Pensées diverses V – Fragment n° 7 / 7 – Papier original : RO 225

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 173 p. 405 v° à 407 v° / C2 : p. 381 à 383

Éditions de Port-Royal :

    Chap. XXVIII - Pensées chrestiennes : 1669 et janvier 1670 p. 239 / 1678 n° 2 p. 231

    Une note a été ajoutée dans l’édition en 1678 : Chap. XXVIII - Pensées chrestiennes n° 59 p. 259

Éditions savantes : Faugère I, 190, XXXIV et XXXV ; I, 183, XIV ; I, 254, XXIV ; II, 327, XXXII ; I, 287, LXIII ; II, 328, XXXIII ; II, 350, IV ; I, 250, XIII / Havet XXIV.36, 12 bis, 11 bis ; XXV.3, 62, 128, 100 ; VII.32  / Michaut 470 à 479 / Brunschvicg 266, 357, 23, 776, 865, 943, 486, 50, 627, 777 / Tourneur p. 124 / Le Guern 654 / Lafuma 782 à 791 (série XXVII) / Sellier 645

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Éclaircissements

 

 

Sommaire

 

Bibliographie

Analyse du texte Combien les lunettes [...] si vous ne craignez pas, craignez.

Analyse du texte Qui me recipit [...] ce qui est vrai in communi, ce me semble.

 

 

Combien les lunettes nous ont-elles découvert d’êtres qui n’étaient point pour nos philosophes d’auparavant.

 

GEF XIII, p. 195, présente tout le texte jusqu’à ne pas penser comme eux comme un dialogue, ce qui conduit les éditeurs à placer des tirets et « des divisions qui ne figurent pas dans le manuscrit ». « L’interlocuteur imaginaire » de Pascal tiendrait la thèse du fini, et Pascal remarquerait « combien cette thèse, en apparence toute simple et fondée sur la nécessité naturelle de s’arrêter quelque part que la philosophie a tant de fois invoquée depuis Aristote, suppose de présomption métaphysique, puisqu’elle prête à l’homme la faculté d’atteindre les éléments absolus des choses ».

Qui n’étaient point... : qui n’existaient pas...

Sur l’invention de la lunette, voir Descartes, Dioptrique, I, Œuvres philosophiques, éd. Alquié, I, Garnier, p. 651-652 ; Œuvres complètes, III, éd. J.-M. Beyssade et D. Kambouchner (dir.), p. 148 sq.

Sur les découvertes de Galilée sur les corps célestes  à l’aide de la lunette, il est utile de se reporter à Galilée, Le messager des étoiles, éd. F. Hallyn, Paris, Seuil, 1992, p. 21 sq. Galilée ne pense pas d’abord à un usage astronomique, mais seulement terrestre et maritime. Sa lunette de Galilée ne repose pas sur une théorie optique adéquate : p. 42 sq. Même idée chez Havelange Carl, De l’œil et du monde. Une histoire du regard au seuil de la modernité, p. 275 sq.

Geymonat Ludovico, Galilée, Points, Seuil, Paris, 1992, p. 52 sq. La construction de la lunette, le plus important instrument sorti de l’atelier de Galilée, est le résultat d’essais empiriques, et non des démarches savantes comme celles de Kepler : p. 52 sq. Pourtant, Galilée a une confiance totale dans la lunette, et il parvient à répandre cette confiance : voir p. 56 sq. Il n’est pas le premier à braquer la lunette vers le ciel, mais il est le premier à comprendre l’intérêt de ce que la lunette permet d’observer, comme l’accord des observations avec Copernic contre Ptolémée. Il progresse dans cette confiance : p. 56-57.

Geymonat Ludovico, Galilée, Points, Seuil, Paris, 1992, p. 58 sq. Poursuivant ses travaux de Galilée durant l’été 1609, Galilée se rend compte du caractère révolutionnaire de ses observations. Il doit montrer que la lunette ne déforme pas, mais augmente la capacité de perception des sens : p. 65. C’est un devoir de rechercher des moyens de rendre la connaissance sensible plus parfaite : p. 73.

C’était pourtant une objection importante contre l’usage de la lunette, qu’elle déformait la réalité. Sur les raisons que les scolastiques peuvent avoir pour ne considérer comme seule absolument fiable la vision directe, sans intermédiaire instrumental, voir Redondi Pietro, “Galilée et les théories aristotéliciennes de la lumière”, XVIIe siècle, 136, p. 270. Sur le fait que Galilée parie que la lunette a raison, voir Galilée, Le messager des étoiles, éd. F. Hallyn, p. 47 ; Hamou Philippe, La mutation du visible, p. 61 : la lunette est “parfaite” en ce sens qu’elle se contente d’accroître les dimensions du visible sans le déformer d’aucune manière ni rien y ajouter. Voir dans le même sens p. 109 sq. : la lunette est toujours présentée comme n’affectant le visible que pour le rendre plus apte à la visibilité. Elle rend les objets plus distincts, atténue les lumières trop vives, éclaire les contextes, rase les astres de leur chevelure illusoire : p. 109-110. Le paradoxe qui en découle est que la vue des contemporains porte plus loin que l’imagination de leurs pères.

Mersenne Marin, Questions théologiques, physiques,…, éd. Pessel, Question XXX. Quelle utilité peut-on tirer des lunettes de longue vue pour les sciences et pour la vie ? p. 325. Description des verres selon l’effet qu’ils produisent. Constitution de la lunette : p. 326.

De ce que les lunettes découvrent, Pascal tire des conséquences relatives à la vanité des certitudes humaines, mais aussi un éloge de la recherche d’observations nouvelles du côté des modernes. Voir OC II, p. 783, Préface au Traité du vide, sur le secours que l’artifice apporte aux yeux : les anciens « n’étaient-ils pas excusables dans la pensée qu’ils ont eue pour la Voie de lait, que, la faiblesse de leurs yeux n’ayant pas encore reçu le secours de l’artifice, ils ont attribué cette couleur à une plus grande solidité en cette partie du ciel, qui renvoie la lumière avec plus de force ? Mais ne serions-nous pas inexcusables de demeurer dans la même pensée, maintenant qu’aidés des avantages que nous donne la lunette d’approche, nous y avons découvert une infinité de petites étoiles, dont la splendeur plus abondante nous a fait reconnaître quelle est la véritable cause de cette blancheur ? »

 

On entreprenait franchement l’Écriture sainte sur le grand nombre des étoiles en disant : Il n’y en a que 1 022, nous le savons.

 

Cette brève note doit certainement être mise en rapport avec le fragment Disproportion de l’homme, Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230), qui traite de la divisibilité indéfinie de l’espace.

Contrairement à ce qu’on peut penser, de ce que les lunettes nous découvrent, Pascal ne tire pas ici des conséquences relatives à la vanité des certitudes humaines. Il s’en prend à ceux qui, parce qu’ils ne voient pas quelque chose, en nient la possibilité et l’existence. Il ne s’agit pas de dire que tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être, mais plutôt tout ce qui est imperceptible ne laisse pas d’être.

Entreprendre : au sens d’avoir dessein de ruiner quelqu’un, l’assaillir de tous côtés, lui faire tout le mal qu’il est possible (Furetière). L’édition de 1670 remplace entreprendre par attaquer.

P. Faugère puis Havet éditent méchamment au lieu de franchement.

L’édition de Port-Royal indique que la Bible contient de nombreux passages qui mentionnent le nombre incalculable des étoiles.

Pascal pense sans doute au passage de la Genèse, XV, 4-5, où Dieu promet à Abram (Abraham) une grande postérité :

« Le Seigneur lui répondit aussitôt : Celui-là [Damascus, fils d’Eliezer, intendant d’Abram] ne sera point votre héritier ; mais vous aurez pour héritier celui qui naîtra de vous. 5. Et après l’avoir fait sortir dehors, il lui dit : Levez les yeux au ciel, et comptez les étoiles, si vous pouvez. C’est ainsi, ajouta-t-il, que se multipliera votre race ».

Voir notamment Jérémie, XXXIII, 22. « Comme on ne peut compter les étoiles, ni mesurer tout le sable de la mer, ainsi je multiplierai la race de mon serviteur David, et les lévites qui sont mes ministres ».

Psaume CXLVI, 2-4. « C'est le Seigneur qui bâtit Jérusalem ; qui doit rassembler tous les enfants d'Israël qui sont dispersés [...] ; 4. qui sait le nombre si prodigieux des étoiles, et qui les connaît toutes par leur nom. »

On peut citer aussi la Genèse XXII, 17 (« Je vous bénirai, et je multiplierai votre race comme les étoiles du ciel et comme le sable qui est sur le rivage de la mer »), et XXVI, 4, Nahum, III, 16, le Deuxième livre d’Esdras (Néhémie), IX, 23.

Il n’y en a que 1 022, nous le savons : le catalogue des étoiles dressé par Ptolémée contient 1 022 étoiles.  Son originalité a été discutée, mais il est plus riche que celui d’Hipparque d’au moins 300 étoiles, et ses données numériques ont été établies par des calculs originaux. Voir Taton René (dir.), Histoire générale des sciences, I, La science antique et médiévale, Paris, P. U. F., 1966, p. 373 sq.

La critique de Pascal ne tombe pas sur Ptolémée ni sur les anciens en général : dans le passage cité plus haut de la Préface au Traité du vide, OC II, éd. J. Mesnard, p. 783, où il défend le droit à l’innovation des savants, il écrit : les anciens « n’étaient-ils pas excusables dans la pensée qu’ils ont eue pour la Voie de lait, que, la faiblesse de leurs yeux n’ayant pas encore reçu le secours de l’artifice, ils ont attribué cette couleur à une plus grande solidité en cette partie du ciel, qui renvoie la lumière avec plus de force ? » Le nombre de 1 022 répond à ses observations et dépendait des moyens techniques dont Ptolémée disposait pour observer les astres.

On entreprenait franchement l’Écriture sainte : il est regrettable que Pascal ne précise pas l’allusion : qui entreprenait l’Écriture en s’appuyant sur le nombre de 1 022 étoiles ? Il s’agit sans doute d’ennemis qui prenaient ce nombre pour un dogme, et qui n’avaient pas compris que les sciences d’observation sont susceptibles d’un accroissement indéfini.

Or, à l’époque où Pascal écrit, cette position a été démentie par les faits, au point d’apparaître ridicule. Au XVIe siècle, le catalogue de Tycho Brahé compte plus d’un millier d’étoiles. Le Sidereus nuncius de Galilée a aussi fait du bruit.

Mersenne Marin, L’usage de la raison où tous les mouvements de la raison sont déduits ; et les actions de l’entendement, de la volonté, et du libéral arbitre sont expliquées fort exactement. Le tout dédié à Madame la Maréchale de Vitry, éd. Claudio Buccolini, Paris, Fayard, 2002, p. 9. « Personne n’a su jusques à présent le nombre des étoiles, lesquelles ont merveilleusement multiplié depuis l’invention des longues et courtes vues : car pour mille vingt et sept, qu’on écrivait sur le globe céleste, on en a découvert une multitude innombrable dedans le cercle appelé Via lactea, et ès anciennes constellations ».

Sur le système géocentrique de Ptolémée, voir

Geoffrey Lloyd, Une histoire de la science grecque, Paris, La découverte, 1993.

Verdet Jean-Pierre, Une histoire de l’astronomie, Points, Paris, Seuil, 1990, p. 57 sq.

Plus techniques :

Szczeciniarz Jean-Jacques, La terre immobile, Paris, P. U. F., 2003.

Heath Thomas, A history of greek mathematics, II, New York, Dover, 1981, p. 273 sq.

 

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Il y a des herbes sur la terre, nous les voyons ; de la lune on ne les verrait pas. Et sur ces herbes des poils, et dans ces poils de petits animaux ; mais après cela plus rien ?

Ô présomptueux !

 

Présomption : voir Morale chrétienne 2 (Laf. 352, Sel. 384). Orgueil, trop bonne opinion qu’on a de soi-même, qui fait traiter les autres avec mépris (Furetière). Pascal distingue cependant l’orgueil, concupiscence foncière de l’homme (libido dominandi), de la présomption qui est une excessive confiance en soi, mais qui n’est qu’un effet de l’orgueil.

L’orgueil ou la présomption est une surestimation de la puissance de l’homme qui présume trop de ses forces. C’est le vice symétrique du désespoir.

La source de la présomption en l’homme remonte au péché originel :

A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182). Mais [l’homme, en Adam] n’a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption. Il a voulu se rendre centre de lui-même et indépendant de mon secours. Il s’est soustrait de ma domination et s’égalant à moi par le désir de trouver sa félicité en lui-même je l’ai abandonné à lui, et révoltant les créatures qui lui étaient soumises, je les lui ai rendues ennemies, en sorte qu’aujourd’hui l’homme est devenu semblable aux bêtes, et dans un tel éloignement de moi qu’à peine lui reste-t-il une lumière confuse de son auteur, tant toutes ses connaissances ont été éteintes ou troublées. Les sens indépendants de la raison et souvent maîtres de la raison l’ont emporté à la recherche des plaisirs. Toutes les créatures ou l’affligent ou le tentent, et dominent sur lui ou en le soumettant par leur force ou en le charmant par leur douceur, ce qui est une domination plus terrible et plus injurieuse.

 

Les mixtes sont composés d’éléments ; et les éléments non ?

 

Metzger Hélène, Les doctrines chimiques en France du début du XVIIe siècle à la fin du XVIIIe siècle, p. 94 sq. La philosophie mécaniste pénètre même la chimie, une chimie originale dominée par une conception corpusculaire. Influence de la méthode cartésienne : p. 94. Sur la doctrine de Lémery, voir p. 281 sq. Recherche de clarté dans la manière d’écrire : p. 284 sq. Le chimiste Nicolas Lémery (1645-1715) admet la structure discontinue et corpusculaire de la matière : p. 292 sq. La forme des corpuscules est immédiatement déduite des propriétés du corps : les acides sont pointus, par exemple : p. 299 sq. Lémery cherche des explications aux phénomènes, et non à faire un programme d’expérimentation à l’aide de modèles familiers.

Le passage témoigne que Pascal s’est aussi intéressé à la chimie. Il n’en marque pas moins une opposition à l’atomisme. Pascal ne nie pas positivement l’existence des atomes. Mais il estime que la portée de l’esprit et l’expérience ne permettent pas d’affirmer l’existence de particules indivisibles. La question de savoir si Pascal estime qu’il subsiste quelques parties de matière dans le vide du tube barométrique est évidemment indépendante de celle de l’existence d’atomes. Pascal a du reste précisé clairement sa position : les expériences qu’il a faites lui permettent d’affirmer que le sommet du tube de Torricelli est vide, jusqu’à ce qu’on lui prouve le contraire. « Mon sentiment sera, jusques à ce qu’on m’aie montré l’existence de quelque matière qui le remplisse, qu’il est véritablement vide et destitué de toute matière ».

Le Noxaïc Armand, “Le vide mis en évidence par Pascal est-il exempt d’atomes ?”, in Salem Jean (dir.), L’atomisme aux XVIIe et XVIIIe siècles, Publications de la Sorbonne, Paris, 1999, p. 15-25.

 

Ô présomptueux ! Voici un trait délicat.

 

GEF XIII, p. 195, renvoie, sur l’expression trait délicat au fragment Disproportion de l’homme, Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230). On y lit en fait les mots pointe délicate, ce qui est différent. Les éditeurs entendent apparemment trait délicat au sens de quantité de matière infinitésimale.

Trait se dit figurément, selon Furetière, en choses spirituelles et morales. Il y avait de beaux traits d’éloquence dans ce sermon. Voilà un des plus beaux traits, un des plus beaux passages de l’Antiquité. Les traits satiriques, les traits de raillerie qui se donnent en passant, sont les plus dangereux. Un trait piquant, plaisant. Le Dictionnaire de 1701 donne aussi le sens de pensée, saillie d’imagination, réflexion, sentence. Boileau écrit qu’un trait plaisant aiguise une épigramme.

Délicat se dit figurément en choses spirituelles, et morales. On appelle un esprit, un jugement délicat, celui qui juge finement des choses avec le bon sens, et suivant le précepte d’un art : un raisonnement, une pensée délicate, quand ils sont subtils et particuliers. On dit aussi qu’un philosophe fait des divisions, des distinctions si délicates qu’elles échappent à la vue même de l’esprit (Furetière).

Le sens serait très différent : c’est l’objection Il ne faut pas dire qu’il y a ce qu’on ne voit pas qui est un trait délicat, c’est-à-dire une remarque subtile et fine, quoiqu’elle ne soit pas parfaitement pertinente. Voir plus bas, sur les raisons que Pascal pouvait avoir de trouver cette objection assez bien trouvée.

 

Il ne faut pas dire qu’il y a ce qu’on ne voit pas. Il faut donc dire comme les autres mais ne pas penser comme eux.

 

Il ne faut pas dire qu’il y a ce qu’on ne voit pas : l’objection se comprend d’elle-même : si la physique repose sur les observations des sens, il n’est pas permis de dire que ce que l’on ne voit pas existe, et par conséquent, lorsque l’on déclare par exemple que les éléments sont les parties dernières incapables d’être divisées, on affirme plus que ce que l’expérience autorise.

La réponse reprend une expression que Pascal a déjà employée dans un tout autre contexte, la raison des effets : voir Raisons des effets 10 (Laf. 91, Sel. 125). Raison des effets. Il faut avoir une pensée de derrière, et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple. Le contexte est cependant différent : politique dans Raisons des effets, épistémologique dans le présent fragment.

Il est bon, dans le discours ordinaire, de parler comme tout le monde, en disant que les cirons sont les plus petites bêtes au monde, mais il faut savoir qu’il n’en est rien, et qu’à parler en savant, la division va à l’infini.

Noter que la même remarque conviendrait à la méthode des indivisibles, qui travaille sur des espaces considérés comme moindres qu’aucune grandeur donnée, c’est-à-dire que l’on considère comme plus petites portions concevables, mais dont on sait qu’en réalité elles sont divisibles à l’infini. Voir sur ce sujet Merker Claude, Le chant du cygne des indivisibles. Le calcul intégral dans la dernière œuvre scientifique de Pascal, 2001, et Descotes Dominique, Blaise Pascal. Littérature et géométrie, 2001.

Un même motif argumentatif traverse en l’occurrence plusieurs domaines.

En revanche, on sait aussi que l’argument il ne faut pas dire qu’il y a ce qu’on ne voit pas, a servi à Pascal dans sa controverse sur le vide avec le P. Noël, Lettre à La Pailleur, OC II, éd. J. Mesnard, p. 567-568 : le jésuite

« déclare d’abord le sujet qu’il a de nier le vide. La raison qu’il en rapporte est que le vide ne tombe sous aucun des sens ; d’où il prend sujet de dire que, comme je nie l’existence de la matière, par cette seule raison qu’elle ne donne aucune marque sensible de son être, et que l’esprit n’en conçoit aucune nécessité, il peut, avec autant de force, et d’avantage, nier le vide, parce qu’il a cela de commun avec elle, que pas un des sens ne l’aperçoit. Voici ses termes : Nous disons qu’il y a de l’eau, parce que nous la voyons et la touchons ; nous disons qu’il y a de l’air dans un ballon enflé, parce que nous sentons la résistance ; qu’il y a du feu, parce que nous sentons la chaleur ; mais le vide véritable ne touche aucun sens.

Mais je m’étonne qu’il fasse un parallèle de choses si inégales, et qu’il n’ait pas pris garde que, comme il n’y a rien de si contraire à l’être que le néant, ni à l’affirmation que la négation, on procède aux preuves de l’un et de l’autre par des moyens contraires ; et que ce qui fait l’établissement de l’un est la ruine de l’autre. Car que faut-il pour arriver à la connaissance du néant, que de connaître une entière privation de toutes sortes de qualités et d’effets ; au lieu que, s’il en paraissait un seul, on conclurait, au contraire, l’existence réelle d’une cause qui le produirait ?

Et ensuite il dit : Voyez, Monsieur, lequel de nous deux est le plus croyable, ou vous qui affirmez un espace qui ne tombe point sous les sens, et qui ne sert ni à l’art ni à la nature, et ne l’employez que pour décider une question fort douteuse, etc.

Mais, Monsieur, je vous laisse à juger, lorsqu’on ne voit rien, et que les sens n’aperçoivent rien dans un lieu, lequel est mieux fondé, ou de celui qui affirme qu’il y a quelque chose, quoiqu’il n’y aperçoive rien, ou de celui qui pense qu’il n’y a rien, parce qu’il n’y voit aucune chose. »

L’argument est ici recevable, car il n’est pas question d’une divisibilité à l’infini, qui dépasse par nature la perception, mais de la présence supposée d’une matière invisible, insensible et dépourvue de poids. Pascal indique du reste prudemment qu’il n’a pas « assuré en termes décisifs l’existence réelle de l’espace vide » : « j’ai mis dans mon imprimé que ma conclusion est simplement que mon sentiment sera que cet espace est vide, jusqu’à ce que l’on m’ait montré qu’une matière le remplit », OC II, éd. J. Mesnard, p. 561-562. Voir Expériences nouvelles touchant le vide, OC II, éd. J. Mesnard, p. 507.

Mais, dans le premier cas, le refus des éléments derniers repose sur le principe de L’esprit géométrique, I, § 27, OC III, éd. J. Mesnard, p. 404 : « Il n’y a point de géomètre qui ne croie l’espace divisible à l’infini. On ne peut non plus l’être sans ce principe qu’être homme sans âme ». En revanche, les substances qui emplissent l’espace vide selon le P. Noël sont le produit de son imagination.

 

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Quand on veut poursuivre les vertus jusques aux extrêmes, de part et d’autre il se présente des vices qui s’y insinuent insensiblement dans leurs routes insensibles du côté du petit infini, et il s’en présente des vices en foule du côté du grand infini, de sorte qu’on se perd dans les vices et on ne voit plus les vertus.

On se prend à la perfection même.

 

Quand on veut poursuivre les vertus jusqu’aux extrêmes est une addition, qui sert peut-être à justifier la mention des infinis de grandeur et de petitesse dans la suite.

On se prend à la perfection même est écrit en marge de droite verticalement.

Montaigne, Essais, I, XIV, On est puni pour s’opiniâtrer en une place sans raison, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 71.

« La vaillance a ses limites, comme les autres vertus, lesquelles franchies, on se trouve dans le train du vice ; en manière que par chez elle on se peut rendre à la témérité, obstination et folie, qui (si l’on) n’en sait bien les bornes, malaisées en vérité à choisir sur leurs confins ».

Montaigne, Essais, I, XXIX, De la modération, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 203 :

« Nous pouvons saisir la vertu de façon qu’elle en deviendra vicieuse, si nous l’embrassons d’un désir trop âpre et violent. Ceux qui disent qu’il n’y a jamais d’excès en la vertu, d’autant que ce n’est plus vertu, si l’excès y est, se jouent des paroles.

Insani sapiens nomen ferat, aequus iniqui,

Ultra quam satis est, virtutem si patat ipsam.

C’est une subtile considération de la philosophie. On peut et trop aimer la vertu, et se porter excessivement en une action juste. À ce biais s’accommode la voix divine : Ne soyez par plus sages qu’il ne faut, mais soyez sobrement sages. J’ai vu un tel grand, blesser la réputation de sa religion, pour se montrer religieux outre tout exemple des hommes de sa sorte. J’aime des natures tempérées et moyennes. L’immodération vers le bien même, si elle ne m’offense, elle m’étonne, et me met en peine de la baptiser ».

La référence à la maxime soyez sobrement sage est saint Paul, Épître aux Romains, XIII.

GEF XIII ne cache pas une certaine perplexité à l’égard des notions de petit infini et de grand infini dans ce passage, et propose : « Poursuivre les vertus de part et d’autre, c’est-à-dire dans la direction des deux infinis à la fois, c’est sans doute les poursuivre dans leur plus petit détail et en même temps dans leur plus vaste étendue » : c’est dans le premier cas vouloir être « juste à la rigueur et dans les moindres circonstances de la vie », et dans l’autre aspirer à « faire régner partout la justice universelle », ce qui, dans les deux cas ne peut avoir que des effets regrettables.

 

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Les mots diversement rangés font un divers sens. Et les sens diversement rangés font différents effets.

 

Voir plus bas, Les sens. Un même sens change selon les paroles qui l’expriment. Les sens reçoivent des paroles leur dignité au lieu de la leur donner. Il en faut chercher des exemples.

Laf. 696, Sel. 575. Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau, la disposition des matières est nouvelle. Quand on joue à la paume c’est une même balle dont joue l’un et l’autre, mais l’un la place mieux. J’aimerais autant qu’on me dît que je me suis servi des mots anciens. Et comme si les mêmes pensées ne formaient pas un autre corps de discours par une disposition différente, aussi bien que les mêmes mots forment d’autres pensées par leur différente disposition.

De l’esprit géométrique, II, De l’art de persuader, § 21, OC III, éd. J. Mesnard, p. 422. « Ceux qui ont l’esprit de discernement savent combien il y a de différence entre deux mots semblables, selon les lieux et les circonstances qui les accompagnent. ».

Noille-Clauzade Christine, L’univers du style. Analyses de la rhétorique classique, Université de Metz, 2003, p. 287 sq. Il ne s’agit pas pour Pascal de subordonner les choses aux mots, mais de prendre position en faveur de l’influence du contexte et du mouvement de la pensée sur l’effet de sens général, sur le style.

Davidson Hugh, Pascal and the arts of mind, Cambridge, 1993, p. 28 sq. Dans ce passage, Pascal partage avec son lecteur l’un des secrets de son propre esprit : l’habitude ou l’art d’envisager une proposition sous plus d’un seul angle, de l’énoncer de manières différentes, en comparant les énoncés, et en reliant des propositions qui n’ont à première vue pas de rapport.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 80. Pascal considère le langage comme une combinaison de mots, comme la musique est une combinaison de sons. Ce texte peut servir de programme pour l’étude du dénombrement des combinaisons verbales, pour les mettre en rapport avec les différents sens. L’entreprise est déjà énorme en matière de musique, comme en témoignent les pages entières consacrées par le P. Mersenne aux variations de 4 ou 5 notes, et elle est carrément impossible pour le langage ; mais le texte « montre comment Pascal entend le maniement des mots et des sens, qui se trouve soumis pour lui à la science et à l’art des combinaisons » : p. 81.

Pascal en trouve le modèle dans ses travaux sur les combinaisons et les ordres numériques. La disposition est un terme d’origine rhétorique lié aux combinaisons en mathématique, et à l’ordre en logique.

Ce fragment doit être rapproché de la conclusion du Traité des ordres numériques. Il en existe deux rédactions, latine et française. Dans la version en latin, OC II, p. 1202-1203, on trouve des considérations sur la manière de tourner les propositions en plusieurs sens, à propos de laquelle Pascal parle des variae... enuntiationes, etsi ejusdem propositi, qui varios praebent usus, que Mesnard traduit par usages. Le mot, qui fera fortune dans la seconde impression, permet d’associer l’idée des différentes énonciations d’une proposition, avec les différents usages qu’on peut en faire.

La rédaction française, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1326-1329, est plus riche. La pensée se précise : Pascal précise que les énonciations doivent être « assorties au sujet » pour lier « des propositions qui semblaient n’avoir aucun rapport dans les termes où elles étaient conçues d’abord », OC II, p. 1329. Elle comprend aussi un exemple remarquable, tiré de sa coopération avec Fermat.

Pascal montre comment l’on peut changer la forme d’une proportion ou d’une équation, de telle manière que les différentes expressions reçoivent des significations différentes adaptées à des démonstrations et établissent des passages entre propositions qui n’avaient rien de commun en apparence, et conduisent à des découvertes nouvelles.

Pascal donne un exemple simple que l’on peut résumer par la double égalité

a / b = c / d bc = da bc / a = d.

L’écriture symbolique qui nous rend aujourd’hui ces changements ne doit pas tromper : les variations que la première subit font l’objet de démonstrations difficiles.

La première expression établit une proportion entre grandeurs quelconques (nombres, longueurs, surfaces, etc.). Voir Itard Jean, Les livres arithmétiques d’Euclide, p. 106-107. C’est une généralisation de cette équivalence qui sert de fondement à la théorie générale des rapports exposée au Livre V des Éléments.

Elle peut être mise en rapport avec la seconde : au lieu de dire « un nombre est à un autre comme un troisième à un quatrième », on peut dire que « le rectangle des extrêmes est égal à celui des moyens » :

a / b = c / d bc = da.

Euclide ne donne pas cette proposition pour les grandeurs en général dans son Livre V. Il en donne une version géométrique dans le Livre VI, Proposition 16. Voir l’éd. Heath, t. 2, p. 221 sq. ; Hérigone Pierre, Cursus mathematicus, I, Eucl. Elem. VI, XVI, p. 272-273. « Si quatuor rectae lineae proportionales fuerint, quod sub extremis comprehenditur rectangulum, aequale est ei, quod sub mediis, comprehenditur, rectangulo. Et si sub extremis comprehensum rectangulum aequale fuerit ei, quod sub mediis continetur, rectangulo : illae quatuor rectae lienae proportionales erunt. Si quatre lignes droites sont proportionnelles, le rectangle contenu sous les extrêmes, est égal au rectangle contenu sous les moyennes : et si le rectangle contenu sous les extrêmes est égal au rectangle contenu sous les moyennes, icelles autre lignes droites seront proportionnelles. »

Euclide en donne une proposition séparée pour les nombres, dans le Livre VII, Proposition 19. Voir éd. Heath, t. 2, p. 318 sq., et le commentaire de Thomas Heath, History of greek mathematics, I, p. 398. La proposition d’Euclide est la suivante, dans la traduction de Hérigone, Cursus mathematicus, I, p. 388-389 : « Si quatre nombres sont proportionaux, le produit du premier et du quatrième sera égal au produit du second et du troisième nombre : et si le nombre produit du premier et du quatrième est égal au produit du second et du troisième, iceux quatre nombres seront proportionaux ».

La troisième expression bc / a  d représente ce que Viète appelle une application (le sens est différent chez d’autres auteurs), c’est-à-dire la diminution du nombre de dimensions d’un corps géométrique réalisée par “division” : « Si une grandeur est appliquée à une grandeur ; celle-ci est hétérogène à celle-là. Tout ainsi que par la multiplication des grandeurs le produit obtient un genre supérieur au genre des multiplicateurs, de même par l’application, qui est le contraire de la multiplication, le genre de la grandeur engendrée de l’application devient inférieur au genre de la grandeur appliquée. Faut noter néanmoins que le genre de la grandeur engendrée peut-être ou homogène ou hétérogène au genre de la grandeur à laquelle est faite l’application. » Au terme de l’application par a, bc (qui a deux dimensions) est réduit à d, qui n’a qu’une seule dimension.

Ces transitions, qui nous paraissent aller d’elles-mêmes, supposent en réalité des démonstrations parfois complexes.

La puissance de ces variations est attestée par les écrits de Pascal.

Dans les Lettres de A. Dettonville, Pascal définit les sommes triangulaires de la manière suivante : « S’il y a tant de quantités qu’on voudra, A, B, C, D, lesquelles on prenne en cette sorte. Premièrement la somme de toutes A, B, C, D, puis la somme des mêmes excepté la première, savoir B, C, D, puis la somme des mêmes excepté les deux premières, savoir C, D, et ainsi toujours, comme on les voit ici marquées.

J’appelle la somme triangulaire de ces quantités prises de cette sorte la somme triangulaire de ces mêmes quantités à commencer par A ». Autrement dit la somme triangulaire en question, en prenant les lettres horizontalement, s’exprime comme suit :

(A + B + C + D) + (B + C + D) + (C + D) + D.

Mais si on lit la figure suivant les verticales, elle signifie :

A + 2B + 3C + 4D.

Par conséquent :

(A + B + C + D) + (B + C + D) + (C + D) + D = A + 2B + 3C + 4D.

Pascal lui-même présente cette égalité comme un « petit lemme » tout à fait élémentaire. Mais c’est sur ce petit lemme que repose toute la construction des traités sur la roulette qui ont fait l’objet du concours qu’il a proposé à tous les géomètres d’Europe.

Voir la présentation de ces sommes triangulaires dans Merker Claude, Le chant du cygne des indivisibles. Le calcul intégral dans la dernière œuvre scientifique de Pascal, p. 21 sq. ; Descotes Dominique, Blaise Pascal. Littérature et géométrie. Voir une présentation moins technique dans Descotes Dominique, Pascal. Le calcul et la théologie, Pour la science, Les génies de la science, n° 16, août-novembre 2003, p. 46 sq.

Un procédé identique permet à Pascal de trouver les sommes de puissances numériques dans le Traité du triangle arithmétique (Potestatum numericarum summa). Voir Descotes Dominique, ”Arithmétique et littérature : le Potestatum numericarum Summa”, in Meurillon Christian (dir.), Pascal, l’exercice de l’esprit, p. 53-79.

L’exemple confirme aussi l’idée que les différentes énonciations engendrent des découvertes dans des domaines apparemment sans rapport avec leur lieu d’origine. En effet, l’expression précédente, qui est purement arithmétique,

[A + 2B + 3C + 4D]

s’applique facilement à la mécanique et à la recherche des centres de gravité : si le long d’un fléau de balance on place à intervalles égaux des poids A, B, C et D, comme « les forces des poids sont en raison composée des poids et des bras », c’est-à-dire que la force qu’exerce chaque poids est d’autant plus grande qu’il est plus éloigné du point de suspension O, le poids D exerce une force quadruple, C triple, B double, et la force globale de ces poids ainsi disposés est exprimée par la somme triangulaire définie plus haut.

 

O__________________________

A

B

C

D

 

B

C

D

 

 

C

D

 

 

 

D

 

Cette proposition permet à Pascal de résoudre de difficiles problèmes de centres de gravité.

Il est indispensable au géomètre de « multiplier les propositions, et non sans utilité ; car étant regardées d’un autre côté, elles donnent d’autres ouvertures ».

La même idée peut être mise en relation avec la méthode des Expériences nouvelles touchant le vide, qui sont toutes différentes manières d’envisager une seule et même proposition sur l’apparition d’un espace vide dans des conditions déterminées, à l’aide d’une seringue, d’un tube ou d’un siphon.

Chevalley Catherine, Pascal. Contingence et probabilités, p. 74 sq. Le changement de point de vue est, chez Pascal, non pas le moyen de confirmer la vérité immuable de la nature d’une chose ou d’une proposition, mais celui de faire apparaître un rapport différent. Changer le point de vue permet de regarder les choses d’un autre côté. Le changement de point de vue n’est pas toujours traduction dans un autre langage, ce peut être une modification de la disposition interne des énoncés ou de l’arrangement des mots : p. 76. Chevalley renvoie sur ce point au passage de L’esprit géométrique, II, De l’art de persuader, où il est question du je pense chez saint Augustin et chez Descartes.

Granger Gilles-Gaston, “L’usage philosophique des mathématiques au XVIIe siècle”, in Rashed Roshdi (dir.), Mathématiques et philosophie, p. 296. Tourner la proposition en tous sens pour trouver de nouveaux biais. Pascal recherche des métaprocédures plus nettes et plus courtes, et directement intelligibles, plutôt que des algorithmes, qu’il estime peu parce qu’ils dissimulent la raison des effets : p. 296.

On peut vérifier que d’autres géomètres contemporains de Pascal procèdent mutatis mutandis de la même manière. Voir par exemple les transformations d’énonciations dans les raisons selon Wallis John, Mathesis universalis, Ch. XXX, Opera mathematica, I, p. 154.

Parmentier Marc, « Leibniz invente le calcul différentiel », in La nature et le principe de moindre action, Les cahiers de Science et Vie, 68 avril 2002, p. 24. Leibniz et les expressions mathématiques. Les séries infinies montrent à Leibniz qu’un même objet mathématique est susceptible de plusieurs expressions, toutes aussi exactes, et cependant non équivalentes. Recherche des bonnes expressions, non les plus exactes, mais les plus adéquates : p. 24. Le choix de bons caractères ouvre au calcul de Leibniz les potentialités d’un calcul symbolique. Comment la formule dx représente une bonne notation : p. 24.

Rostand François, Procédés de la pensée mathématique, Cahiers d’Histoire et de Philosophie des Sciences, n° 11, 1985, p. 36, désigne du nom de restructuration ce genre de manipulation qui consiste à modifier ce qui a déjà été dit littéralement pour obtenir une autre expression.

Marin Louis, Pascal et Port-Royal, p. 19. Rapprochement avec le Traité des ordres numériques, sur la variation des énonciations.

Parmentier Bérengère, Le siècle des moralistes, p. 108 sq.

Il faut noter la formule latine par laquelle Pascal désigne l’esprit qui sait effectuer les variations d’énoncés, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1203, versatile hoc ingenium. J. Mesnard traduit : « ce talent de tourner les énoncés à tous sens », OC II, p. 1203. M. Le Guern, Œuvres, I, p. 200, traduit : celui à qui manque cette mobilité de l’esprit trouvera ingrate la pratique de la géométrie... »

 

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Ne timeas pusillus grex.

 

Luc, XII, 32. « Nolite timere, pusillus grex, quia complacuit Patri vestro dare vobis regnume ». Tr. de Port-Royal : « Ne craignez point, petit troupeau, car il a plu à votre Père de vous donner son royaume ». Commentaire de Port-Royal : « Jésus-Christ parlait à tous ses disciples, qui étaient véritablement un petit troupeau, en comparaison de tout le reste des hommes ».

Cette citation semble être en opposition avec les suivantes, qui recommandent la crainte.

 

Timore et tremore.

 

Saint Paul, Épître aux Philippiens, II, 12. « [Opérez votre salut] avec crainte et tremblement ».

Sur la manière dont Pascal entend cette recommandation, voir la 6e lettre de Pascal à Melle de Roannez, (début décembre 1656. n° 6), OC III, éd. J. Mesnard, p. 1040 sq.

« Saint Paul a dit que ceux qui entreront dans la bonne vie trouveront des troubles et des inquiétudes en grand nombre. Cela doit consoler ceux qui en sentent, puisque, étant avertis que le chemin du ciel qu’ils cherchent en est rempli, ils doivent se réjouir de rencontrer des marques qu’ils sont dans le véritable chemin. Mais ces peines-là ne sont pas sans plaisirs, et ne sont jamais surmontées que par le plaisir. Car de même que ceux qui quittent Dieu pour retourner au monde ne le font pas parce qu’ils trouvent plus de douceur dans les plaisirs de la terre que dans ceux de l’union avec Dieu, et que ce charme victorieux les entraîne, et, les faisant repentir de leur premier choix, les rend des pénitents du diable, selon la parole de Tertullien : de même on ne quitterait jamais les plaisirs du monde pour embrasser la croix de Jésus-Christ, si on ne trouvait plus de douceur dans le mépris, dans la pauvreté, dans le dénuement et dans le rebut des hommes, que dans les délices du péché. Et ainsi, comme dit Tertullien, il ne faut pas croire que la vie des chrétiens soit une vie de tristesse. On ne quitte les plaisirs que pour d’autres plus grands. « Priez toujours, dit saint Paul, rendez grâces toujours, réjouissez vous toujours. » C’est la joie d’avoir trouvé Dieu qui est le principe de la tristesse de l’avoir offensé et de tout le changement de vie. Celui qui a trouvé le trésor dans un champ en a une telle joie, que cette joie, selon Jésus-Christ, lui fait vendre tout ce qu’il a pour l’acheter. « Les gens du monde n’ont point cette joie a que le monde ne peut ni donner ni ôter », dit Jésus-Christ même. Les bienheureux ont cette joie sans aucune tristesse ; les gens du monde ont leur tristesse sans cette joie, et les Chrétiens ont cette joie mêlée de la tristesse d’avoir suivi d’autres plaisirs, et de la crainte de la perdre par l’attrait de ces autres plaisirs qui nous tentent sans relâche. Et ainsi nous devons travailler sans cesse à nous conserver cette joie qui modère notre crainte, et à conserver cette crainte qui modère notre joie, et, selon qu’on se sent trop emporter vers l’une, se pencher vers l’autre pour demeurer debout. « Souvenez-vous des biens dans les jours d’affliction, et souvenez-vous de l’affliction dans les jours de réjouissance », dit l’Écriture, jusqu’à ce que la promesse que Jésus-Christ nous a faite de rendre sa joie pleine en nous, soit accomplie. Ne nous laissons donc pas abattre à la tristesse, et ne croyons pas que la piété ne consiste qu’en une amertume sans consolation. La véritable piété, qui ne se trouve parfaite que dans le ciel, est si pleine de satisfactions, qu’elle en remplit et l’entrée et le progrès et le couronnement. C’est une lumière si éclatante, qu’elle rejaillit sur tout ce qui lui appartient ; et s’il y a quelque tristesse mêlée, et surtout à l’entrée, c’est de nous qu’elle vient, et non pas de la vertu ; car ce n’est pas l’effet de la piété qui commence d’être en nous, mais de l’impiété qui y est encore. Ôtons l’impiété, et la joie sera sans mélange. Ne nous en prenons donc pas à la dévotion, mais à nous-mêmes, et n’y cherchons du soulagement que par notre correction. »

 

Quid ergo ? Ne timeas, modo timeas.

Ne craignez point pourvu que vous craigniez, mais si vous ne craignez pas, craignez.

 

Quid ergo ? : Quoi donc ?

Le début de la deuxième ligne traduit le ne timeas, modo timeas de la première.

Comme plus haut, il semble que Pascal recherche les contrariétés dans les textes sur la crainte.