Pensées diverses I – Fragment n° 3 / 37 – Papier original : RO 130-3

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 87 p. 329  / C2 : p. 280

Éditions de Port-Royal : Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janvier 1670 p. 325 / 1678 n° 6 p. 319-320

Éditions savantes : Faugère I, 224, CLI / Havet VII.4 / Brunschvicg 274 / Tourneur p. 69-1 / Le Guern 470 / Lafuma 530 (série XXIII) / Sellier 455

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Bibliographie

 

 

DROZ Édouard, Essai sur le scepticisme de Pascal considéré dans le livre des Pensées, Paris, Alcan, 1886.

FERREYROLLES Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Champion, 1995.

LAPORTE Jean, Le cœur et la raison selon Pascal, Paris, Elzévir, 1950.

McKENNA Antony, Entre Descartes et Gassendi. La première édition des Pensées de Pascal, Paris et Oxford, Universitas et Voltaire Foundation, 1993

McKENNA Antony, “Prévost lecteur de Pascal : la métaphysique du sentiment”, in Courrier du Centre International Blaise Pascal, 29, Clermont-Ferrand, 2007, p. 4-9.

McKENNA Antony, “Pascal : le cœur et les passions”, in Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, 4. Gassendi et les gassendistes et Les passions libertines, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2000, p. 209-217.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

NORMAN Buford, “L’idée de règle chez Pascal”, Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 87-100.

 

 

Éclaircissements

 

Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment.

 

Sur le sentiment, voir le dossier sur le cœur, et le fragment Grandeur 6 (Laf. 110, Sel 142).

Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur, c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaie de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n’ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point, quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison ; cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l’incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent.

Car la connaissance des premiers principes, comme qu’il y a espace, temps, mouvement, nombres, est aussi ferme qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie et qu’elle y fonde tout son discours - Le cœur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit double de l’autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent et le tout avec certitude quoique par différentes voies - et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre pour vouloir les recevoir.

Cette impuissance ne doit donc servir qu’à humilier la raison, qui voudrait juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude, comme s’il n’y avait que la raison capable de nous instruire ; plût à Dieu que nous n’en eussions au contraire jamais besoin et que nous connaissions toutes choses par instinct et par sentiment, mais la nature nous a refusé ce bien ; elle ne nous a au contraire donné que très peu de connaissances de cette sorte, toutes les autres ne peuvent être acquises que par raisonnement.

Et c’est pourquoi ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment du cœur sont bien heureux et bien légitimement persuadés, mais ceux qui ne l’ont pas, nous ne pouvons la donner que par raisonnement en attendant que Dieu la leur donne par sentiment de cœur, sans quoi la foi n’est qu’humaine et inutile pour le salut.

La raison cède au sentiment parce que le sentiment donne les principes, et que la fonction de la raison est d’enchaîner les conséquences.

Preuves par discours I (Laf. 423, Sel. 680). Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ; on le sait en mille choses.

Fragment connu par l’édition de Port-Royal de 1678 (Laf. 975, Sel. 739). Les hommes prennent souvent leur imagination pour leur cœur ; et ils croient être convertis dès qu’ils pensent à se convertir.

Sur la fantaisie, voir Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, p. 141 sq. Physique de la fantaisie. Voir p. 163. Physique de la fantaisie.

McKenna Antony, “Prévost lecteur de Pascal : la métaphysique du sentiment”, in Courrier du Centre International Blaise Pascal, 29, Clermont-Ferrand, 2007, p. 4-9.  McKenna Antony, “Pascal : le cœur et les passions”, in Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, 4. Gassendi et les gassendistes et Les passions libertines, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2000, p. 209-217. 

Laporte Jean, Le cœur et la raison selon Pascal, Paris, Elzévir, 1950, p. 119 sq. Valeur de la connaissance par le cœur selon Pascal. Le cœur étant ce qu’il y a de plus intime en l’homme, engendre un sentiment qui, en matière religieuse, est une inspiration, et dans l’ordre des connaissances naturelles, la source de connaissances fondamentales.

 

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Mais la fantaisie est semblable et contraire au sentiment, de sorte qu’on ne peut distinguer entre ces contraires.

 

La fantaisie est semblable et contraire au sentiment : semblable en ce qu’elle se présente comme une évidence immédiate, contraire en ce qu’elle ne donne qu’une illusion.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, p. 123 sq. et p. 353. La fantaisie est facteur de diversité entre les hommes. Le sentiment est l’intuition juste et la fantaisie l’intuition fausse. Mais la distinction est purement théorique et ne permet pas de reconnaître l’une de l’autre.

Laporte Jean, Le cœur et la raison selon Pascal, p. 123 sq. Voir sur la formule de Pascal, le commentaire qui en est donné p. 127 sq. Pour le cœur, connaître, c’est sentir ; toute connaissance du cœur est de l’espèce du sentiment. Mais « la fantaisie est semblable et contraire au sentiment ». Les certitudes qu’on rapporte au sentiment et qui se distinguent par leur caractère spontané, immédiat et irraisonné trompent quelquefois. « Lorsque le sentiment nous égare, c’est que nous nous imaginons sentir, et que nous ne sentons point en réalité » : p. 128. Dans ces conditions, « pour être en droit de se fier au sentiment, il faudrait pouvoir distinguer le sentiment réel de l’illusoire. Et comment, puisqu’ils s’offrent à la conscience sous le même aspect ? La raison n’y peut rien faire ; elle n’est qu’un instrument de déduction à partir des données fournies par le sentiment ; elle ne saurait contrôler ces données. Il n’y a donc point de contrôle » : p. 128. La certitude du sentiment ne supprime donc pas le doute. Laporte interprète la pensée de Pascal de la manière suivante : les intuitions du sentiment sont purement personnelles et incommunicables, aussi bien dans l’ordre des connaissances naturelles que dans la foi. De sorte que « dans aucune de ses applications, la croyance qu’engendre le cœur n’est apte ni à se répandre, ni à se justifier » : p. 127.

McKenna Antony, Entre Descartes et Gassendi. La première édition des Pensées de Pascal, p. 34 sq., établit une comparaison entre Pascal et Gassendi, qui entend par sentiment « la faculté animale de percevoir les objets sensibles », et par phantaisie une faculté de connaissance intime commune à l’homme et à l’animal ; les principes universaux ne sont pas une perception intuitive de l’entendement : l’entendement construit les universaux à partir des images particulières de la fantaisie. Pascal conçoit les choses différemment, dans la mesure où il distingue le sentiment vrai de la fantaisie, qui est trompeuse. Mais cette distinction est purement théorique, car il n’y a pas selon lui de critère qui permette de distinguer entre le sentiment et la fantaisie. La psychologie cartésienne est ainsi privée de la référence fixe à la certitude métaphysique. Le sentiment nous livre seulement les perceptions limitées d’une nature humaine imparfaite : l’analyse pascalienne du sentiment est dirigée contre le statut attribué par Descartes aux intuitions évidentes.

McKenna Antony, “Deux termes-clefs du vocabulaire pascalien : idée et fantaisie”, p. 103-116. Voir p. 114, sur l’idée que la fantaisie s’oppose, dans le langage des Pensées, à l’idée véritable et au sentiment ; mais qu’elle a le même statut psychologique que le sentiment : fantaisie et sentiment découlent de l’union de l’âme et du corps et caractérisent la seconde nature de l’homme.

Mais on peut trouver des idées analogues chez bien d’autres que chez Gassendi. Voir par exemple Méré, Discours, De l’esprit, éd. Boudhors, p. 64-65. « L’imagination contrefait l’esprit, mais elle n’en a que l’apparence ; néanmoins la plupart y sont trompés, et c’est ce qui leur fait dire qu’on a beaucoup d’esprit et fort peu de jugement. Ce n’est pas que ce ne soit un grand avantage que d’avoir l’imagination vive et brillante, et qu’elle ne se puisse rencontrer avec un esprit très subtil et très solide ; mais ce sont deux choses tout à fait différentes ». Mais Méré pense que l’on peut rectifier une imagination confuse, pour en faire une espèce d’intelligence : p. 83-84.

Il faut remarquer que, dans ce fragment, Pascal retrouve une manière de poser le problème de la connaissance par intuition dans des termes proches de ceux qu’il a employés dans le fragment Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78), sur l’imagination. Ce qui empêche l’homme de savoir si l’imagination dit vrai ou faux, c’est, selon Pascal, qu’elle ne donne aucune marque de sa qualité marquant du même caractère le vrai et le faux, de sorte qu’il est impossible de discerner les produits de la folle du logis de ceux de l’imagination rationnelle. Sur l’opposition de la fantaisie et du sentiment, Pascal pose aussi le problème en termes de discernement : il s’agit de facultés différentes, et l’on sait que l’une produit des évidences véritables, et l’autre des illusions. Mais elles se ressemblent si bien par leur caractère d’immédiateté qu’il n’est pas possible de discerner leurs productions respectives.

Comme le dit Pascal à propos de l’imagination, si les illusions nées de la fantaisie apparaissaient visiblement fausses, il ne serait pas difficile de faire la différence avec les évidences que le cœur donne par sentiment. Mais tel n’est pas le cas.

De sorte que qu’un homme raisonnable n’a, contre les sceptiques que leur imagination fait douter de tout, que l’argument humiliant de lui reprocher de ne pas avouer que son doute n’est pas sincère. Voir le fragment Vanité 38 (Laf. 52, Sel. 85). Le bon sens. Ils sont contraints de dire : « Vous n’agissez pas de bonne foi, nous ne dormons pas », etc. Que j’aime à voir cette superbe raison humiliée et suppliante ! Car ce n’est pas là le langage d’un homme à qui on dispute son droit et qui le défend les armes et la force à la main. Il ne s’amuse pas à dire qu’on n’agit pas de bonne foi, mais il punit cette mauvaise foi par la force.

Le fragment répond d’avance à ce que les amis de Pascal écriront dans la Logique de Port-Royal. Le dernier argument des auteurs de la Logique, IV, 1, éd. D. Descotes, Champion Classiques, p. 503-505, contre le pyrrhonisme, c’est que les sceptiques ne croient pas par le discours intérieur ce qu’ils disent par le discours extérieur. Le meilleur moyen, avec ces philosophes, est de les rappeler à leur conscience et à la bonne foi. Le Premier discours, composé par Nicole, va jusqu’à dire que « le pyrrhonisme n’est pas une secte de gens qui soient persuadés de ce qu’ils disent ; mais c’est une secte de menteurs » : p. 65.

La confusion entre intuition vraie du sentiment et intuition fausse de la fantaisie a naturellement des retentissements sur la vie religieuse : voir l’édition de Port-Royal de 1678 (Laf. 975, Sel. 739). Les hommes prennent souvent leur imagination pour leur cœur ; et ils croient être convertis dès qu’ils pensent à se convertir.

On trouve sous la plume de Pierre Nicole des développements qui ne manquent pas d’intérêt. Voir Nicole Pierre, Essais de morale, IV, § LIII, éd. 1733, p. 249-252.

« Sentiment, fantaisie, raisonnement, raisonnaillerie. La fantaisie est semblable au sentiment dans la voie des jugements, parce que l’une et l’autre juge d’une seule vue.

Et la raisonnaillerie, si on peut user de ce terme, est semblable au raisonnement.

La fantaisie dit au sentiment qu’il se trompe, et le sentiment le dit à la fantaisie. La fantaisie prétend passer pour sentiment, et faire passer le sentiment pour fantaisie. Le sentiment prétend le contraire. Leurs discours sont tout semblables, et ils ne sont distingués que parce que les uns sont vrais et les autres faux.

S’il se trouve plusieurs personnes qui tombent dans l’erreur des raisonnailleries, il s’en trouve encore plus qui y sont engagées par ces fantaisies. C’est la source ordinaire des égarements des hommes. Peu de personnes raisonnent ; mais la plupart embrassent leurs opinions par la pente de leur cœur, et par une vue confuse, qui est ce qu’on appelle fantaisie.

Si le sentiment querelle la fantaisie, la fantaisie querelle le raisonnement. Si le sentiment veut user de force, la fantaisie en usera aussi, et elle se trouvera la plus forte.

C’est ce qui oblige le sentiment d’éviter les voies qui peuvent lui être communes avec la fantaisie, et d’en chercher d’autres qui le distinguent.

Cette voie ne peut être que celle du raisonnement, qui se distingue mieux de la raisonnaillerie, que le sentiment ne se distingue de la fantaisie. La fantaisie de son côté se sert de la raisonnaillerie pour se défendre, et pour combattre les sentiments.

De là il est visible que ce n’est pas une preuve qu’une personne ne se conduise pas par sentiment de ce qu’il raisonne, puisque le raisonnement est la voie unique que le sentiment ait pour réduire la fantaisie à la raison. Je suis persuadé d’une chose, un autre l’est d’une autre. Je veux le détromper, je ne le puis faire qu’en raisonnant. Si je raisonne mal, il a raison de me reprendre, mais il ne peut pas m’accuser en général de raisonner, car je n’ai pas d’autre voie pour lui faire connaître l’erreur où je crois qu’il est. Il est donc juste que quelque persuadé que l’on soit de la vérité d’un raisonnement, on se réduise au raisonnement, pour en persuader les autres, ou qu’on l’accompagne de miracles, qui sont des raisonnements secrets, plus efficaces que tous les discours. Toute autre voie est injuste, et tyrannique, et expose la vérité à la violence de la fantaisie, qui ne manquera pas d’employer contre la vérité avec plus de force les mêmes armes, que la vérité aurait voulu employer contre elle. »

 

L’un dit que mon sentiment est fantaisie, l’autre que sa fantaisie est sentiment.

 

L’un dit que mon sentiment est fantaisie, l’autre que sa fantaisie est sentiment : la symétrie de cette phrase ne doit pas dissimuler sa complexité. On s’attendrait à ce que ce soit la même personne qui me dise que mon sentiment est fantaisie, et dont je pense que sa fantaisie est sentiment. Mais il s’agit d’un autre, ce qui implique la présence de trois personnes.

Le premier (A) taxe mon sentiment de fantaisie.

Moi-même (B), qui suis censé tenir pour sentiment vrai ce que A considère comme une fantaisie, mais dont il n’est pas dit que je considère ses idées comme produits de sa fantaisie.

Enfin l’autre (C) prend ses idées fausses pour des vérités du sentiment. C’est sur lui en fait que devraient tomber les reproches de B.

Dans cette hypothèse, je (B) me trouverais face à un censeur (A), dont les reproches fantaisistes seraient soutenus par un troisième (C) qui partagerait ses illusions.

L’ambiguïté du pronom sa peut donner à imaginer une situation différente.

Le possessif sa pourrait signifier la fantaisie de B. Le terzo incommodo interviendrait dans ce cas en appui de B, en soutenant que les idées qu’il professe, qui sont en réalité des illusions, sont des idées bien fondées.

B (moi-même) se trouve toujours en butte aux reproches de A ; mais si le mot sa se rapporte aux fantaisies de C, la formule l’autre que sa fantaisie est sentiment signifie que C intervient avec ses propres illusions, qu’il prend pour des vérités.

Quoi qu’il en soit, les deux interprétations aboutissent à une même conclusion, soulignée par Jean Mesnard, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, p. 123 : « les relations entre les hommes ne font qu’accuser leur diversité [...]. Les hommes ont conscience qu’il existe, chaque fois qu’il s’agit de juger, un sentiment caractérisé par la justesse, et des fantaisies qui conduisent à l’erreur, mais ils n’arrivent pas à s’entendre sur ce qui est sentiment et ce qui est fantaisie ». L’impression qui en découle est celle d’une confusion générale. La recherche de la paix en société qui est l’idéal de l’honnête homme se trouve ainsi viciée à la base.

Il est remarquable que l’édition de Port-Royal a entièrement transformé le texte, et réduit la situation à deux personnages : « L’un dit que mon sentiment est fantaisie, et que sa fantaisie est sentiment ; et j’en dis de même de mon côté ». La symétrie entre A et B est ici entière, chacun prenant pour fantaisie les idées que l’autre croit certaines. Le troisième homme a disparu. La portée de l’argument s’en trouve diminuée, dans la mesure où l’impression de confusion est nettement moindre dans ce pur malentendu symétrique.

Pascal donne plusieurs exemples de tels conflits insolubles.

Laf. 534, Sel. 457. Ceux qui jugent d’un ouvrage sans règle sont à l’égard des autres comme ceux qui ont une montre à l’égard des autres. L’un dit : il y a deux heures ; l’autre dit : il n’y a que trois quarts d’heure. Je regarde ma montre et je dis à l’un : vous vous ennuyez et à l’autre : le temps ne vous dure guère, car il y a une heure et demie et je me moque de ceux qui disent que le temps me dure à moi et que j’en juge par fantaisie. Ils ne savent pas que j’en juge par ma montre.

Pascal évoque de pareilles disputes entre personnes qui sont de sentiment contraire dans deux textes de la liasse Raisons des effets :

Raisons des effets 17 (Laf. 98, Sel. 132). D’où vient qu’un boiteux ne nous irrite pas et un esprit boiteux nous irrite ? A cause qu’un boiteux reconnaît que nous allons droit et qu’un esprit boiteux dit que c’est nous qui boitons. Sans cela nous en aurions pitié et non colère. Epictète demande bien plus fortement : pourquoi ne nous fâchons-nous pas si on dit que nous avons mal à la tête, et que nous nous fâchons de ce qu’on dit que nous raisonnons mal ou que nous choisissons mal.

Raisons des effets 17 (Laf. 99, Sel. 132). Ce qui cause cela est que nous sommes bien certains que nous n’avons pas mal à la tête, et que nous ne sommes pas boiteux, mais nous ne sommes pas si assurés que nous choisissons le vrai. De sorte que n’en ayant d’assurance qu’à cause que nous le voyons de toute notre vue, quand un autre voit de toute sa vue le contraire, cela nous met en suspens et nous étonne. Et encore plus quand mille autres se moquent de notre choix, car il faut préférer nos lumières à celles de tant d’autres. Et cela est hardi et difficile. Il n’y a jamais cette contradiction dans les sens touchant un boiteux.

Méré, Discours, De l’esprit, éd. Boudhors, p. 64-65. « L’imagination contrefait l’esprit, mais elle n’en a que l’apparence ; néanmoins la plupart y sont trompés, et c’est ce qui leur fait dire qu’on a beaucoup d’esprit et fort peu de jugement. Ce n’est pas que ce ne soit un grand avantage que d’avoir l’imagination vive et brillante, et qu’elle ne se puisse rencontrer avec un esprit très subtil et très solide ; mais ce sont deux choses tout à fait différentes ». Méré pense que l’on peut rectifier une imagination confuse, pour en faire une espèce d’intelligence : p. 83-84.

 

Il faudrait avoir une règle.

 

Norman Buford, “L’idée de règle chez Pascal”, Méthodes chez Pascal, p. 87-100.

McKenna Antony, Entre Descartes et Gassendi. La première édition des Pensées de Pascal, p. 34 sq. Fantaisie et sentiment. Impossibilité de trouver un critère pour discerner l’un de l’autre.

Ce qui fait que le sentiment peut se confondre avec la fantaisie, c’est qu’il est index sui, puisque le cœur ne donne pas de preuves des principes. Le il faudrait avoir une règle renvoie à Laf. 534, Sel. 457 ; la règle serait l’équivalent de la montre qui mesure objectivement le temps ; lorsqu’il y a une telle mesure, on peut se moquer de ceux qui prétendent que l’avis de celui qui a la montre est fantaisiste : on reconnaît une marque d’ignorance.

La règle est un précepte pratique permettant d’obtenir un résultat cherché, de quelque nature qu’il soit. Règle se dit, dans les arts et les sciences, de certains principes constants qu’on a établis après beaucoup de raisonnement et d’expériences, par lesquels on se doit conduire pour y réussir heureusement. La grammaire a plusieurs règles. On dit au Palais qu’une procédure est dans les règles quand elle est faite selon les arrêts, les règlements et les ordonnances. Le mot se dit en morale d’une conduite juste et raisonnable, conforme à la loi de Dieu et à celle du pays (Furetière). Furetière allègue les expressions mathématiques : Il y a aussi la règle de trois ou de proportion, ou règle d’or, la règle de compagnie, d’alliage, la règle de fausse position, etc.

Dans OC II, J. Mesnard traduit par règle le mot canon. Voir le Potestatum numericarum summa, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1271, où le titre Canones ad naturalem progressionem quae ab unitate sumit exordium est traduit par Règles relatives à la progression naturelle qui commence par l’unité : il s’agit de règles tirées des propositions numériques établies dans le corps du traité pour l’application à la grandeur continue (espace), chacune correspondant à des sommes de lignes particulières (lignes, carrés de lignes, cubes de lignes, etc.). Même la règle générale qui suit (p. 1271), conserve un caractère pratique dans la mesure où elle est restreinte à la progression naturelle qui commence par l’unité.

Pascal formule aussi des règles en physique : voir L’équilibre des liqueurs, I, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1044, Règle de la force nécessaire pour arrêter l’eau. Par opposition, il y a des chapitres qui contiennent le terme pourquoi, qui donnent un principe d’explication, la raison des effets. Règle intervient quand il s’agit de donner des résultats pratiques et variés : Pascal ne donne pas de règle pour savoir combien il y a d’air autour de la terre, mais il donne des règles pour savoir combien pèse la colonne d’air en tel ou tel endroit et à telle ou telle altitude.

Pascal distingue les propositions, ou les conséquences d’un principe, qui sont des propriétés mathématiques, des règles qui, dans le sens des renaissants, sont des moyens pour bien faire quelque chose et obtenir un résultat. La proposition doit être comprise par sa démonstration ; mais la règle peut être appliquée sans qu’on la comprenne.

Ce sens du mot règle remonte à la mathématique de la Renaissance. Voir sur ce point Taton René, La science moderne, p. 52. L’algèbre de la Renaissance ne présente jamais sous forme de formules, mais des règles et des exemples, à la manière de la grammaire (règles de syntaxe, exemples auxquels il faut se conformer pour décliner les noms et conjuguer les verbes). La pensée de l’arithméticien et de l’algébriste de la Renaissance reste au niveau du grammairien : elle est semi-concrète : on suit la règle générale, mais on opère sur des cas concrets. La notation expresse de l’inconnue par Viète et perfectionnée par Descartes marque une étape décisive dans la pensée algébrique : le passage du degré d’abstraction du grammairien à celui du logicien pur. Voir aussi sur ce point Benoit Paul, “Calcul, algèbre et marchandise”, in Serres Michel (dir.), Éléments d’histoire des sciences, Paris, Larousse, 1997, p. 318 sq.

 

La raison s’offre mais elle est ployable à tous sens.

 

Ployable vient de Montaigne, Essais, II, 12, éd. Balsamo et alii, p. 599. La raison est « un instrument de plomb et de cire, allongeable, pliable et accommodable à tout biais et à toutes mesures : il ne reste que la suffisance de la savoir contourner ».

L’édition de Port-Royal donne pliable, c’est-à-dire qui n’est pas raide, qui se peut plier ; on le dit au figuré : c’est un esprit, une humeur farouche, qui n’est point pliable (Furetière). Ployable : qui se peut plier, qui obéit quand on lui fait quelque violence. Le verbe ployer, selon Furetière, a le même sens que plier.

La raison est ployable à tout sens dans la mesure où elle n’est qu’une faculté d’enchaînement des conséquences, de sorte qu’elle tire des conclusions qui valent ce que vaut leur source. Si elles proviennent d’une évidence vraie, on obtient des conséquences vraies ; mais si l’esprit est animé par la folle du logis, elles pourront aboutir aux pires aberrations : voir sur ce point le fragment Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94).

 

Et ainsi il n’y en a point.

 

On trouve une conclusion d’un style comparable dans le fragment Vanité 33 (Laf. 47, Sel. 80). Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. [...] Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux il est inévitable que nous ne le soyons jamais.

 

Discussion de l’argument

 

Droz Édouard, Étude sur le scepticisme de Pascal, p. 301 sq. Il n’est question dans ce fragment que des vérités secondes aperçues par le sens commun ; le témoignage de la conscience et la vérité des premiers principes n’en sont pas atteints. Pascal confond deux domaines, et il aurait eu du mal à donner des exemples à l’appui.