n’en fît que de son nécessaire, ayant peu de bien et étant obligé de faire une dépense qui excédait son revenu à cause de ses infirmités. Mais lorsqu’on lui voulait représenter cela quand il faisait quelque aumône considérable, il se fâchait et disait : « J’ai remarqué une chose, que quelque pauvre qu’on soit, on laisse toujours quelque chose en mourant. » Et ainsi il fermait la bouche ; et il a été quelquefois si avant qu’il s’est réduit à prendre de l’argent au change, pour avoir donné aux pauvres tout ce qu’il avait, et ne voulant pas après cela importuner ses amis. »

Le fragment a cependant une portée plus tragique si on l’applique aux personnes proches auxquelles l’affection familiale attache. Il faut dans cette perspective renvoyer à la Lettre sur la mort de son père, qui tend à donner un sens à la mort d’Étienne Pascal, OC II, éd. J. Mesnard, p. 851 sq. : la manière chrétienne de porter la mort des proches est de considérer la vie comme un sacrifice. On peut aussi renvoyer aux propos que selon Gilberte, Blaise prononça lors de la mort de sa sœur, Vie de M. Pascal, 1ère version, § 59-60, OC I, éd. J. Mesnard, p. 591-592 : « Il avait une extrême tendresse pour nous et pour tous ceux qu’il croyait être à Dieu ; mais cette affection n’allait pas jusques à l’attachement, et il en donna une preuve bien sensible à la mort de ma sœur, qui précéda la sienne de dix mois. Car lorsqu’il reçut cette nouvelle, il ne dit autre chose, sinon : « Dieu nous fasse la grâce d’aussi bien mourir ! » et il s’est toujours tenu depuis dans une soumission admirable aux ordres de la Providence de Dieu, sans faire jamais sur cela d’autre réflexion que des grandes grâces que Dieu avait faites à sa sœur pendant sa vie, et des circonstances du temps de sa mort ; ce qui lui faisait dire sans cesse : « Bienheureux ceux qui meurent, pourvu qu’ils meurent au Seigneur ! » Et lorsqu’il me voyait dans de continuelles afflictions pour cette perte que je ressentais si fort, il se fâchait et me disait que cela n’était pas bien, et qu’il ne fallait pas avoir ces sentiments-là pour la mort des justes, et qu’il fallait au contraire louer Dieu de ce qu’il l’avait si tôt récompensée des petits services qu’elle lui avait rendus. C’est ainsi qu’il faisait voir qu’il n’avait nul attachement pour ceux qu’il aimait ; car, s’il eût été capable d’en avoir, c’eût été sans doute pour ma sœur, parce qu’assurément c’était la personne du monde qu’il aimait le plus. »