Pensées diverses IV – Fragment n° 21 / 23 – Papier original : RO 167-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 167 p. 397 / C2 : p. 371

Éditions savantes : Faugère II, 135, XX / Havet VI.62 bis / Brunschvicg 306 / Tourneur p. 119-4 / Le Guern 642 / Lafuma 767 (série XXVI) / Sellier 632

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Bibliographie

 

 

BOUCHILLOUX Hélène, “Justice, force : les limites de la raison d’État selon Pascal”, in ZARKA Yves-Charles, Raison et déraison d’État, Presses Universitaires de France, Paris, 1994, p. 341-357.

FERREYROLLES Gérard, Pascal et la raison du politique, Paris, Presses Universitaires de France, 1984.

FERREYROLLES Gérard (dir.), Justice et force. Politiques au temps de Pascal, Actes du colloque de Clermont-Ferrand, 20-23 septembre 1990, Klincksieck, Paris, 1996.

LAPORTE Jean, Le cœur et la raison selon Pascal, Paris, Elzévir, 1950.

LAZZERI Christian, Force et justice dans la politique de Pascal, Presses Universitaires de France, Paris, 1993.

HONG Ran-E, “La force et ses aspects chez Pascal”, Équinoxe, Kyoto, Rinsen Books, 1988, p. 19-26.

MARIN Louis, Pascal et Port-Royal, Paris, Presses Universitaires de France, 1997.

MARIN Louis, “Une ville, une campagne, de loin... : paysages pascaliens”, Littérature, 61, fév. 1986, p. 3-16 ; repris in Pascal et Port-Royal, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p. 196-213.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

JACQUET Chantal, “Force et droit chez Pascal et Spinoza”, in BOVE Laurent, BRAS Gérard et MÉCHOULAN Éric, Pascal et Spinoza. Pensées du contraste : de la géométrie du hasard à la nécessité de la liberté, Paris, Éditions Amsterdam, 2007, p. 295-307.

 

 

Éclaircissements

 

Pascal pose ici le problème de la conciliation de la constance, de la permanence et de la durée de la force et de la diversité des formes qu’elle revêt.

 

Comme les duchés et royautés et magistratures sont réelles et nécessaires

 

Duc : titre de dignité nobiliaire qui se situe immédiatement au-dessous des princes. Voir l’article Ducs du Dictionnaire du Grand Siècle de F. Bluche, p. 501-503.

Royauté : au sens de dignité de roi (Furetière). C’est la position royale qui est ici en question, et non le système monarchique.

L’expression et magistratures est en addition. Pourquoi cette addition ? L’autorité judiciaire est d’un autre ordre que les autorités politiques de la monarchie et des duchés. Elle n’a pas de force par elle-même, mais elle use de la force politique. Les ducs et les rois appartiennent à la noblesse souveraine et à la noblesse d’épée. Les « magistratures » correspondent à la noblesse de robe.

Magistrature : charge, dignité de magistrat. Magistrat : officier de judicature et de police, qui a juridiction et autorité sur le peuple. Il ne se dit guère que des grands officiers. Les présidents, les lieutenants généraux, les prévôts des marchands sont des magistrats qui ont grand pouvoir, pour qui on doit avoir grande vénération (Furetière). Voir l’article Robe du Dictionnaire du Grand Siècle de F. Bluche, p. 1343-1344. On a donc affaire ici à des représentants de la haute administration du royaume, la haute robe. Mais il faut noter que dans le fragment Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78), Pascal exprime une réserve sur la réalité de la force qu’ils détiennent : Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s’emmaillotent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lys, tout cet appareil auguste était fort nécessaire. Et si les médecins n’avaient des soutanes et des mules et que les docteurs n’eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n’auraient dupé le monde, qui ne peut résister à cette montre si authentique. S’ils avaient la véritable justice et si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils n’auraient que faire de bonnets carrés. La majesté de ces sciences serait assez vénérable d’elle‑même. Mais n’ayant que des sciences imaginaires il faut qu’ils prennent ces vains instruments, qui frappent l’imagination, à laquelle ils ont affaire. Et par là en effet ils s’attirent le respect.

Pascal souligne du reste l’infériorité du pouvoir des magistrats à l’égard de ceux qui détiennent une force effective :

Laf. 797, Sel. 650. Quand la force attaque la grimace, quand un simple soldat prend le bonnet carré d’un premier président et le fait voler par la fenêtre.

Pascal semble omettre ici la force militaire, dont il fait cependant état ailleurs : voir Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78) : Les seuls gens de guerre ne se sont pas déguisés de la sorte, parce qu’en effet leur part est plus essentielle. Ils s’établissent par la force, les autres par grimace ». Mais les soldats ne sont que l’outil de la puissance des rois : voir la suite du même fragment : « C’est ainsi que nos rois n’ont pas recherché ces déguisements. Ils ne se sont pas masqués d’habits extraordinaires pour paraître tels, mais ils se sont accompagnés de gardes, de hallebardes. Ces troupes en armes qui n’ont de mains et de force que pour eux, les trompettes et les tambours qui marchent au‑devant et ces légions qui les environnent font trembler les plus fermes. Ils n’ont pas l’habit seulement, ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le Grand Seigneur environné, dans son superbe Sérail, de quarante mille janissaires.

Il faut donc recevoir avec une certaine réserve le commentaire de Brunschvicg minor, p. 473 : « réelles, car elles donnent un pouvoir réel, et non une dignité imaginaire ; nécessaires car il faut bien qu’il y ait une autorité qui commande ».

 

(à cause de ce que la force règle tout),

 

Les parenthèses ne sont pas fréquentes chez Pascal. Dans le présent fragment, elles paraissent être en addition.

Sur la force en politique dans la pensée de Pascal, voir

Ferreyrolles Gérard, Pascal et la raison du politique, 1984.

Lazzeri Christian, Force et justice dans la politique de Pascal, 1993.

Jacquet Chantal, “Force et droit chez Pascal et Spinoza”, in Bove Laurent, Bras Gérard et Méchoulan Éric, Pascal et Spinoza. Pensées du contraste : de la géométrie du hasard à la nécessité de la liberté, p. 295-307.

Bouchilloux Hélène, “Justice, force : les limites de la raison d’État selon Pascal”, in Zarka Yves-Charles, Raison et déraison d’État, p. 341-357.

Hong Ran-E, “La force et ses aspects chez Pascal”, Équinoxe, 1988, p. 19-26.

Pourquoi peut-on dire que la force règle tout ? Elle a le dernier mot dans le conflit qui l’oppose à la justice :

Raisons des effets 2 (Laf. 81, Sel. 116). Les seules règles universelles sont les lois du pays aux choses ordinaires, et la pluralité aux autres. D’où vient cela ? De la force qui y est.

Raisons des effets 4 (Laf. 85, Sel. 119). La pluralité est la meilleure voie parce qu’elle est visible et qu’elle a la force pour se faire obéir. Cependant c’est l’avis des moins habiles.Si l’on avait pu l’on aurait mis la force entre les mains de la justice, mais comme la force ne se laisse pas manier comme on veut parce que c’est une qualité palpable, au lieu que la justice est une qualité spirituelle dont on dispose comme on veut. On l’a mise entre les mains de la force et ainsi on appelle juste ce qu’il est force d’observer.

Raisons des effets 20 (Laf. 103, Sel. 135). Justice force. Il est juste que ce qui est juste soit suivi. Il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante. La force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite parce qu’il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste. La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice, et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.

Le règne de la force est-il toujours fixe et constant ? Pour Pascal, il est constant comme tel, mais comme il se combine à l’imagination (y compris celle de la justice), les formes qu’il prend varient selon les temps.

Laf. 665, Sel. 546. L’empire fondé sur l’opinion et l’imagination règne quelque temps et cet empire est doux et volontaire. Celui de la force règne toujours. Ainsi l’opinion est comme la reine du monde mais la force en est le tyran.

Il y a une exception à cette affirmation :

Misère 7 (Laf. 58, Sel. 92). La tyrannie consiste au désir de domination universel et hors de son ordre. Diverses chambres de forts, de beaux, de bons esprits, de pieux dont chacun règne chez soi, non ailleurs. Et quelquefois ils se rencontrent et le fort et le beau se battent sottement à qui sera le maître l’un de l’autre, car leur maîtrise est de divers genre. Ils ne s’entendent pas. Et leur faute est de vouloir régner partout. Rien ne le peut, non pas même la force : elle ne fait rien au royaume des savants, elle n’est maîtresse que des actions extérieures.

Si la force outrepasse cette limite, elle tourne en violence et en tyrannie.

Voir la conclusion de la XIIe Provinciale, sur la violence et la vérité.

 

il y en a partout et toujours.

 

La permanence durable de la force n’est pas un effet du hasard : c’est une exigence de nécessité sociale : voir le fragment Raisons des effets 20 (Laf. 103, Sel. 135). Il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi [...]. La justice sans force est contredite parce qu’il y a toujours des méchants. D’autre part, la force a pour elle une qualité qui manque à la justice : elle est immédiatement reconnaissable : La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute.

 

Mais parce que ce n’est que fantaisie qui fait qu’un tel ou telle le soit, cela n’est pas constant, cela est sujet à varier,

 

Si l’existence de l’autorité politique et judiciaire est permanente, ce sont les formes qu’elle revêt qui varient à l’infini, sous l’effet de la fantaisie. Voir le dossier thématique sur l’imagination.

Laporte Jean, Le cœur et la raison selon Pascal, p. 123 sq. Voir sur la formule de Pascal, le commentaire qui en est donné p. 127 sq. Pour le cœur, connaître, c’est sentir ; toute connaissance du cœur est de l’espèce du sentiment. Mais « la fantaisie est semblable et contraire au sentiment ». Les certitudes qu’on rapporte au sentiment et qui se distinguent par leur caractère spontané, immédiat et irraisonné trompent quelquefois. « Lorsque le sentiment nous égare, c’est que nous nous imaginons sentir, et que nous ne sentons point en réalité » : p. 128. Dans ces conditions, « pour être en droit de se fier au sentiment, il faudrait pouvoir distinguer le sentiment réel de l’illusoire. Et comment, puisqu’ils s’offrent à la conscience sous le même aspect ? La raison n’y peut rien faire ; elle n’est qu’un instrument de déduction à partir des données fournies par le sentiment ; elle ne saurait contrôler ces données. Il n’y a donc point de contrôle ». La certitude du sentiment ne supprime donc pas le doute. Laporte interprète la pensée de Pascal de la manière suivante : les intuitions du sentiment sont purement personnelles et incommunicables, aussi bien dans l’ordre des connaissances naturelles que dans la foi. De sorte que « dans aucune de ses applications, la croyance qu’engendre le cœur n’est apte ni à se répandre, ni à se justifier » : p. 127.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, p. 123 sq. et p. 353. Le sentiment est l’intuition juste et la fantaisie l’intuition fausse. La distinction est purement théorique et ne permet pas de reconnaître l’une de l’autre. La fantaisie est facteur de diversité entre les hommes.

McKenna Antony, “Deux termes-clefs du vocabulaire pascalien : idée et fantaisie”, in Revue des sciences humaines, 244, octobre-décembre 1996, p. 103-116.

Voir sur la fantaisie notre commentaire sur le fragment Laf. 530, Sel. 455. Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment. Mais la fantaisie est semblable et contraire au sentiment ; de sorte qu’on ne peut distinguer entre ces contraires. L’un dit que mon sentiment est fantaisie, l’autre que sa fantaisie est sentiment. Il faudrait avoir une règle. La raison s’offre mais elle est ployable à tous sens. Et ainsi il n’y en a point.

Laf. 828, Sel. 668. Les cordes qui attachent le respect des uns envers les autres en général sont cordes de nécessité ; car il faut qu’il y ait différents degrés, tous les hommes voulant dominer et tous ne le pouvant pas, mais quelques-uns le pouvant. Figurons-nous donc que nous les voyons commencer à se former. Il est sans doute qu’ils se battront jusqu’à ce que la plus forte partie opprime la plus faible, et qu’enfin il y ait un parti dominant. Mais quand cela est une fois déterminé alors les maîtres qui ne veulent pas que la guerre continue ordonnent que la force qui est entre leurs mains succédera comme il leur plaît : les uns le remettent à l’élection des peuples, les autres à la succession de naissance, etc. Et c’est là où l’imagination commence à jouer son rôle. Jusque-là la pure force l’a fait. Ici c’est la force qui se tient par l’imagination en un certain parti, en France des gentilshommes, en Suisse des roturiers, etc. Or ces cordes qui attachent donc le respect à tel et à tel en particulier sont des cordes d’imagination.

Ce n’est que fantaisie qui fait qu’un tel ou telle le soit : voir les Trois discours sur la condition des grands, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1028 sq., notamment p. 1030 :

« Ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possédez les richesses dont vous vous trouvez maître, que celui par lequel cet homme se trouvait roi. Vous n’y avez aucun droit de vous-même et par votre nature, non plus que lui : et non seulement vous ne vous trouvez fils d’un duc, mais vous ne vous trouvez au monde, que par une infinité de hasards. Votre naissance dépend d’un mariage, ou plutôt de tous les mariages de ceux dont vous descendez. Mais ces mariages d’où dépendent-ils ? D’une visite faite par rencontre, d’un discours en l’air, de mille occasions imprévues.

Vous tenez, dites-vous, vos richesses de vos ancêtres ; mais n’est-ce pas par mille hasards que vos ancêtres les ont acquises et qu’ils les ont conservées ? Vous imaginez-vous aussi que ce soit par quelque loi naturelle que ces biens ont passé de vos ancêtres à vous ? Cela n’est pas véritable. Cet ordre n’est fondé que sur la seule volonté des législateurs qui ont pu avoir de bonnes raisons, mais dont aucune n’est prise d’un droit naturel que vous ayez sur ces choses. S’il leur avait plu d’ordonner que ces biens, après avoir été possédés par les pères durant leur vie, retourneraient à la république après leur mort, vous n’auriez aucun sujet de vous en plaindre.

Ainsi tout le titre par lequel vous possédez votre bien n’est pas un titre de nature, mais d’un établissement humain. Un autre tour d’imagination dans ceux qui ont fait les lois vous aurait rendu pauvre ; et ce n’est que cette rencontre du hasard qui vous a fait naître, avec la fantaisie des lois favorable à votre égard, qui vous met en possession de tous ces biens. »

Que la fantaisie engendre des formes d’autorité qui semblent bizarres, Pascal l’a relevé sur un cas précis, celui des Suisses : voir Vanité 36 (Laf. 50, Sel. 83). Les Suisses s’offensent d’être dits gentilshommes et prouvent leur roture de race pour être jugés dignes des grands emplois.

Pascal aurait pu invoquer la république de Venise.

Le fond de la pensée de Pascal est toutefois plus complexe : on ne peut pas, notamment lorsqu’il s’agit du destin des États, tout attribuer à la fantaisie des hommes. En réalité, c’est Dieu qui s’en sert pour accomplir ses propres desseins. Voir la Vie de Pascal de Gilberte Périer, § 65, in OC I, éd. J. Mesnard, p. 594 : « Il avait un si grand zèle pour l’ordre de Dieu qu’il ne pouvait souffrir qu’elle fût violée en quoi que ce soit ; c’est ce qui le rendait si ardent pour le service du roi qu’il résistait à tout le monde lors des troubles de Paris, et toujours depuis il appelait des prétextes toutes les raisons qu’on donnait pour excuser cette rébellion ; et il disait que, dans un État établi en république comme Venise, c’était un très grand mal de contribuer à y mettre un roi, et à opprimer la liberté des peuples à qui Dieu l’a donnée ; mais que, dans un État où la puissance royale est établie, on ne pouvait violer le respect qu’on lui doit que par une espèce de sacrilège ; puisque c’est non seulement une image de la puissance de Dieu, mais une participation de cette même puissance, à laquelle on ne pouvait s’opposer sans résister visiblement à l’ordre de Dieu ; et qu’ainsi on ne pouvait assez exagérer la grandeur de cette faute, outre qu’elle est toujours accompagnée de la guerre civile, qui est le plus grand péché que l’on puisse commettre contre la charité du prochain. »

 

etc.

MARIN Louis, Pascal et Port-Royal, p. 17 sq.

MARIN Louis, “Une ville, une campagne, de loin... : paysages pascaliens”, Littérature, 61, fév. 1986, p. 3-16 ; repris in Pascal et Port-Royal, p. 196-213.