Fragment Conclusion n° 1 / 6  – Papier original : RO 489-4

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Conclusion n° 369 p. 185 / C2 : p. 217

Éditions savantes : Faugère I, 230, CLXXI / Havet XXV.21 / Brunschvicg 280 / Tourneur p. 296-1 / Le Guern 357 / Lafuma 377 / Sellier 409

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Bibliographie

 

 

DESCOTES Dominique, “La conclusion du projet d’Apologie de Pascal”, Op. cit., 2, Publications de l’Université de Pau, novembre 1993, p. 47-53.

LE GUERN Michel et Marie-Rose, Les Pensées de Pascal, de l’anthropologie à la théologie, Paris, Larousse, 1972.

MARION Jean-Luc, “De connaître à aimer : l’éblouissement”, Communio, III/4, 1978.

MESNARD Jean, “Pascal et le problème moral”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, p. 355-362.

SHIOKAWA Tetsuya, “Les limites de l’apologétique pascalienne”, in Entre foi et raison : l’autorité, Paris, Champion, 2012, p. 167-174.

 

 

Éclaircissements

 

Qu’il y a loin de la connaissance de Dieu à l’aimer.

 

Sur l’amour de Dieu, voir Morale chrétienne 22 (Laf. 373, Sel. 405) et la Xe Provinciale.

Il y a là un paradoxe : en lisant ce fragment, on a l’impression que l’on va de la connaissance à l’amour, même s’il y a loin de l’un à l’autre. En fait, c’est que la connaissance doit être précédée par l’amour. Il n’y a pas seulement loin, il n’y a pas de connaissance si l’amour n’a pas d’abord fait le travail qui produit la connaissance.

Mesnard Jean, “Pascal et le problème moral”, p. 355-362. Qu’est-ce qu’aimer Dieu ? L’élément affectif n’est pas le plus important. Les éléments intellectuels et volontaires tiennent la place essentielle. Aimer Dieu, d’une façon générale, c’est se conformer à sa volonté, adopter une attitude de recherche de la vérité morale. Résoudre un cas de conscience ne consiste pas à choisir entre des probabilités, mais à chercher une vérité. La vraie morale selon Pascal : p. 359 sq.

Gouhier Henri, B. Pascal. Conversion et apologétique, p. 30 sq. Ce n’est pas la connaissance de Dieu qui déclenche l’amour de Dieu, mais l’amour qui, en nous portant vers lui, rend possible la connaissance de Dieu. Quand Pascal parle de connaissance de Dieu et d’amour de Dieu, il ne parle pas du même Dieu : p. 31. L’apologiste comme Pascal peut enrichir la connaissance de Dieu, mais il y a très loin de là à l’aimer, si loin que l’apologétique ne peut franchir la distance : p. 37.

Commentaire de la Bible de Port-Royal sur le premier commandement, sur Matthieu, XXII, 36 : « Aimer Dieu en cette sorte, c’est rapporter toutes les pensées de son esprit, tous les mouvements de son cœur, et toutes les actions de sa vie à celui de qui ont tient et son esprit, et son cœur, et sa propre vie. » ; Sacy renvoie à saint Augustin, De doctrina christiana, I, 22. « Ainsi, selon la pensée du même saint, tout homme, pour le dire ainsi, est obligé par ce précepte d’aimer Dieu ; c’est-à-dire qu’il ne doit point y avoir aucune partie, ni dans l’homme, ni dans toute l’étendue de la vie de l’homme, qui ne soit remplie de l’amour de Dieu. Au moment donc, ajoute ce Père, que quelque objet se présente à notre esprit pour lui demander notre amour, il doit être comme absorbé en cet amour dominant qui règne en nous, et rapporté uniquement à cet objet souverain, où se porte toute l’impétuosité de notre cœur [...]. C’est pour cela que le Fils de Dieu dit à ce docteur que le commandement d’aimer Dieu était le premier et le plus grand, parce que c’est à celui-là que tous les autres doivent être rapportés ».

 

Peut-on aimer Dieu sans le connaître ?

 

En principe, ignoti nulla cupido : on ne désire pas ce que l’on ne connaît pas. Il semble en résulter que l’on ne peut pas aimer Dieu si on ne le connaît pas.

Peut-on aimer Dieu par la seule lumière naturelle ? Descartes, par exemple, semble bien penser que c’est possible. Voir sa lettre à Chanut du 1er février 1647, Œuvres philosophiques, éd. Alquié, II, p. 709. Question posée à Descartes par Chanut. Voir la réponse de Descartes p. 714 sq. Descartes, considérant que « les attributs de Dieu qu’on considère le plus ordinairement sont si relevés au-dessus de nous, que nous ne concevons en aucune façon qu’ils nous puissent être convenables, ce qui est cause que nous ne nous joignons point à eux de volonté », et « qu’il n’y a rien en Dieu d’imaginable », trouve compréhensible que « quelques philosophes se persuadent qu’il n’y a que la religion chrétienne qui, nous enseignant le mystère de l’Incarnation, par lequel Dieu s’est abaissé jusqu’à se rendre semblable à nous, fait que nous sommes capables de l’aimer », en dehors de quoi il n ‘y a que de l’idolâtrie ; cependant, il ajoute : « je ne fais aucun doute que nous ne puissions véritablement aimer Dieu par la seule force de notre nature. Je n’assure point que cette amour soit méritoire sans la grâce, je laisse démêler cela aux théologiens ; mais j’ose dire qu’au regard de cette vie, c’est la plus ravissante et la plus utile passion que nous puissions avoir ; et même qu’elle peut être la plus forte, bien qu’on ait besoin, pour cela d’une méditation fort attentive, à cause que nous sommes continuellement divertis par la présence des autres objets ».

Mais d’un autre côté, comme dit saint Augustin, De gratia contra Faustum, XVIII : « Non intratur in veritatem, nisi per caritatem ». Voir aussi saint Augustin, Tract. 97 in Joan. « Non diligitur quod penitus ignoratur ; sed cum diligit quod ex quantulacumque parte cognoscitur, ipsa efficitur dilectione, ut melius et plenius cognoscatur ».

Mais peut-on aimer Dieu sans le connaître ? Voir Arnauld Antoine, Seconde apologie de Jansénius, III, XVII, Œuvres, XVII, p. 318. « Ce serait une étrange pensée de s’imaginer que l’on pût rapporter une action à Dieu, sans le connaître et sans l’aimer. »

Voir Arnauld Antoine, Seconde apologie de Jansénius, III, XVIII, Œuvres, XVII, p. 322. Les philosophes païens qui ont connu Dieu sans l’aimer en sont devenus pires. « Il ne faut pas croire qu’encore que cette connaissance des choses invisibles fût en eux un don de Dieu, ... que c’était Dieu qui les leur avait manifestées, elle leur donnât pour cela la puissance de l’aimer » : p. 322. Saint Fulgence dit que la grâce donne à la fois connaissance et amour de Dieu ; mais les philosophes se sont aveuglés eux-mêmes « par une folle présomption qui fait que l’homme superbe s’attribue le don de Dieu ». Pour Arnauld, toute autre connaissance de Dieu que par la grâce n’allume pas l’amour ; elle éclaire l’esprit sans changer le cœur.

Peut-on connaître Dieu sans l’aimer ? Pascal ne le pense pas ; il est en cela dans la lignée augustinienne.

C’est parce que le cœur a un ordre à part que donner une connaissance ne conduit pas vraiment à Dieu. L’apologie dit quelles sont les raisons de croire, mais elle ne fait pas croire ni aimer Dieu. Tout le vrai travail reste à faire.

Gheeraert Tony, Le chant de la grâce. Port-Royal et le poésie d’Arnauld d’Andilly à Racine, p. 171 sq. Il faut relier cette formule au fragment Preuves de Jésus-Christ 1 (Laf. 298, Sel. 329) : Le cœur a son ordre, l’esprit a le sien qui est par principe et démonstration. Le cœur en a un autre, on ne prouve pas qu’on doit être aimé en exposant d’ordre les causes de l’amour, cela serait ridicule. Il est inutile de recenser froidement toutes les raisons que l’on a d’aimer Dieu si cette science demeure extérieure à la volonté : c’est plutôt le poète qui doit parler pour toucher le cœur que le théologien qui doit énoncer doctement l’Écriture.

De l’Esprit géométrique, 2, De l’art de persuader, § 3-5, OC III, p. 413-414, § 3, traite directement du problème de la manière dont l’amour de Dieu doit précéder la connaissance qu’on en a pour être véritable. « Je ne parle pas ici des vérités divines, que je n’aurais garde de faire tomber sous l’art de persuader, car elles sont infiniment au-dessus de la nature : Dieu seul peut les mettre dans l’âme, et par la manière qu’il lui plaît.

Je sais qu’il a voulu qu’elles entrent du cœur dans l’esprit, et non pas de l’esprit dans le cœur, pour humilier cette superbe puissance du raisonnement, qui prétend devoir être juge des choses que la volonté choisit, et pour guérir cette volonté infirme, qui s’est toute corrompue par ses sales attachements. Et de là vient qu’au lieu qu’en parlant des choses humaines on dit qu’il les faut connaître avant que de les aimer, ce qui a passé en proverbe, les saints au contraire disent en parlant des choses divines qu’il les faut aimer pour les connaître, et qu’on n’entre dans la vérité que par la charité, dont ils ont fait une de leurs plus utiles sentences. »

C’est pourquoi, à la limite, on peut aimer Dieu et croire en lui sans raisonnement :

Conclusion 4 (Laf. 380, Sel. 412). Ne vous étonnez pas de voir des personnes simples croire sans raisonnement, Dieu leur donne l’amour de soi et la haine d’eux-mêmes, il incline leur cœur à croire ; on ne croira jamais d’une créance utile et de foi si Dieu n’incline le cœur et on croira dès qu’il l’inclinera. Et c’est ce que David connaissait bien. Inclina cor meum Deus in, etc.

Conclusion 6 (Laf. 382, Sel. 414). Ceux que nous voyons chrétiens sans la connaissance des prophéties et des preuves ne laissent pas d’en juger aussi bien que ceux qui ont cette connaissance. Ils en jugent par le cœur comme les autres en jugent par l’esprit. C’est Dieu lui-même qui les incline à croire et ainsi ils sont très efficacement persuadés.

 

Ce fragment signifie-t-il que le livre de Pascal est un « serviteur inutile » ?

 

Ce fragment indique que si l’ouvrage préparé par Pascal visait à faire sortir le lecteur d’une attitude de confort intellectuel, et à créer en lui d’une part un état d’instabilité et d’insatisfaction à l’égard des philosophies humaines, d’autre part au désir de chercher la vérité. En revanche, la théologie augustinienne implique que ce n’est pas un livre, ni même un homme, qui peut obtenir la conversion d’un autre, ce pouvoir demeurant le privilège de Dieu.

Le Guern Michel et Marie-Rose, Les Pensées de Pascal, de l’anthropologie à la théologie, p. 210. « Le rôle de l’apologiste dans la conversion de son lecteur ne peut être que très accessoire. Tout au plus il peut contribuer à ôter certains obstacles, à ébranler l’indifférence de ceux qui sont satisfaits dans leur incrédulité. Ce n’est pas lui qui peut conduire à l’attitude d’esprit dans laquelle consiste la foi ». Pascal « sait que ce but est impossible à atteindre par les seules forces humaines : c’est Dieu qui donne la grâce de la conversion. L’apologie est pour Pascal une entreprise nécessaire : ce n’est que de cette manière qu’il peut répondre à sa vraie vocation ; pourtant elle est en fin de compte inutile, puisqu’elle est incapable d’atteindre son seul véritable but [...]. L’apologiste sait qu’il ne peut pas donner la foi, qu’il n’est qu’un serviteur de la grâce de Dieu, et un serviteur inutile » : p. 213.

Faut-il conclure à l’inutilité de l’apologie préparée par Pascal ?

Il n’est pas exact que la « véritable but » de l’apologiste soit de donner la foi. Ce n’est donc pas à cette aune qu’il faut juger son action. Dans la mesure où elle crée un état d’esprit qui permette de susciter une recherche de la vérité, elle a accompli son but, la suite revenant à des directeurs spirituels, et en dernière instance à la grâce de Dieu.

Mais surtout, il faut rapporter ce fragment aux Écrits sur la grâce, et au Traité de la prédestination, 2, OC III, éd. J. Mesnard, p. 781 sq., qui définit la part qui appartient à l’action de l’homme dans son rapport avec Dieu : la volonté de Dieu est « la maîtresse, la dominante, la source, le principe et la cause » de celle de l’homme (§ 6, OC III, p. 782), la volonté de l’homme est une cause seconde. Dire que l’apologiste est un serviteur inutile, c’est supposer que la volonté de l’homme est supprimée par celle de Dieu, et qu’elle n’a aucune efficacité. C’est précisément imputer à Pascal la doctrine que celui-ci attribue dans les mêmes Écrits aux calvinistes (voir 797 sq.) Or Pascal écrit expressément dans la Pensée n° 14O (Laf. 930, Sel. 757), que si Dieu a établi la prière, c’est pour communiquer à ses créatures la dignité de la causalité.

Descotes Dominique, “La conclusion du projet d’Apologie de Pascal”, p. 47-53. Sur le sens de ce fragment dans l’évolution de l’état d’esprit supposé du lecteur.