Fragment Divertissement n° 2 / 7 – Papier original : RO 121-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Divertissement n° 184 p. 53 / C2 : p. 75
Éditions de Port-Royal : Chap. XXVI - Misère de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 217 / 1678 n° 4 p. 211
Éditions savantes : Faugère II, 39, IV / Havet IV.5 / Brunschvicg 169 et 168 / Tourneur p. 205-1 / Le Guern 124 / Lafuma 134 et 133 / Sellier 166
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Bibliographie ✍
ARNAULD Antoine, Instruction par demandes et par réponses, touchant l’accord de la grâce avec la liberté, Œuvres, t. X, p. 438-439. LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, Les vérités de la grâce, p. 82. MONTAIGNE, Essais, I, XIX, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 85. PASCAL, Écrits sur la grâce, Traité de la prédestination, 3, Rédaction plus élaborée de la partie centrale, OC III, éd. J. Mesnard, p. 792 sq. Saint AUGUSTIN, Les Confessions, Bibliothèque augustinienne, t. 14, p. 567 sq. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 82 sq. THIROUIN Laurent, “Le cycle du divertissement”, in Le Pensées di Pascal : dal disegno all’edizione, Studi francesi, Rosenberg e Sellier,143, anno XVIII, fasc. II, mai-août 2004, Rosenberg e Sellier, p. 260-272. Voir la bibliographie de Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). |
✧ Éclaircissements
Divertissement.
Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser.
Pascal présente le paradoxe avec la plus grande précision : il exclut des misères de l’homme celles auxquelles on peut apporter un remède, comme la maladie. En revanche, la mort, la misère et l’ignorance ont été démontrées inévitables dans les liasses Vanité et Misère. Le fragment Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168) confirmera que la maladie et la mort sont inévitables. À première vue, le reproche que Montaigne adresse aux personnes qui ne pensent pas à ces misères est bien fondé, dans la mesure où il semble que ce soit le moyen de les prévoir. Mais Pascal remarque ici que ces misères sont inévitables : y penser ne permet donc pas de travailler à les éviter, et ne peut donc apporter ni remède ni consolation. Le divertissement est donc bien mieux fondé que Montaigne ne le croit, et Pascal admet tout à fait que, si réellement les malheurs sont inévitables, y penser ne peut que les aggraver.
Le raisonnement ne s’arrête évidemment pas là. Car Pascal pense aussi que la foi et la grâce, si elles ne suppriment pas les misères de l’homme, lui ouvrent cependant des remèdes. Le divertissement, qui est une conduite fondée si nulle autre perspective n’est offerte à l’homme que de rester prisonnier de sa misère, apparaît comme un surcroît de malheur dès lors que l’on sait que le recours à la Révélation remet en cause la condition initiale, dont dépend tout le raisonnement : « les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance… » L’édition de Port-Royal explicite clairement cette double évaluation du divertissement.
Nonobstant ces misères, il veut être heureux, et ne veut être qu’heureux,
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 82 sq. Tous les hommes recherchent d’être heureux... Saint Augustin trouve la thèse dans l’Hortensius de Cicéron. La formule est conforme à l’eudémonisme antique et à l’augustinisme. Voir saint Augustin, De Trinitate, XIII, 20 : « Beatos esse se velle omnes in corde suo vident... » ; Serm. 17, c. 3 : « non enim amatur nisi quod delectat ».
Voir aussi Serm. 306, de diversis 112, 3, n. 3. « Omnis autem homo, qualiscumque sit, beatus vult esse. Hoc nemo est qui non velit [...]. Diversis cupidinitatibus homines rapiuntur, et alius cupit hoc, alius illud. Diversa genera sunt vivendi in genere humano ; et in multitudine genreum vivendi alius aliud aligit et capessit [...]. Beata ergo vita, omnium est communis possessio : sed qua veniatur ad eam, qua tendatur, quo itinere tento perveniatur, inde controversia est... »
Saint Augustin, Les Confessions, Bibliothèque augustinienne, t. 14, p. 567 sq. Note sur la volonté universelle de vie heureuse. L’idée vient de Platon, Euthydème, 278 e. Mais pour saint Augustin, le bonheur s’identifie avec la connaissance, la jouissance et enfin la vision de Dieu.
L’idée peut être rattachée au courant stoïcien : voir Du Vair, La Philosophie morale des stoïciens, éd. Michaux, p. 63 sq. « La fin de l’homme et de toutes ses pensées et de tous ses mouvements, c’est le bien ». Le raisonnement est analogue, mais entre bien et bonheur, il y a une différence.
L’idée est aussi chez les auteurs libertins : voir Pintard René, Le libertinage érudit..., p. 482. Selon Gassendi, un seul principe semble inné et universel, le désir de bonheur. On peut fonder sur lui une éthique, pas une théologie naturelle. Voir Gassendi Pierre, Opera III, p. 417-418.
Ce désir nécessaire n’enferme pas la nécessité que l’homme parvienne à l’atteindre. Voir Hurter, Theologia dogmatica, III, p. 592. « Etsi Deus creaturis rationalibus irresistibilem felicitatis appetitum insevit, exinde nullatenus sequitur, hominem necessario ad felicitatem debere pervenire ; hujus enim assecutionem in hominis posuit potestate. Unde illius non assecutio vitio verti debet creaturae, creatori non potest imputari. »
et ne peut pas ne pas vouloir l’être.
Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, Les vérités de la grâce, p. 82, n. 62. L’âme n’a pas de puissance pour l’opposé du bonheur. Voir p. 84 : par nécessité logique, on n’aime que ce qui semble bon.
Arnauld Antoine, Instruction par demandes et par réponses, touchant l’accord de la grâce avec la liberté, Œuvres, t. X, p. 438-439. « À l’égard de notre volonté, notre âme est naturellement déterminée à vouloir être heureuse, et par conséquent aussi à vouloir être ; parce qu’il est évident qu’il faut être pour être heureux. Et cela paraît en ce que tous les hommes généralement veulent être heureux, et qu’il n’y en a point qui ne le veuille être, comme remarque si souvent saint Augustin. Notre âme n’est donc pas libre à l’égard de cette volonté d’être heureuse, parce qu’elle y est naturellement déterminée, et qu’elle n’a point de puissance pour l’opposé du bonheur. Car l’idée du bonheur en général du souverain bien, du bien parfait, de la fin dernière, est la même chose. Et le bien parfait est celui qui remplit de telle sorte tout le désir de l’homme, qu’il ne lui reste plus rien à désirer. Or quand un objet est proposé à la volonté comme un bien parfait, et qui est bien sous toutes sortes de considérations, la volonté s’y porte nécessairement d’une nécessité naturelle, et elle ne peut ne le pas vouloir ; car il faudrait qu’elle y pût trouver quelque défaut, ce qui est contre l’hypothèse ».
Cette proposition rejoint un certain platonisme, qui pose nul n’est méchant volontairement, parce que l’on ne fait le mal qu’en le prenant pour un bien ou en espérant obtenir un bien par ce mal. Mersenne, L’usage de la raison, éd. Buccolini, Fayard, p. 28-29. La volonté ayant le bien pour objet, ne peut se transporter hors de ses limites : et bien qu’elle puisse haïr le mal, elle ne peut l’aimer.
Cette disposition nécessaire à la recherche du bonheur se trouvait déjà en Adam dans l’état de sa création ; c’est le point commun entre la nature de l’homme avant et après la corruption. Voir dans les Écrits sur la grâce, Traité de la prédestination, 3, Rédaction plus élaborée de la partie centrale, OC III, éd. J. Mesnard, p. 792 sq. « 1. Saint Augustin distingue les deux états des hommes avant et après le péché et a deux sentiments convenables à ces deux états.
Avant le péché d’Adam.
2. Dieu a créé le premier homme, et en lui toute la nature humaine.
Il l’a créé juste, sain, fort.
Sans aucune concupiscence.
Avec le libre arbitre également flexible au bien et au mal.
Désirant sa béatitude, et ne pouvant pas ne pas la désirer. »
Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005, p. 173 sq.
Mais comment s’y prendra-t-il ?
Argument fréquent chez Pascal : on a choisi la pire solution, parce que toutes celles qui sont meilleures sont aussi impossibles. On retrouve ce procédé dans plusieurs fragments :
Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94). Sur quoi la fondera‑t‑il, l’économie du monde qu’il veut gouverner ? Sera‑ce sur le caprice de chaque particulier, quelle confusion ! Sera‑ce sur la justice, il l’ignore. Certainement s’il la connaissait il n’aurait pas établi cette maxime la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les mœurs de son pays.
Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164). Que fera donc l’homme en cet état ? Doutera‑t‑il de tout ? Doutera‑t‑il s’il veille, si on le pince, si on le brûle ? Doutera‑t‑il s’il doute ? Doutera‑t‑il s’il est ? On n’en peut venir là, et je mets en fait qu’il n’y a jamais eu de pyrrhonien effectif parfait. La nature soutient la raison impuissante et l’empêche d’extravaguer jusqu’à ce point.
Amour propre (Laf. 978, Sel. 743). La nature de l’amour propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera‑t‑il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misère ; il veut être grand, et il se voit petit ; il veut être heureux, et il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein d’imperfections ; il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu’il soit possible de s’imaginer ; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts.
Il faudrait, pour bien faire, qu’il se rendît immortel.
Les maux de l’homme sont multiples : malheurs, souffrances, maladie, mort ; mais le pire est la mort. Si l’on porte remède à celui-là, on pourra du même coup éviter les autres. L’homme vivrait d’une autre façon s’il savait qu’il ne peut mourir.
Commencement 5 (Laf. 154, Sel. 187). Partis.
Il faut vivre autrement dans le monde, selon ces diverses suppositions.
1. (s’il est sûr qu’on y sera toujours) si on pourrait y être toujours.
[...]
5. s’il est sûr qu’on n’y sera pas longtemps, et incertain si on y sera une heure.
Cette dernière supposition est la nôtre.
Mais ne le pouvant, il s’est avisé de s’empêcher d’y penser.
Montaigne, Essais, I, XIX, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 85. « Le but de notre carrière c’est la mort, c’est l’objet nécessaire de notre visée : si elle nous effraie, comme est-il possible d’aller un pas avant, sans fièvre ? Le remède du vulgaire c’est de n’y penser pas. Mais de quelle brutale stupidité lui peut venir un si grossier aveuglement ? »
Pascal donne ici la raison d’un effet, alors que Montaigne ne s’interroge que sur l’effet. D’autre part, Pascal envisage l’homme universellement, quelles que soient les conditions, alors que Montaigne porte un jugement qui ne touche que le « vulgaire ».
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 26 sq. Pensée de la mort. ✍
Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux et ceux qui font sur cela les philosophes et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu’ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères qui nous en détournent, mais la chasse nous en garantit.
Divertissement 6 (Laf. 138, Sel. 170). Divertissement. La mort est plus aisée à supporter sans y penser que la pensée de la mort sans péril.
La Rochefoucauld, Maximes, 21, éd. Truchet, Garnier : « Ceux qu’on condamne au supplice affectent quelquefois une constance et un mépris de la mort qui n’est en effet que la crainte de l’envisager. De sorte qu’on peut dire que cette constance et ce mépris sont à leur esprit ce que le bandeau est à leurs yeux. » Voir le Ms Liancourt, 150, p. 427, dont le texte est différent.
La Rochefoucauld, Maximes, 26, p. 13. « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. »
Les formules barrées
Elles se retrouvent, non barrées parmi les papiers de la liasse Vanité, sous Vanité 7 et Vanité 8.
Il a quatre laquais : voir Vanité 7 (Laf. 19, Sel. 53), non barré.
Il demeure au-delà de l’eau : voir Vanité 8, (Laf. 20, Sel. 54), non barré.