Pensées diverses V – Fragment n° 7 / 7 – Papier original : RO 225

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 173 p. 405 v° à 407 v° / C2 : p. 381 à 383

Éditions de Port-Royal :

    Chap. XXVIII - Pensées chrestiennes : 1669 et janvier 1670 p. 239 / 1678 n° 2 p. 231

    Une note a été ajoutée dans l’édition en 1678 : Chap. XXVIII - Pensées chrestiennes n° 59 p. 259

Éditions savantes : Faugère I, 190, XXXIV et XXXV ; I, 183, XIV ; I, 254, XXIV ; II, 327, XXXII ; I, 287, LXIII ; II, 328, XXXIII ; II, 350, IV ; I, 250, XIII / Havet XXIV.36, 12 bis, 11 bis ; XXV.3, 62, 128, 100 ; VII.32  / Michaut 470 à 479 / Brunschvicg 266, 357, 23, 776, 865, 943, 486, 50, 627, 777 / Tourneur p. 124 / Le Guern 654 / Lafuma 782 à 791 (série XXVII) / Sellier 645

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Éclaircissements

 

 

Sommaire

 

Bibliographie

Analyse du texte Combien les lunettes [...] si vous ne craignez pas, craignez.

Analyse du texte Qui me recipit [...] ce qui est vrai in communi, ce me semble.

 

 

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Qui me recipit, non me recipit, sed eum qui me misit.

 

Cette citation doit être mise en relation avec la suivante. Voir ci-dessous.

Marc, IX, 36. « Quisquis unum ex hujusmodi pueris receperit in nomine meo, me recipit : et quicunque me susceperit, non me suscipit, se Deum qui misit me ». Traduction de Port-Royal : « Quiconque reçoit en mon nom un petit enfant, comme celui-ci, me reçoit ; et quiconque me reçoit, ne me reçoit pas, mais celui qui m’a envoyé ».

 

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Nemo scit neque Filius.

 

Marc, XIII, 32. « De die autem illo vel hora nemo scit, neque angeli in coelo, neque Filius, nisi Pater ». Traduction de Port-Royal : « Quant à ce jour ou à cette heure-là, nul ne la sait, ni les anges qui sont dans le ciel, ni le Fils, mais le Père seul ».

Ces deux dernières citations expliquent le rapport qui lie Jésus-Christ à Dieu le Père. Il ne s’agit pas d’un rapport de subordination : Pascal insiste sur l’immanence des deux Personnes l’une en l’autre. Pour interpréter ces formules, il faut se reporter aux Écrits sur la grâce, où Pascal explique les paroles du Christ dans Jean, XIV, 10, 12 : voir Traité de la prédestination, 2, Début du Traité : rédaction élaborée, § 11, OC III, éd. J. Mesnard, p. 783 : « Jésus-Christ dit lui-même : Ce n’est pas moi qui fais les œuvres, mais le Père qui est en moi, et néanmoins il dit ailleurs : Les œuvres que j’ai faites. Jésus-Christ n’est point menteur, et son humilité n’a point fait tort à sa vérité. On peut donc dire, puisqu’il l’a dit, qu’il a fait des œuvres et qu’il ne les a pas faites ; mais il est constant que la divinité les a faites en lui, et on ne peut pas dire qu’elle ne les a point faites. »

Bouyer Louis, Dictionnaire théologique, p. 140. On donne en théologie le nom de circumincession à la présence mutuelle des personnes divines l’une en l’autre. Cette présence mutuelle tient à l’unité d’essence, et au fait d’autre part que les processions sont immanentes à l’essence, cependant qu’elles orientent les Personnes l’une vers l’autre dans cela même qui les distingue. On parle aussi de périchorèse.

Hurter H., Theologiae dogmaticae compendium, t. II, Tract. V, Pars II, De sanctissimo Trinitatis mysterio, Libraria academica Wagneriana, Oeniponte, 1896, p. 165. Perichoresis unius in alterum immeatione, illapsu, penetratione continetur : p. 165.

Saint Augustin, De trinitate, I-VII, Œuvres, t. 15, Institut d’Études augustiniennes, 1997. Immanence mutuelle des trois Personnes de Dieu. Le dogme, contenu et formulation : p. 22 sq.

Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, Q. 62, a. 5.

 

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S’il y a jamais un temps auquel on doive faire profession des deux contraires c’est quand on reproche qu’on en omet un. Donc les jésuites et les jansénistes ont tort en les celant, mais les jansénistes plus, car les jésuites en ont mieux fait profession des deux.

 

Cette réflexion sur la profession des contraires semble avoir été suggérée par les citations précédentes.

Laf. 576, Sel.  479. Les deux raisons contraires. Il faut commencer par là sans cela on n’entend rien, et tout est hérétique. Et même à la fin de chaque vérité il faut ajouter qu’on se souvient de la vérité opposée.

L’édition Sellier-Ferreyrolles, Pochothèque, 2004, p. 1174, précise le sens de ce passage comme suit. La doctrine catholique veut que, comme le disent les Écrits sur la grâce de Pascal, on affirme à la fois la toute-puissance de Dieu et la liberté de l’homme. Les jansénistes ont si fortement insisté sur le premier point qu’ils ont donné l’impression de nier le second. Les jésuites ont mieux équilibré leur présentation de la doctrine de la grâce, ne serait-ce qu’en jouant sur les termes de pouvoir prochain ou de grâce suffisante. Voir les premières Provinciales. Pascal veut-il dire que les molinistes ont été jusqu’alors plus habiles dans la présentation de leur doctrine que les augustiniens ? Pascal aurait composé les Écrits sur la grâce pour remédier à cette situation.

Sellier Philippe, “Pascal et l’histoire de l’Église dans la campagne des Provinciales (1656-1658)“, in Port-Royal et la littérature, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010, p. 327. Pascal regrette que les jésuites aient été plus habiles que les augustiniens, en semblant faire profession des deux vérités opposées.

Voir Gouhier Henri, Pascal et les humanistes chrétiens. L’affaire Saint-Ange, Paris, Vrin, 1974, p. 144-145, aborde dans une longue note le sens de ce passage. Selon lui, « il s’agit évidemment de la grâce » : pris à la lettre, le texte signifie : les jésuites ont tort en celant l’efficacité de la grâce, les jansénistes ont tort en celant la liberté de l’homme, mais les jésuites vont moins loin dans l’erreur, car ils ne cèlent pas aussi radicalement l’efficacité de la grâce que les jansénistes le font en celant la liberté. Cette interprétation présente naturellement de grosses difficultés. Gouhier récuse celle de Jacques Chevalier, Pascal, Paris, Plon, 1924, p. 42, qui voit dans ce fragment une preuve du renoncement de Pascal au jansénisme dans ses derniers temps. Il mentionne deux lectures qui lui paraissent plus recevables.

Celle de Vinet Alexandre, Études sur Pascal, Paris, 1848, qui voit dans le passage une question que Pascal s’adresse à lui-même, ou une objection qu’il se proposait de réfuter.

Jean Laporte, ”Pascal et la doctrine de Port-Royal”, p. 292-293, insiste sur les mots faire profession, qui visent l’expression des doctrines plutôt que leur contenu réel : les jésuites se montrent plus habiles que les jansénistes, qui ont le tort de ne pas assez faire savoir qu’ils reconnaissent le libre arbitre de l’homme. On rejoint en l’occurrence l’interprétation de P. Sellier.

Une interprétation différente a été proposée par Bouchilloux Hélène, “Comment interpréter le fragment Lafuma 786 des Pensées ?”, Courrier du CIBP, n° 21. Pascal adresse ici un reproche aux jansénistes, sur la manière dont ils envisagent la signature du formulaire, comme l’indique l’Écrit sur la signature (OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1204-1027). Réagissant au mandement du 31 octobre 1661, qui impose aux religieux la signature du formulaire condamnant sans réserve les cinq propositions, Arnauld et Nicole s’efforcent de maintenir la distinction entre question du fait (savoir si elles sont effectivement attribuables à Jansénius) et question du droit (savoir si les cinq propositions sont bien condamnables en droit). Mais ils conseillent aussi de signer en ne souscrivant qu’à la foi, ce qu’ils estiment suffisant pour faire entendre qu’ils exceptent le fait. Pascal, qui pense qu’on ne doit celer ni le fait ni le droit, accuse ses amis d’adopter une attitude jésuitique : restriction mentale, hypocrisie. Les jésuites les cèlent moins que les jansénistes car, dans la controverse, ils sont bien forcés de tenir compte de la distinction du fait et du droit que les jansénistes font valoir. La difficulté de cette interprétation tient dans le fait qu’il n’est pas clair que l’on puisse en l’occurrence considérer le fait et le droit comme des contraires.

Une interprétation d’ordre rhétorique est proposée par Thirouin Laurent, Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, Paris, Champion, 2015, p. 242 sq., en rapport avec la règle qui consiste à écouter la raison de l’interlocuteur, et à lui donner raison, au moins jusqu’à un certain point.

Goldmann Lucien, Le Dieu caché, p. 223. Interprétation du fragment en fonction de l’idée de refus intramondain du monde.

 

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M. de Condren : Il n’y a point, dit-il, de comparaison de l’union des saints à [celle] de la sainte Trinité.

Jésus-Christ dit le contraire.

 

Charles de Condren (1588-1641), supérieur de l’Oratoire, et auteur d’ouvrages de spiritualité. Voir les notices de Bluche François (dir.), Dictionnaire du Grand Siècle, p. 383, et de A. McKenna et J. Lesaulnier (dir.), Dictionnaire de Port-Royal, p. 288 sq.

Ce passage ne doit pas être pris à contresens comme une condamnation de Condren par Pascal.

Sellier Philippe, “Pascal : colorations oratoriennes”, in Descotes Dominique, Pascal auteur spirituel, p. 33. La remarque prise isolément semble accabler Condren, En fait, Pascal met Condren assez haut pour le mettre en regard d’une affirmation de Jésus lui-même. Si le Christ souligne l’analogie entre l’union des saints et celle des trois personnes divines, Condren rappelle l’éminence, la transcendance de l’union trinitaire ; il écrivait, Lettre 16 dans les Discours et lettres, 3e édition, 1648, p. 365 : « Vous vous donnerez à la très sainte Trinité [...]. Vous considérerez la société des trois personnes divines qui vivent ensemble, en même pensée, en même vouloir [...]. Toute société en la terre n’est rien en comparaison de cette société ; et la société des anges et des saints au Ciel ne mérite pas de lui être comparée. »

Frigo Alberto, L’esprit du corps. La doctrine pascalienne de l’amour, p. 247 sq. Le passage se trouve dans le contexte d’une méditation sur les « contrariétés apparentes » de la foi, dont la cause est que toutes les actions de l’homme ont deux sources, sa volonté et la volonté de Dieu. Henri Bremond, Histoire du sentiment religieux, IV, 2, p. 396, identifie le texte dont Pascal s’inspire, dans une lettre de direction spirituelle où Condren propose le mystère de la Trinité comme thème d’oraison et invite son correspondant à contempler « la société des trois personnes divines qui vivent ensemble en même pensée, en même vouloir, en même amour, en une même vie et un même être ; elles sont toujours l’une en l’autre, et jamais séparées l’une de l’autre. Toute société en la terre n’est rien en comparaison de cette société ; et la société des anges et des saints au ciel ne mérite pas de lui être comparée » : toute unité, sur la terre comme au ciel est indigne d’être approchée de celle de la Trinité. Voir Recueil de quelques discours et lettres du R. P. Charles de Condren, Paris, Vitray, Huré et Jost, 1643, p. 364-365. Saint Augustin, Lettre 238, 2, 3, déjà distingue fortement l’unité telle qu’elle se trouve parmi les hommes et celle qui est en Dieu. Voir les Homélies sur l’Évangile de saint Jean, XVIII, 4, éd. Berrouard, Bibliothèque augustinienne, 72, Paris, Desclée de Brouwer, 1988, p. 126-128.

Pascal en revanche objecte que Jésus-Christ dit qu’ils soient un comme nous sommes un. Il interprète à la lettre ce que dit le Christ dans le passage de l’Évangile de saint Jean. Son interprétation est déjà dessinée dans la lettre que Jacqueline et lui adressent à Gilberte le 1er avril 1648, OC II, éd. J. Mesnard, p. 583, à propos des paroles du Christ, soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait : le latin sicut, selon lui, ne souligne pas les limites de la comparaison, il indique la nécessité de mener la ressemblance vers l’identité : « Jésus-Christ ne limite point le commandement de la perfection », et « il nous en propose un modèle où elle se trouve infinie », de sorte que « c’est une erreur bien préjudiciable et bien ordinaire parmi les chrétiens et parmi ceux-là mêmes qui font profession de piété de se persuader qu’il y ait un certain degré de perfection dans lequel on soit en assurance et qu’il ne soit pas nécessaire de passer, puisqu’il n’y en a point qui ne soit mauvais si on s’y arrête, et dont on puisse éviter de tomber qu’en montant plus haut » (OC II, éd. J. Mesnard, p. 583).

 

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La dignité de l’homme consistait dans son innocence à user et dominer sur les créatures, mais aujourd’hui à s’en séparer et s’y assujettir.

 

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 242-243. Sur l’innocence d’Adam avant la chute. Voir sur ce point les Écrits sur la grâce, le Traité de la prédestination, 3, OC III, éd. J. Mesnard, p. 792-793.

Aujourd’hui : entendre après le péché originel, dans l’état de corruption actuel de l’homme.

S’y assujettir : voir Misère 1 (Laf. 53, Sel. 86). Bassesse de l’homme jusqu’à se soumettre aux bêtes, jusques à les adorer. La rupture de construction rend le texte difficile à comprendre. Pascal veut sans doute dire user des animaux et dominer sur eux.

Contrariétés 3 (Laf. 121, Sel. 153). Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Et il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre, mais il est très avantageux de lui représenter l’un et l’autre.

Contrariétés 4 (Laf. 121, Sel. 154). Il ne faut pas que l’homme croie qu’il est égal aux bêtes, ni aux anges, ni qu’il ignore l’un et l’autre, mais qu’il sache l’un et l’autre.

Perpétuité 8 (Laf. 286, Sel. 318). Deux sortes d’hommes en chaque religion. Parmi les païens des adorateurs de bêtes, et les autres adorateurs d’un seul Dieu dans la religion naturelle. Parmi les juifs les charnels et les spirituels qui étaient les chrétiens de la loi ancienne. Parmi les chrétiens les grossiers qui sont les Juifs de la loi nouvelle. Les juifs charnels attendaient un Messie charnel et les chrétiens grossiers croient que le Messie les a dispensés d’aimer Dieu. Les vrais Juifs et les vrais chrétiens adorent un Messie qui leur fait aimer Dieu.

 

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Les sens.

Un même sens change selon les paroles qui l’expriment. Les sens reçoivent des paroles leur dignité au lieu de la leur donner. Il en faut chercher des exemples.

 

Voir le dossier thématique Façon de parler, qui fournit plusieurs fragments connexes.

Voir plus haut, le passage sur Les mots diversement rangés qui font un divers sens.

Boucher Jean, Les triomphes de la religion chrétienne, contenant les résolutions de trois cent soixante et dix questions sur le sujet de la foi, de l’Écriture sainte, de la création du monde, de la rédemption du genre humain, de la divine providence, et de l’immortalité de l’âme, proposées par Typhon, maître des impies et libertins de ce temps et répondues par Dulithée, II, Q. 8, Paris, Charles Roulliard, 1628, p. 170. Dans la vraie éloquence, « il faut que les paroles servent à la matière, et non pas la matière aux paroles... »

Géométrie-Finesse I (Laf. 509, Sel. 669). Masquer la nature et la déguiser. Plus de roi, de pape, d’évêque, mais auguste monarque, etc. Point de Paris, capitale du royaume. Il y a des lieux où il faut appeler Paris, Paris et d’autres où il la faut appeler capitale du royaume.

 

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Je crois que Josué a le premier du peuple de Dieu ce nom comme Jésus‑Christ le dernier du peuple de Dieu.

 

Voir l’éd. Sellier-Ferreyrolles, Pochothèque, p. 1175. Le nom de Josué est une variante de celui de Jésus : ils signifient Dieu sauve. Josué est le premier à porter ce nom dans l’histoire du peuple juif. Jésus est le dernier, car à son avènement, ce peuple cesse d’être proprement le peuple de Dieu, puisque la loi nouvelle remplace celle de Moïse.

 

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Nubes lucida obumbravit.

 

Matthieu, XVII, 5. « Adhuc eo loquente, ecce nubes lucida obumbravit eos ; et dicens : Hic est Filius meus dilectus, in quo mihoi bene complacui : ipsum audite ». Tr. de Port-Royal : « Lorsqu’il parlait encore, une nuée lumineuse les couvrit ; et il sortit une voix de cette nuée, qui fit entendre ces paroles : Celui-ci est mon Fils bien-aimé, dans lequel j’ai mis toute mon affection : écoutez-le ». Nubes lucida obumbravit est une citation, mais seul le mot obumbravit est souligné sur le manuscrit, ce qui paraît le mettre à part. Obumbrare signifie couvrir d’ombre, obscurcir. Le contraste avec lucida semble avoir frappé Pascal. Le commentaire de Port-Royal indique que « c’était l’ordinaire dans l’ancienne loi, que Dieu parlât à son peuple du milieu d’une nuée, qui servait, pour le dire ainsi, à couvrir à leurs yeux l’éclat de cette haute majesté. Mais au lieu qu’anciennement, cette nuée était obscure, celle-ci est lumineuse, comme pour marquer la différence de la vérité de la loi nouvelle, d’avec les ombres de la loi ancienne. »

 

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Saint Jehan devait convertir les cœurs des pères aux enfants, et Jésus-Christ mettre la division. Sans contradiction.

 

Saint Jehan est saint Jean Baptiste. Voir Luc, I, 17. « Et ipse praecedet ante illum in spiritu et virtute Eliae : ut convertat corda patrum in filios, et incredulos ad prudentiam justorum, parare Domino plebem perfectam ». Tr. de Port-Royal : « Et il marchera devant lui dans l’esprit et dans la vertu d’Élie, pour réunir les cœurs des pères avec leurs enfants, et rappeler les désobéissants à la prudence des justes, pour préparer au Seigneur un peuple parfait ». Commentaire de Port-Royal (qui fait ici référence à Grotius) : « Cette conversion du cœur des pères vers leurs enfants, et du cœur des enfants vers leur pères, nous marque la réunion des pères avec leurs enfants, et des enfants avec leurs pères, dans une même religion et une entière conformité de mœurs. Il est vrai qu’au temps que saint Jean s’acquitta de son ministère de précurseur de Jésus-Christ, les Juifs étaient tous, [...] dans la vraie religion, ne s’abandonnant plus comme autrefois à l’idolâtrie. Mais ils se trouvèrent cependant divisés entre eux en plusieurs sectes, dont les principales étaient celles des pharisiens, des sadducéens et des esséniens, fort opposées et animées les unes contre les autres. On peut même mettre encore de ce nombre les Samaritains, qui bien que séparés tout à fait des Juifs, étaient néanmoins comme eux dans l’attente du Messie. Toutes ces sectes ou sociétés différentes formaient de grandes divisions parmi eux, qui auraient dû être unis comme le peuple de Dieu. Ainsi les pères étaient quelquefois divisés contre leurs enfants, et les enfants contre leurs pères. Il s’agissait donc de les réunir tous ensemble dans la connaissance et dans l’adoration de celui qu’ils attendaient depuis si longtemps, de Jésus le vrai Messie. Et c’est pour cela que saint Jean est envoyé dans le monde, afin de marcher devant Jésus-Christ, et de conduire jusqu’à lui ces Juifs divisés entre eux, en réunissant les brebis dispersées de la maison d’Israël sous un seul pasteur. » La suite renvoie à saint Augustin, Cité de Dieu, XX, 29.

Luc, XII, 52-53. « Erunt neim ex hoc quinque in domo una divisi, tres in duos, et duo in tres. 53. Dividentur pater in filium, et filius in patrem suum, mater in filiam, et filia in matrem, socrus in nurum suam, et nurus in socrum suam ». Tr. de Port-Royal : « Car désormais, s’il se trouve cinq personnes dans une maison, elles seront divisées les unes des autres, trois contre deux, et deux contre trois. 53. Le père sera en division avec le fils, et le fils avec le père, la mère avec la fille, et la fille avec la mère, la belle-mère avec la belle-fille, et la belle-fille avec la belle-mère ».

Matthieu, X, 34-35. « Nolite arbitrari quia pacem venerim mittere in terram : non veni pacem mittere, sed gladium. 35. Veni enim separare hominem adversus patrem suum, et filiam adversus matrem suam, et nurum adversus socrum suam : 36. Et inimici hominis, domestici ejus ». Traduction de Port-Royal : « Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre : je ne suis pas venu y apporter la paix, mais l’épée. 35. Car je suis venu séparer l’homme d’avec son père, la fille d’avec sa mère, et la belle-fille d’avec sa belle-mère : 36. Et l’homme aura pour ennemis ceux de sa propre maison ».

Pascal pense que, tout contraires qu’ils soient dans la lettre, ces deux discours n’enferment pas de contradiction, en raison des différents sens que peuvent avoir les mots paix et guerre. La guerre s’entend des conflits que suscitera dans le monde la prédication de Jésus. La paix désigne l’état de concorde qui sera celui du royaume de Dieu. Voir dans Loi figurative les principes de la méthode d’interprétation.

 

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Les effets in communi et in particulari. Les semi-pélagiens errent en disant de in communi ce qui n’est vrai que in particulari et les calvinistes en disant in particulari ce qui est vrai in communi, ce me semble.

 

L’expression ce me semble paraît indiquer que Pascal s’applique à préciser une distinction qu’il aborde dans les Écrits sur la grâce.

Pascal, Deux pièces imparfaites sur la grâce et le concile de Trente, Introduction et notes de Louis Lafuma, Paris, Vrin, 1947, p. 71.

Semi-pélagiens : voir l’article Semi-pélagianisme de l’Encyclopédie Saint Augustin, Paris, Cerf, 2005, p. 1308-1314. Le semi-pélagianisme conçoit la relation entre la grâce et le libre arbitre de l’homme d’une manière beaucoup moins rigoureuse que la doctrine de saint Augustin, en faisant une place plus grande à la volonté humaine, dans le choix d’accepter ou de refuser la grâce de Dieu. Cette conception a vu le jour dans la Gaule du Ve siècle, mais elle a surtout connu une réapparition au XVIe siècle, lors des disputes entre les dominicains et les partisans du jésuite Molina. Les Provinciales I à IV et XVII et XVIII, ainsi que les Écrits sur la grâce sont directement opposés à cette renaissance du semi-pélagianisme.

Voir la note de l’éd. Sellier-Ferreyrolles, Pochothèque, p. 1175-1176 : si on considère l’action de la grâce in particulari, c’est-à-dire dans ses étapes et en chaque individu, on admet que la volonté participe à l’accomplissement des commandements de Dieu ; mais si on en considère le processus in communi, comme un tout, c’est la volonté de Dieu qui fait opérer la grâce dans les âmes. L’erreur des semi-pélagiens consiste en ce qu’ils considèrent que la volonté de l’homme a l’initiative du processus. Quant aux calvinistes, selon Pascal, ils admettent que la volonté humaine n’a aucune action dans le processus, qu’il soit considéré in communi ou in particulari.

Voir dans OC III, éd. J. Mesnard, la Lettre sur la possibilité des commandements, Mouvement initial, 2, Début de la Lettre : rédaction élaborée, § 38-41, OC III, p. 658-659.

« Car comme on peut considérer la justification de deux manières l’une dans ses effets particuliers, et l’autre dans tous ses effets en commun, on en peut aussi parler de deux manières différentes. Qui doute qu’on puisse considérer la première lumière de la foi séparément, et les actions qui en naissent séparément ? Mais qu’on puisse aussi considérer et la foi et les œuvres en commun et comme en un corps, et ainsi en parler diversement ? C’est ainsi que fait saint Augustin, lorsque, pour s’accommoder à ceux à qui il parle, il dit : On peut distinguer la foi d’avec les œuvres, comme on distingue dans le royaume des Hébreux Juda d’avec Israël, quoique Juda fût d’Israël.

39. N’est-ce pas ainsi que saint Thomas, parlant de la prédestination gratuite, sur laquelle vous n’avez point de difficulté, dit qu’on la peut considérer, ou en un commun, ou dans ses effets particuliers et en parler ainsi en deux manières contraires ; en la considérant dans ses effets, on peut leur alléguer des causes ; les premiers étant les causes méritoires des seconds et les seconds la cause finale des premiers ; mais qu’en les considérant tous en commun, ils n’ont aucune cause que la volonté divine ; c’est-à-dire, comme il l’explique, que la grâce est donnée pour mériter la gloire et que la gloire est donnée parce qu’on l’a méritée par la grâce ; mais le don de la gloire et de la grâce ensemble en commun n’a aucune cause que la volonté divine.

40. Ainsi, si nous considérons la vie chrétienne, qui n’est autre chose qu’un saint désir, selon saint Augustin, nous trouverons, et que Dieu prévient l’homme et que l’homme prévient Dieu ; que Dieu donne sans qu’on demande, et que Dieu donne ce qu’on demande ; que Dieu opère sans que l’homme coopère, et que l’homme coopère avec Dieu ; que la gloire est une grâce et une récompense ; que Dieu quitte le premier, et que l’homme quitte le premier ; que Dieu ne peut sauver l’homme sans l’homme, et que ce n’est nullement de l’homme qui veut et qui court, mais seulement de Dieu qui fait miséricorde.

41. Par où vous voyez que presque tout ce que les semi-pélagiens ont dit de la justification en commun, est véritable de ses effets particuliers. Et qu’ainsi on peut dire les mêmes choses qu’eux sans être de leur sentiment, à cause des différents objets des mêmes propositions ; et qu’ainsi toutes les expressions suivantes sont communes à saint Augustin et à ses adversaires :

42. Les commandements sont toujours possibles aux justes ; Dieu ne nous sauve point sans notre coopération ; nous garderons les commandements si nous voulons ; il est en notre pouvoir de garder les commandements ; il est en notre pouvoir de changer notre volonté en mieux ; la gloire est donnée aux mérites ; demandez et vous recevrez ; j’ai attendu le Seigneur ; j’ai prévenu le Seigneur ; tous les hommes ne sont pas sauvés, parce qu’ils ne le veulent pas ; Dieu ne quitte point, s’il n’est quitté ; Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, etc.

43. Tous les discours de cette sorte sont communs aux deux parties, saint Augustin l’eût dit aussi bien que ses ennemis. Et comment ne le ferait-il pas, vu que la plupart sont de l’Écriture sainte ?

44. Mais les expressions contraires sont particulières à saint Augustin et à ses disciples, comme : Le salut ne dépend que de Dieu ; la gloire est gratuite ; ce n’est ni de celui qui veut ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde ; ce n’est point par les œuvres que nous sommes sauvés, mais par la vocation ; c’est Dieu qui opère le vouloir et l’action suivant son bon plaisir ; les commandements ne sont pas toujours possibles ; la grâce n’est pas donnée à tous ; tous les hommes ne sont pas sauvés, non parce qu’ils ne le veulent pas, mais parce que Dieu ne veut pas ; chaque action que nous faisons en Dieu est faite en nous par Dieu même.

45. Toutes celles de cette sorte sont propres à saint Augustin ; de sorte que, par un merveilleux avantage pour sa doctrine, les expressions semi-pélagiennes sont aussi augustiniennes, mais non pas au contraire. »

On vérifie ainsi que « les semi-pélagiens errent en disant de in communi ce qui n’est vrai que in particulari ».

Le cas des calvinistes est différent, mais symétrique : ils disent « in particulari ce qui est vrai in communi ». Par exemple, ils entendent la proposition le salut ne dépend que de Dieu non pas in communi, comme le font les pélagiens, mais in particulari, c’est-à-dire que, pour chaque individu, ils considèrent que tout dans le salut est l’œuvre de Dieu, autrement dit que la volonté de l’homme n’est pour rien dans son salut, ce qui est incompatible avec les principes de la religion chrétienne, comme l’indique le début du Traité de la prédestination, 2, OC III, éd. J. Mesnard, p. 781, qui insiste sur la coopération de la volonté de l’homme avec celle de Dieu dans l’œuvre du salut : « il est constant que ceux qui sont sauvés ont voulu l’être et que Dieu aussi l’a voulu ». Dans la troisième mouture de ce Traité, OC III, éd. J. Mesnard, p. 798, Pascal précise bien que, selon les calvinistes, « Dieu n’a voulu sauver que ceux qu’il avait créés pour les sauver » et « qu’il a voulu damner ceux qu’il avait créés pour les damner », « de sorte que la grâce opère seule » et que le libre arbitre est « comme une matière morte en son action ».

La note 2 de OC III, éd. J. Mesnard, p. 658, renvoie à Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, q. 23, a. 5, qui explique les modes in particulari et in communi.

Voir le commentaire de Jean Mesnard, OC IV, p. 561, sur l’origine de cette distinction : Pascal a été conduit à cette distinction thomiste par la lecture de la Lettre d’un abbé à un président d’Amable de Bourzeis. J. Mesnard fait aussi un renvoi à la Première apologie pour Jansénius et à l’Apologie pour les saints Pères d’Arnauld, qui ne donnent cependant pas la considération des effets.