Fragment Commencement n° 2 / 16 – Papier original : RO 63-11
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Commencement n° 217 p. 77 / C2 : p. 103
Éditions de Port-Royal : Chap. VIII - Image d’un homme qui s’est lassé de chercher Dieu : 1669
et janv. 1670 p. 64 / 1678 n° 1 p. 65-66
Éditions savantes : Faugère II, 19 / Havet XIV.1 / Brunschvicg 211 / Tourneur p. 225-1 / Le Guern 141 / Lafuma 151 / Sellier 184
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Bibliographie ✍
KOLAKOWSKI Leszek, Dieu ne nous doit rien, Brève remarque sur la religion de Pascal et l’esprit du jansénisme, Paris, Albin Michel, 1997, p. 172 sq. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993. Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 202. SELLIER Philippe, “Salomon de Tultie : l’ombre portée de l’Ecclésiaste dans les Pensées”, Port-Royal et la littérature, 2e édition, Paris, Champion, 2010, p. 221-237. |
✧ Éclaircissements
Nous sommes plaisants de nous reposer dans la société de nos semblables, misérables comme nous, impuissants comme nous. Ils ne nous aideront pas.
Être plaisant est une formule fréquente sous la plume de Pascal, pour qualifier une conduite marquée par la vanité, et qui ne mérite que la dérision. Mais souvent, sous le plaisant se dissimule la misère, si bien que le mot peut prendre une nuance d’amertume.
Vanité 21 (Laf. 33, Sel. 67). Ce qui m’étonne le plus est de voir que tout le monde n’est pas étonné de sa faiblesse. On agit sérieusement et chacun suit sa condition, non pas parce qu’il est bon en effet de la suivre puisque la mode en est, mais comme si chacun savait certainement où est la raison et la justice. On se trouve déçu à toute heure, et par une plaisante humilité on croit que c’est sa faute et non pas celle de l’art qu’on se vante toujours d’avoir.
Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78). Plaisante raison qu’un vent manie et à tout sens !
Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94). Plaisante justice qu’une rivière borne ! [...] Mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point. Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut‑il rien de plus plaisant qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au‑delà de l’eau et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n’en aie aucune avec lui ?
Laf. 794, Sel. 647. C’est une plaisante chose à considérer de ce qu’il y a des gens dans le monde qui ayant renoncé à toutes les lois de Dieu et de la nature, s’en sont fait eux-mêmes auxquelles ils obéissent exactement comme par exemple les soldats de Mahomet, etc., les voleurs, les hérétiques etc et ainsi les logiciens.
On mourra seul.
Il faut donc faire comme si on était seul.
Laf. 668, Sel. 547. Chacun est un tout à soi‑même, car lui mort le tout est mort pour soi. Et de là vient que chacun croit être tout à tous. Il ne faut pas juger de la nature selon nous mais selon elle.
Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 202. Remarque sur le fait que la règle on mourra seul, donc il faut faire comme si on était seul est difficilement compatible avec la règle aimez-vous les uns les autres. Havet remarque aussi que Port-Royal mêle ce fragment avec un autre qui n'a aucun rapport avec lui : VIII. Image d’un homme qui s’est lassé de chercher Dieu par le seul raisonnement, et qui commence à lire l’Écriture : « En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, et ces contrariétés étonnantes qui se découvrent dans sa nature, et regardant tout l’univers muet, et l’homme sans lumière, abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l’univers, sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant ; j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître où il est, et sans avoir aucun moyen d’en sortir. Et sur cela j’admire comment on n’entre pas en désespoir d’un si misérable état. Je vois d’autres personnes auprès de moi de semblable nature. Je leur demande s’ils sont mieux instruits que moi, et ils me disent que non. Et sur cela ces misérables égarés ayant regardé autour d’eux, et ayant vu quelques objets plaisants s’y sont donnés, et s’y sont attachés. Pour moi je n’ai pu m’y arrêter, ni me reposer dans la société de ces personnes semblables à moi, misérables comme moi, impuissantes comme moi. Je vois qu’ils ne m’aideraient pas à mourir : je mourrai seul : il faut donc faire comme si j’étais seul : or si j’étais seul, je ne bâtirais pas des maisons, je ne m’embarrasserais point dans des occupations tumultuaires, je ne chercherais l’estime de personne, mais je tâcherais seulement de découvrir la vérité [...]. »
Saint-Cyran, Lettres, éd. Donetzkoff, I, p. 139, lettre à la mère Angélique Arnauld. « Dites-lui de ma part qu'elle doit s'appuyer sur Dieu et non point sur les créatures elles ne sont toutes que de l'herbe, quelque belles et éclatantes qu'elles paraissent. Le moindre soleil les sèche, comme on le voit tous les jours en la personne des plus grands princes, qui meurent en la fleur de leur âge, sur lesquels plusieurs personnes s'appuient en leurs prétentions temporelles. »
Kolakowski Leszek, Dieu ne nous doit rien, Brève remarque sur la religion de Pascal et l’esprit du jansénisme, Paris, Albin Michel, 1997, p. 172 sq. Il s’agit pour Pascal de faire prendre conscience au lecteur que la mort qui m’attend est la mienne.
Le fait que l’homme est toujours seul dans sa misère, et que la présence autour de lui d’autres hommes qui se trouvent dans la même misère ne le sauve pas de l’isolement est exprimé dans le monologue du fragment Transition 3 (Laf. 198, Sel. 229). En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout l’univers muet et l’homme sans lumière abandonné à lui‑même, et comme égaré dans ce recoin de l’univers sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître et sans moyen d’en sortir. Et sur cela j’admire comment on n’entre point en désespoir d’un si misérable état. Je vois d’autres personnes auprès de moi d’une semblable nature. Je leur demande s’ils sont mieux instruits que moi. Ils me disent que non et sur cela ces misérables égarés, ayant regardé autour d’eux et ayant vu quelques objets plaisants s’y sont donnés et s’y sont attachés. Pour moi je n’ai pu y prendre d’attache et considérant combien il y a plus d’apparence qu’il y a autre chose que ce que je vois j’ai recherché si ce Dieu n’aurait point laissé quelque marque de soi.
♦ Suites littéraires
Voir dans les romans d’André Malraux des prolongements de cette réflexion de Pascal, particulièrement les dernières pages de La voie royale, le passage dans lequel Claude Vannec tente vainement de rompre l’isolement de Perken en train de mourir, et dans La condition humaine (le titre est inspiré des Pensées), l’épisode au cours duquel Katow donne sa part de poison à ses compagnons condamnés comme lui à la mort, acceptant de mourir brûlé vif dans la chaudière d’une locomotive pour trouver une sorte de fraternité dans ses derniers moments. L’œuvre de Malraux est en grande partie une recherche d’un impossible dépassement du on mourra seul de Pascal.
Eugène Ionesco a sans doute aussi pensé à ce texte de Pascal lorsqu’il a écrit sa pièce Le roi se meurt.
Et alors bâtirait‑on des maisons superbes, etc.
Sellier Philippe, “Salomon de Tultie : l’ombre portée de l’Ecclésiaste dans les Pensées”, Port-Royal et la littérature, 2e édition, Paris, Champion, 2010, p. 221-237. Allusion aux trésors amassés par Salomon, d’après le chapitre XXII de l’Ecclésiaste : « J’ai fait des ouvrages magnifiques, j’ai bâti des maisons, j’ai planté des vignes. J’ai fait des jardins et des clos où j’ai mis toutes sortes d’arbres. J’ai fait faire des réservoirs [...]. Et tournant les yeux vers tous les ouvrages que mes mains avaient faits, et tous les travaux où j’avais pris une peine si inutile, j’ai reconnu qu’il n’y avait que vanité et affliction d’esprit dans toutes ces choses, et que rien n’est stable sous le soleil » : p. 229.
Commentaire de la Bible de Sacy sur ce chapitre de l’Ecclésiaste :
« Si nous considérons avec soin cette description si particulière que Salomon fait de ses ouvrages, nous y trouverons tout ce que le monde estime le plus : la magnificence des bâtiments, la beauté des jardins, la foule des serviteurs et des officiers, enfin tout ce qui peut être l’objet des esprits les plus ambitieux.
Mais cette recherche des commodités et des plaisirs de la vie, attachée à des dépenses plus grandes souvent qu’on ne pourrait faire, n’est pas seulement propre aux grands ; elle est commune à tous les hommes. C’est une maladie de la nature, qui est égale dans sa cause et qui se diversifie dans ses effets, selon les richesses et la qualité de chaque personne. On aime à bâtir ; on aime à planter et à cultiver des jardins. On les embellit au-delà de ce que la modération semblerait le demander. Et après que l’on y a mis son affection et son plaisir durant quelques années, on s’y accoutume, on s’en dégoûte, et on reconnaît par expérience qu’on s’est mépris dans cette grande ardeur avec laquelle on s’y était porté ; et que ce ne sont point là des choses qui rendent heureux.
Ce n’est point la raison seule, c’est l’expérience même qui nous doit convaincre de cette grande vérité : puisqu’un prince si grand et si favorisé de Dieu, après avoir fait tant d’ouvrages les plus magnifiques qui furent jamais, ne craint pas de dire que se retournant vers les travaux où il avait pris une peine si inutile, il avait reconnu qu’il n’y avait que vanité et affliction d’esprit dans toutes ces choses. »
Laf. 626, Sel. 519. Recherche du vrai bien.
Le commun des hommes met le bien dans la fortune et dans les biens du dehors ou au moins dans le divertissement.
Les philosophes ont montré la vanité de tout cela et l’ont mis où ils ont pu.
On chercherait la vérité sans hésiter.
Sans hésiter est une addition.
Pascal a évoqué dans d’autres fragments les hésitations que certains incrédules ressentent devant la recherche. Voir Ordre 3 (Laf. 5, Sel. 39) : Une lettre d’exhortation à un ami pour le porter à chercher. Et il répondra : Mais à quoi me servira de chercher ? Rien ne paraît. Et lui répondre : Ne désespérez pas. Et il répondrait qu’il serait heureux de trouver quelque lumière, mais que selon cette religion même, quand il croirait ainsi, cela ne lui servirait de rien et qu’ainsi il aime autant ne point chercher. Et à cela lui répondre : La machine.
Commencement 8 (Laf. 158, Sel. 190). Par les partis vous devez vous mettre en peine de rechercher la vérité, car si vous mourez sans adorer le vrai principe vous êtes perdu. Mais, dites‑vous, s’il avait voulu que je l’adorasse il m’aurait laissé des signes de sa volonté. Aussi a‑t‑il fait, mais vous les négligez. Cherchez-les donc ; cela le vaut bien.
Et si on le refuse, on témoigne estimer plus l’estime des hommes, que la recherche de la vérité.
Conclusion difficile à interpréter. Elle se comprend par le fait que, comme l’indique le fragment Laf. 626, Sel. 519, dans la recherche du vrai bien, le commun des hommes met le bien dans la fortune et dans les biens du dehors ou au moins dans le divertissement. En d’autres termes, le refus de consacrer son temps à la recherche de la vérité est immédiatement assimilé à la volonté de plaire au monde en se laissant aller au divertissement.