Fragment Souverain bien n° 1 / 2 – Le papier original est perdu
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Souverain bien n° 201 p. 65 / C2 : p. 91
Éditions savantes : Faugère II, 96, XIV / Havet XXV.33 / Brunschvicg 361 / Le Guern 137 / Lafuma 147 / Sellier 180
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Bibliographie ✍
ARNAULD Antoine, Seconde apologie pour Jansénius, Livre III, ch. XVII, Œuvres, XVII, p. 316 sq. CARRAUD Vincent, Pascal et la philosophie, Paris, Presses Universitaires de France, 1992. CATALANO Chiara, “Remarques sur le fragment L. 147 : Pascal et Jansénius contre les stoïciens”, Courrier du Centre international Blaise Pascal, 34, 2012, p. 7-12. DU VAIR Guillaume, Philosophie morale des stoïques, éd. Michaux, Paris, Vrin 1946. JANSÉNIUS, Augustinus, De statu purae naturae, II, VIII, Ostenditur insania philosophorum naturalem beatitudinem sibi machinantium in ea quam putabant esse puram naturam. Superbia singularis tantum naturae etiam purae viribus tribuere, t. 2, éd. Louvain, 1640, col. 819 sq. LAPORTE Jean, La Doctrine de Port-Royal : la Morale, 2 vol., Vrin, Paris, 1951-1952. LONG et SEDLEY, Les philosophies hellénistiques, II, Les stoïciens, Paris, Garnier-Flammarion, 1987. MONTAIGNE, Essais, II, ch. III, Coutume de l’île de Céa, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 369-370. RIVAUD Albert, Histoire de la philosophie, I, Des origines à la scolastique, Paris, Presses Universitaires de France, 1948, p. 406. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 83 sq. SÉNÈQUE, Entretiens, Lettres à Lucilius, Paris, R. Laffont, p. 650. |
✧ Éclaircissements
Dispute du souverain bien.
Dispute signifie ici controverse : Pascal fait allusion aux différentes conceptions que les philosophes de l’Antiquité, platoniciens, stoïciens, épicuriens, aristotéliciens, ont soutenues les uns contre les autres. Pascal s’est informé sur ce point par la lecture de Montaigne.
Laf. 626, Sel. 519. Recherche du vrai bien.
Le commun des hommes met le bien dans la fortune et dans les biens du dehors ou au moins dans le divertissement.
Les philosophes ont montré la vanité de tout cela et l'ont mis où ils ont pu.
Voir la présentation de cette dispute des philosophes sur le souverain bien, notamment Platon et Épictète, dans Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 83 sq. Sur la manière dont, selon saint Augustin comme selon Pascal, ces philosophes s’entredéchirent, voir p. 87-89.
Long et Sedley, Les philosophies hellénistiques, II, Les stoïciens, Paris, Garnier-Flammarion, 1987, p. 450 sq. Les philosophes de l’Antiquité sont à peu près d’accord sur la définition de la fin dernière comme ce en vue de quoi tout est fait, mais qui n’est pas lui-même en vue d’autre chose : p. 496. Parmi les biens, certains sont des fins, d’autres des moyens, d’autres les deux ; les vertus sont des biens à la fois comme moyens et comme fins : p. 450-451. En revanche, l’accord cesse sur ce qu’il faut poser comme souverain bien avec précision.
D’après Dossier de travail (Laf. 408, Sel. 27), Montaigne compte 280 sortes de souverain bien.
Sur les différentes doctrines à l'égard du souverain bien : voir Cicéron, Acad. II, Les Stoïciens, éd. Schuhl, Pléiade, p. 248 sq.
Arnauld Antoine, Seconde apologie pour Jansénius, Livre III, ch. XVII, Œuvres, XVII, p. 316 sq. Voir l'analyse de Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal La morale, I, p. 111 sq. Voir p. 316. Même dans la morale laïque, « tous les philosophes demeurent d'accord, comme d'une maxime indubitable, que la nature du souverain bien, quel qu'il soit, est d'être recherché pour lui-même, et toutes les autres choses pour lui ; en sorte que nous lui rapportions toutes les actions de notre vie ». Arnauld cite Aristote, Morale, I, 1 ; les platoniciens, Cicéron, De finibus, II et V, « le souverain bien est celui auquel il faut tout rapporter, et qu'il ne faut rapporter à autre chose ». D'autre part, celui qui l'ignore ignore la manière dont il doit vivre. Voir p. 317 : « Ce qui suffirait pour condamner toutes les actions des infidèles ; puisque n'ayant point connu le souverain bien des hommes, qui est la jouissance de Dieu dans une éternelle vie, il est impossible qu'il ne se soient égarés dans toutes leurs actions, par la concession même de ce païen » (sc. Cicéron). « Toutes nos actions doivent être rapportées à notre souverain bien, quel qu'il puisse être : ce qui est la même chose que de dire que nous ne devons entreprendre aucune action particulière, que par un mouvement d'amour envers le bien suprême, dont la jouissance nous rend heureux. Or la raison, non plus que la foi, ne nous permet de douter que Dieu seul ne soit notre souverain bien ; puisqu'on ne peut manquer d'être heureux en possédant le souverain bien, et que notre nature soit si élevée que la possession de Dieu seul la peut rendre heureuse ; et par conséquent nous sommes obligés de rapporter à Dieu toutes nos actions » : p. 317.
Ut sis contentus temetipso et ex te nascentibus bonis.
Cette citation de Sénèque, Épître à Lucilius, XX, 8, « Afin que tu sois satisfait de toi-même et des biens qui naissent de toi », résume la morale stoïcienne. Voir la tr. de P. Veyne, Sénèque, Entretiens, Lettres à Lucilius, Paris, R. Laffont, p. 650 : « Voici donc où doivent tendre tes réflexions, tes soins, tes vœux, en faisant remise au dieu de tout autre souhait : vis content de toi-même et des biens qui naissent de toi. » La note indique que le sens est qu’il suffit d’avoir pris une décision juste, fût-elle toute personnelle, et de passer aux actes pour faire par là même du bien aux autres hommes.
Pascal met plutôt l’accent sur l’idée que les stoïciens pensent qu’il est possible que naisse un bien de la nature de l’homme, telle qu’elle est. La citation est donc une critique implicite de l’orgueil stoïcien.
Il y a contradiction, car ils conseillent enfin de se tuer.
Ils désigne les philosophes stoïciens.
Voir Carraud Vincent, Pascal et la philosophie, p. 201- 213, sur la critique des stoïciens par Pascal.
Rivaud Albert, Histoire de la philosophie, I, Des origines à la scolastique, Paris, Presses Universitaires de France, 1948, p. 406. L’apologie du suicide chez les stoïciens est l’un des paradoxes de leur philosophie. Puisque la mort est parmi les choses indifférentes, pourquoi serait-il défendu de s’ôter librement la vie ? Le suicide n’a rien de contraire au « convenable » tel que l’entendent les stoïciens. Quand le sage sait que la raison lui a fait en lui tout le possible, quand il a perdu sa patrie ou ses amis, quand il ressent une souffrance trop cruelle, s’il est atteint d’un mal incurable, mettant en péril la raison elle-même, pourquoi ne quitterait-il pas la vie, même quand il jouit encore du bonheur ? Le sage s’en va quand il a rempli son rôle dans la vie, quand celle-ci lui devient importune, quand la maladie ruine son corps, quand il risque d’être forcé par un tyran à des actes honteux.
Long et Sedley, Les philosophies hellénistiques, II, Les stoïciens, Paris, Garnier-Flammarion, 1987, p. 546 sq., cite Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 130 : les stoïciens « disent que le sage commettra un suicide raisonnable à la fois pour sa patrie et pour ses amis, s’il est victime d’une douleur trop grand, d’une mutilation ou d’une maladie incurable ». Voir le commentaire p. 550 sq. Lorsque le sage se heurte à une prépondérance de choses contre la nature, maladie chronique, douleur persistante, pauvreté, perte de parents, il ne peut pas vivre en accord avec la nature de l’homme en général ; le suicide devient alors la fonction propre du sage. La rationalité du suicide « au bon moment » est une doctrine célèbre des stoïciens. Sous l’empire romain, un grand nombre de citoyens, stoïciens en vue, opposés au régime, mirent fin à leurs jours de cette manière : p. 551. Cette position est-elle une doctrine ou un précepte (les doctrines sont génériques, les préceptes sont des recommandations spécifiques adressées à un individu) ?
La mort avantageuse : Montaigne, Essais, II, ch. III, Coutume de l’île de Céa, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 369-370 : « Les stoïciens disent que c’est vivre convenablement à nature, pour le sage, de se départir de la vie, encore qu’il soit en plein heur, s’il le fait opportunément ; et au fol de maintenir sa vie, encore qu’il soit misérable, pourvu qu’il soit en la plus grande part des choses qu’ils disent être selon nature ». Voir Cicéron, De finibus, III, 18.
Ce point de l’attitude des Stoïciens face à la mort a aussi été souligné par Guillaume Du Vair, Philosophie morale des stoïques, éd. Michaux, p. 96 sq.
La contradiction dont parle Pascal est exprimée avec vigueur par Jansénius, Augustinus, De statu purae naturae, II, VIII, Ostenditur insania philosophorum naturalem beatitudinem sibi machinantium in ea quam putabant esse puram naturam. Superbia singularis tantum naturae etiam purae viribus tribuere, t. 2, éd. Louvain, 1640, col. 819 sq. : « O vitam scilicet beatissimam sapientis, qua ut fruatur mortis quaerit auxilium ! » (voir la note suivante).
Ô quelle vie heureuse dont on se délivre comme de la peste !
Référence possible : voir ci-dessus, Jansénius, Augustinus, ... : « O vitam scilicet beatissimam sapientis, qua ut fruatur mortis quaerit auxilium ! ». Le Guern, Pléiade II, p. 1367, traduit : « Ô vie évidemment très heureuse, dont on cherche à jouir par le secours de la mort ! ». En fait, Pascal reprend à travers Jansénius la Lettre 155-52 de saint Augustin, dont une phrase semble annoncer ce fragment : « ab illa beata vita, tamquam ab aliqua peste liberatus ». Voir sur ce texte l’étude de Catalano Chiara, “Remarques sur le fragment L. 147 : Pascal et Jansénius contre les stoïciens”, Courrier du Centre international Blaise Pascal, 34, 2012, p. 7-12. Ce passage a été utilisé par saint Augustin et Jansénius avant Pascal. C. Catalano procède à la comparaison entre les différentes versions qu’elle a relevées, chez saint Augustin d’une part, Epistola 155, 1, 3, et chez Jansénius d’autre part.
Voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 83.
La peste est mentionnée parmi les biens dans le fragment suivant, Souverain bien 2 (Laf. 148, Sel. 181).
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 231.
Le texte le plus anti-stoïcien, de ce point de vue, est la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, qui montre que, même dans la souffrance, le chrétien peut trouver un sens à son mal, qui lui interdit de chercher le soulagement dans la mort.
Mais l’idée que l’on peut chercher le souverain bien jusque dans la mort n’est pas seulement le fait des stoïciens, dans Souverain bien 2 (Laf. 148, Sel. 181), Pascal souligne que c’est la signification profonde du suicide : l’homme qui se tue recherche paradoxalement le bonheur même dans la mort : Tous les hommes recherchent d'être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu'ils y emploient ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre et que les autres n'y vont pas est ce même désir qui est dans tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté [ne] fait jamais la moindre démarche que vers cet objet, c'est le motif de toutes les actions de tous les hommes jusqu'à ceux qui vont se pendre.
La tournure exclamative en Ô, pour marquer un ton ironique, se trouve dans les Provinciales et dans certains fragments préparatoires aux Provinciales. Voir RO 389 (Laf. 958, Sel. 793).