Pensées diverses IV – Fragment n° 16 / 23 – Papier original : RO 229-4
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 164 p. 395 / C2 : p. 367
Le texte a été ajouté dans l’édition de 1678 : Chap. II - Marques de la véritable Religion : n° 10 p. 24
Éditions savantes : Faugère II, 201-202 note (P-R) / Havet XI.7 (P-R) / Michaut 490 (P-R) / Brunschvicg 857 / Tourneur p. 118-4 / Le Guern 637 / Lafuma 758 (série XXVI) / Sellier 627
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Bibliographie ✍
BARTMANN Bernard, Précis de théologie dogmatique, Mulhouse, Salvator, 1941. HURTER H., Theologiae dogmaticae compendium in usum studiosorum theologiae, Oeniponte, Libraria academica wagneriana, 1896, 3 vol. RUSSIER Jeanne, La foi selon Pascal, I, Paris, Presses Universitaires de France, 1949. SELLIER Philippe, “La lumière immobile. L’univers biblique d’un catholique sous Louis XIV”, in Port-Royal et la littérature, II, 2e éd., Paris, Champion, 2012, p. 187-211. |
✧ Éclaircissements
Clarté. / Obscurité. /
Mots-clés, comme Pascal a coutume d’en marquer lorsque le sujet d’un fragment consiste en un point précis. Pascal applique au problème de l’unité de l’Église les deux notions de clarté et d’obscurité, qu’il peut exploiter à volonté en un sens ou en l’autre (ou dans les deux) dans des développements à venir.
Le nerf de son argumentation est exprimé dans le fragment Fondement 13 (Laf. 236, Sel. 268). Il y a assez de clarté pour éclairer les élus et assez d’obscurité pour les humilier. Il y a assez d’obscurité pour aveugler les réprouvés et assez de clarté pour les condamner et les rendre inexcusables.
Il y aurait trop d’obscurité si la vérité n’avait pas des marques visibles.
L’un des arguments principaux de Pascal en faveur de la religion chrétienne consiste dans le rapport de l’obscurité et de la lumière qui l’entourent. La doctrine du Dieu qui se cache fonde le premier aspect, mais il ne peut être le seul, sous peine de n’inspirer que le désespoir.
Preuves par discours II (Laf. 429, Sel. 682). Voilà ce que je vois et ce qui me trouble. Je regarde de toutes parts, et je ne vois partout qu’obscurité. La nature ne m’offre rien qui ne soit matière de doute et d’inquiétude. Si je n’y voyais rien qui marquât une divinité, je me déterminerais à la négative ; si je voyais partout les marques d’un créateur, je reposerais en paix dans la foi. Mais, voyant trop pour nier et trop peu pour m’assurer, je suis en un état à plaindre, et où j’ai souhaité cent fois que, si un Dieu la soutient, elle le marquât sans équivoque ; et que, si les marques qu’elle en donne sont trompeuses, elle les supprimât tout à fait ; qu’elle dît tout ou rien, afin que je visse quel parti je dois suivre. Au lieu qu’en l’état où je suis, ignorant ce que je suis et ce que je dois faire, je ne connais ni ma condition, ni mon devoir. Mon cœur tend tout entier à connaître où est le vrai bien, pour le suivre ; rien ne me serait trop cher pour l’éternité. Je porte envie à ceux que je vois dans la foi vivre avec tant de négligence, et qui usent si mal d’un don duquel il me semble que je ferais un usage si différent.
À quoi Pascal répond par un appel à ne pas désespérer :
Ordre 3 (Laf. 5, Sel. 39). Ordre. Une lettre d’exhortation à un ami pour le porter à chercher. Et il répondra : mais à quoi me servira de chercher, rien ne paraît. Et lui répondre : ne désespérez pas. Et il répondrait qu’il serait heureux de trouver quelque lumière.
En réalité, le mélange de clarté et d’obscurité doit être pris comme un encouragement à la recherche. En effet, la prosopopée de la Sagesse du fragment A P. R. 2 souligne que Dieu a fourni de nombreuses marques de sa vérité, qu’il faut savoir discerner :
A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182). Je n’entends point que vous soumettiez votre créance à moi sans raison, et ne prétends point vous assujettir avec tyrannie. Je ne prétends point aussi vous rendre raison de toutes choses. Et pour accorder ces contrariétés j’entends vous faire voir clairement par des preuves convaincantes des marques divines en moi qui vous convainquent de ce que je suis et m’attirer autorité par des merveilles et des preuves que vous ne puissiez refuser et qu’ensuite vous croyiez les choses que je vous enseigne quand vous n’y trouverez autre sujet de les refuser, sinon que vous ne pouvez par vous-même connaître si elles sont ou non.
Et dans Fondement 19 (Laf. 149, Sel. 274) : Il y a assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de voir, et assez d’obscurité pour ceux qui ont une disposition contraire.
Considéré dans toute son ampleur, le problème est celui des marques que Dieu a données aux hommes pour reconnaître la vérité. Il a été abordé par Jeanne Russier dans La foi selon Pascal, I, p. 101 sq.
Le présent fragment envisage le problème du point de vue particulier de l’ecclésiologie, sur l’unité de l’Église. C’est l’une des notes traditionnelles de l’Église.
Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, II, ch. III, p. 198 sq. On appelle notes de l’Église des propriétés essentielles ou des signes distinctifs de l’Église qui la rendent visible et reconnaissable : p. 199. Le nombre des notes s’élève à quatre, « unam, sanctam, catholicam et apostolicam Ecclesiam » : p. 199. La preuve de la visibilité de l’Église se fait en démontrant que ses éléments essentiels sont bien évidents : p. 204. L’unité est la principale note de l’Église : p. 206. Elle est affirmée dans le Credo. L’Église a toujours été en possession des quatre notes, mais ce sont les hérésies qui l’ont conduite à les revendiquer : p. 216. C’est le concile de Constantinople (381) qui ajoute au Symbole de Nicée in unam, sanctam, catholicam et apostolicam ecclesiam dans l’Expositio fidei CL patrum ; voir Conciliorum oecumenicorum decreta.
Voir pour approfondissement Hurter H., Theologiae dogmaticae compendium in usum studiosorum theologiae, Tomus 1, Oeniponte, Libraria academica wagneriana, 1896, Tract. III, de Ecclesia, Caput IV, De notis Ecclesiae, § 315, p. 328 sq. Inquirendum restat quomodo Christi Ecclesia agnosci dignoscique possit. Thesis LXII, Pura Evangelii praedicatio et legitima sacramentiorum administratio haberi nequeunt tamquam notae sive solae sive praecipuae Ecclesiae verae, § 317, p. 329. Thesis LXIII, Unitas, sanctitas, catholicitas et apostolicitas, quae sunt proprietates Ecclesiae Christi, jure optimo ejusdem notae necessariae et sufficientes existimantur, § 319, p. 330. Visibilité des notes : p. 330. Caractère essentiel des notes : p. 330. Thesis LXIV, Recensitae notae illi soli coetui competunt, qui communione cum romano pontifice sociatur : ideoque ille solus vera Christi Ecclesia censeri debet : § 321, p. 331. Voir aussi Theologia generalis, I, Tractatus III, De Ecclesia Christi, Caput III, De proprietatibus Ecclesiae, et caput IV, De notis Ecclesiae, p. 304 sq. et p. 329 sq.
C’en est une admirable d’être toujours dans une Église et assemblée d’hommes visible.
Assemblée : traduction française du grec ekklesia, au sens d’assemblée du peuple. Voir l’article Église consacré à ce sujet dans l’Encyclopédie de la foi, I, Paris, Cerf, 1967, p. 410-421 (et p. suivantes pour les aspects historiques éventuellement). Pascal a biffé le mot d’hommes après assemblée.
Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005, p. 493 sq.
L’unité est une notes (c'est-à-dire marque ou caractéristique propre) de l’Église « admirable » par contraste avec l’instabilité de toutes les autres institutions humaines. Voir Perpétuité 2 (Laf. 280, Sel. 312). Les États périraient si on ne faisait ployer souvent les lois à la nécessité, mais jamais la religion n’a souffert cela et n’en a usé. Aussi il faut ces accommodements ou des miracles. Il n’est pas étrange qu’on se conserve en ployant, et ce n’est pas proprement se maintenir, et encore périssent-ils enfin entièrement. Il n’y en a point qui ait duré mille ans. Mais que cette religion se soit toujours maintenue et inflexible, cela est divin.
Voir la liasse Perpétuité.
Il y aurait trop de clarté s’il n’y avait qu’un sentiment dans cette Église.
Sentiment : au sens de jugement, d’opinion ou, dans le cas qui nous occupe, de doctrine.
Ici commence la réponse à l’argument précédent.
Pascal sait que l’unité de l’Église peut être contestée, au vu des innombrables polémiques qui ont jalonné son histoire. Il ne s’agit du reste pas seulement des batailles qu’elle a dû remporter sur les hérétiques ouverts ou dissimulés ; mais il a toujours existé au sein de l’Église des écoles différentes (thomistes, augustiniens, scotistes, molinistes, etc.), dont les thèses diverses ont engendré des conflits prolongés. Les ennemis de l’Église peuvent invoquer ces divisions pour jeter le doute sur son unité. Pascal a abordé le fond du problème dans le Cinquième écrit des curés de Paris, sur l’avantage que les hérétiques prennent contre l’Église, de la morale des casuistes et des jésuites. Les protestants pensent trouver la preuve de la fausseté de la religion catholique dans la division qui oppose Port-Royal aux casuistes.
Mais si l’Église avait toujours été sans division, sa vérité serait immédiatement reconnaissable, et il n’y aurait aucun mérite à la croire.
Fondement 13 (Laf. 236, Sel. 268). Il y a assez de clarté pour éclairer les élus et assez d’obscurité pour les humilier. Il y a assez d’obscurité pour aveugler les réprouvés et assez de clarté pour les condamner et les rendre inexcusables.
Ainsi, même les divisions de l’Église servent au dessein de Dieu. Voir le dossier thématique Dieu caché.
Celui qui y a toujours été est le vrai, car le vrai y a toujours été
Celui... : le sentiment.
Le vrai y a toujours été : Laf. 776, Sel. 641. L’histoire de l’Église doit proprement être appelée l’histoire de la vérité.
Dans les circonstances où la vérité s’est trouvée attaquée, elle jouit de solides garants : voir Miracles III (Laf. 877, Sel. 441). [...] La manière dont l’Église a subsisté est que la vérité a été sans contestation ou si elle a été contestée, il y a eu le pape, et sinon il y a eu l’Église, c’est-à-dire le concile.
et aucun faux n’y a toujours été.
Pascal soutient qu’aucune hérésie ne bénéficie de la durée et de la perpétuité. Il pense sans doute aux nombreuses hérésies que l’Église a dû combattre, qui ont été condamnées ou qui ont débouché sur un schisme volontaire.
Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005, art. Hérésie, Schisme, p. 688-691. Le schisme consiste en une séparation de la communauté, qui dresse autel contre autel. Sur la gravité du schisme : p. 689. Le schisme n’a pas nécessairement pour objet un point de doctrine ou de dogme.
Voir Arnauld Antoine, Lettre d’un ecclésiastique à un de ses amis, sur le jugement qu’on doit faire de ceux qui ne croient pas que les cinq Propositions soient dans le livre de Jansénius, 28 août 1657, § II, p. 5 sq. « Le schisme « est un péché particulier que commet celui qui a intention de se séparer de l’union qui est faite par la charité, laquelle n’unit pas seulement les chrétiens les uns aux autres par le lien spirituel de l’amour de Dieu, mais qui unit aussi toute l’Église dans l’unité d’un même esprit » ; c’est la séparation volontaire de l’Église.
Arnauld reprend la même idée dans l’Examen de la lettre circulaire de l’assemblée tenue le 2 octobre 1663, article XI, in Œuvres, XXII, p. 480 sq. « Le schisme est un péché particulier que commet celui qui a intention de se séparer de l’union qui est faite par la charité, laquelle n’unit pas seulement les chrétiens les uns aux autres par le lien spirituel de l’amour de Dieu, mais qui unit aussi toute l’Église dans l’unité d’un même esprit » : p. 280. « Le schisme enferme toujours une séparation volontaire de l’unité de l’Église, soit en se retirant de sa communion, soit en ne voulant pas en reconnaître le pape pour chef. Car ce n’est pas assez pour être schismatique de ne pas obéir à l’Église, ou au pape, quand même on le serait avec opiniâtreté ; mais il faut de plus que cette désobéissance soit accompagnée de révolte, comme dit saint Thomas, en sorte qu’on refuse de subir le jugement de l’Église, et qu’on n’en reconnaisse pas le pape pour chef » : p. 281. Voir le dossier thématique Schisme, hérésie.
La confiance de Pascal dans la capacité de l’Église à exclure les erreurs de son temps s’exprime dans la pensée n° 3C (Laf. 916, Sel. 746). Le silence est la plus grande persécution. Jamais les saints ne se sont tus. Il est vrai qu’il faut vocation, mais ce n’est pas des arrêts du Conseil qu’il faut apprendre si on est appelé, c’est de la nécessité de parler. Or après que Rome a parlé et qu’on pense qu’il a condamné la vérité, et qu’ils l’ont écrit, et que les livres qui ont dit le contraire sont censurés, il faut crier d’autant plus haut qu’on est censuré plus injustement et qu’on veut étouffer la parole plus violemment, jusqu’à ce qu’il vienne un pape qui écoute les deux parties et qui consulte l’antiquité pour faire justice. Aussi les bons papes trouveront encore l’Église en clameurs.