Fragment Fausseté des autres religions n° 12 / 18 – Papier original : RO 455-1
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Fausseté n° 271 p. 107 v°-109 / C2 : p. 134
Éditions de Port-Royal : Chap. II - Marques de la véritable religion : 1669 et janvier 1670 p. 19 / 1678 n° 1 p. 17-18
Éditions savantes : Faugère II, 144, VIII / Havet XI.1 / Brunschvicg 491 / Tourneur p. 247-5 / Le Guern 200 / Lafuma 214 / Sellier 247
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Bibliographie ✍
Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, art. Amour de Dieu, Paris, Cerf, 1993, p. 66-67. EUSÈBE De Césarée, Histoire ecclésiastique, II, XVII, éd. Gustave Bardy, Sources chrétiennes, Paris, Cerf, 2001, p. 72 sq. Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 178. PHILON d’Alexandrie, De la vie contemplative ou des vertus des personnes dévotes, in Œuvres, I, p. 820 sq. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 448. |
✧ Éclaircissements
La vraie religion doit avoir pour marque d’obliger à aimer son Dieu. Cela est bien juste et cependant aucune ne l’a ordonné, la nôtre l’a fait.
Deutéronome, VI, 4-5.
Marc, XII, 28.
A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182). Les grandeurs et les misères de l’homme sont tellement visibles qu’il faut nécessairement que la véritable religion nous enseigne et qu’il y a quelque grand principe de grandeur en l’homme et qu’il y a un grand principe de misère.
Il faut encore qu’elle nous rende raison de ces étonnantes contrariétés.
Il faut que pour rendre l’homme heureux elle lui montre qu’il y a un Dieu, qu’on est obligé de l’aimer, que notre vraie félicité est d’être en lui et notre unique mal d’être séparé de lui, qu’elle reconnaisse que nous sommes pleins de ténèbres qui nous empêchent de le connaître et de l’aimer, et qu’ainsi nos devoirs nous obligeant d’aimer Dieu et nos concupiscences nous en détournant, nous sommes pleins d’injustice. Il faut qu’elle nous rende raison de ces oppositions que nous avons à Dieu et à notre propre bien. Il faut qu’elle nous enseigne les remèdes à ces impuissances et les moyens d’obtenir ces remèdes. Qu’on examine sur cela toutes les religions du monde, et qu’on voie s’il y en a une autre que la chrétienne qui y satisfasse.
Sera-ce les philosophes, qui nous proposent pour tout bien les biens qui sont en nous ? Est-ce là le vrai bien ? Ont-ils trouvé le remède à nos maux ? Est-ce avoir guéri la présomption de l’homme que de l’avoir mis à l’égal de Dieu ? Ceux qui nous ont égalés aux bêtes et les mahométans, qui nous ont donné les plaisirs de la terre pour tout bien même dans l’éternité, ont-ils apporté le remède à nos concupiscences ?
Quelle religion nous enseignera donc à guérir l’orgueil et la concupiscence ? Quelle religion enfin nous enseignera notre bien, nos devoirs, les faiblesses qui nous en détournent, la cause de ces faiblesses, les remèdes qui les peuvent guérir, et le moyen d’obtenir ces remèdes. Toutes les autres religions ne l’ont pu. Voyons ce que fera la sagesse de Dieu.
La marque principale de la vraie religion n’est pas pour Pascal qu’elle doive prescrire de craindre Dieu, mais qu’elle oblige de l’aimer. Voir Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 178. Référence à Marc, XII, 28, qui renvoie à Deutéronome VI, 4-5. Havet indique que ce qui étonnait Pascal, c’est que nulle part que chez les Juifs il n’est prescrit d’aimer Dieu.
Sur la supériorité de l’amour de Dieu sur la crainte dans le Talmud, voir le Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, art. Amour de Dieu, Paris, Cerf, 1993, p. 66-67.
L’intérêt du fragment est qu’il met en avant la notion de marque. Voir les fragments qui recourent à la même notion, et le dossier A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182).
A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182). Je n’entends point que vous soumettiez votre créance à moi sans raison, et ne prétends point vous assujettir avec tyrannie. Je ne prétends point aussi vous rendre raison de toutes choses. Et pour accorder ces contrariétés, j’entends vous faire voir clairement par des preuves convaincantes des marques divines en moi qui vous convainquent de ce que je suis, et m’attirer autorité par des merveilles et des preuves que vous ne puissiez refuser, et qu’ensuite vous croyiez les choses que je vous enseigne, quand vous n’y trouverez autre sujet de les refuser sinon que vous ne pouvez par vous-mêmes connaître si elles sont ou non.
Transition 3 (Laf. 198, Sel. 229). En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout l’univers muet et l’homme sans lumière abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l’univers sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître et sans moyen d’en sortir. Et sur cela j’admire comment on n’entre point en désespoir d’un si misérable état. Je vois d’autres personnes auprès de moi d’une semblable nature. Je leur demande s’ils sont mieux instruits que moi. Ils me disent que non et sur cela ces misérables égarés, ayant regardé autour d’eux et ayant vu quelques objets plaisants s’y sont donnés et s’y sont attachés. Pour moi je n’ai pu y prendre d’attache et considérant combien il y a plus d’apparence qu’il y a autre chose que ce que je vois j’ai recherché si ce Dieu n’aurait point laissé quelque marque de soi.
Je vois plusieurs religions contraires et partant toutes fausses, excepté une. Chacune veut être crue par sa propre autorité et menace les incrédules. Je ne les crois donc pas là-dessus. Chacun peut dire cela. Chacun peut se dire prophète mais je vois la chrétienne où je trouve des prophéties, et c’est ce que chacun ne peut pas faire.
Le complément de l’obligation d’amour de Dieu est expliqué dans le fragment Fausseté 18 (Laf. 220, Sel. 253). Nulle autre religion n'a proposé de se haïr, nulle autre religion ne peut donc plaire à ceux qui se haïssent et qui cherchent un être véritablement aimable. Et ceux-là s'ils n'avaient jamais ouï parler de la religion d'un Dieu humilié l'embrasseraient incontinent.
Elle doit encore avoir connu la concupiscence et l’impuissance, la nôtre l’a fait.
Écho de A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182). Il faut que pour rendre l’homme heureux elle lui montre qu’il y a un Dieu, qu’on est obligé de l’aimer, que notre vraie félicité est d’être en lui et notre unique mal d’être séparé de lui, qu’elle reconnaisse que nous sommes pleins de ténèbres qui nous empêchent de le connaître et de l’aimer, et qu’ainsi nos devoirs nous obligeant d’aimer Dieu et nos concupiscences nous en détournant, nous sommes pleins d’injustice. Il faut qu’elle nous rende raison de ces oppositions que nous avons à Dieu et à notre propre bien. Il faut qu’elle nous enseigne les remèdes à ces impuissances et les moyens d’obtenir ces remèdes. Qu’on examine sur cela toutes les religions du monde, et qu’on voie s’il y en a une autre que la chrétienne qui y satisfasse.
Fausseté 14 (Laf. 216, Sel. 249). La vraie religion enseigne nos devoirs, nos impuissances, orgueil et concupiscence, et les remèdes, humilité, mortification.
Elle doit y avoir apporté les remèdes, l’un est la prière. Nulle religion n’a demandé à Dieu de l’aimer et de le suivre.
Éviter le contresens : Pascal n’entend pas que l’homme demande que Dieu l’aime et le suive. La prière, telle que Pascal la présente dans les Écrits sur la grâce et la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, demande à Dieu qu’il accorde à l’homme la grâce nécessaire pour que l’homme l’aime et le suive. Havet, Pensées, I, éd. 1866, p. 179, note que l’idée de suivre Dieu est familière à l’Antiquité, mais non celle de demander à Dieu de pouvoir le suivre.
Le sens de cette remarque s’éclaire à la lecture de l’Écrit sur la conversion du pécheur, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 43-44, qui explique comment le converti prie pour demander à Dieu de lui donner la grâce de l’aimer et de le suivre :
« Ainsi elle se réjouit d’avoir trouvé un bien qui ne peut lui être ravi tant qu’elle le désirera, et qui n’a rien au-dessus de soi. Et dans ces réflexions nouvelles elle entre dans la vue des grandeurs de son Créateur, et dans des humiliations et des adorations profondes. Elle s’anéantit en conséquence et ne pouvant former d’elle-même une idée assez basse, ni en concevoir une assez relevée de ce bien souverain, elle fait de nouveaux efforts pour se rabaisser jusqu’aux derniers abîmes du néant, en considérant Dieu dans des immensités qu’elle multiplie sans cesse ; enfin dans cette conception, qui épuise ses forces, elle l’adore en silence, elle se considère comme sa vile et inutile créature, et par ses respects réitérés l’adore et le bénit, et voudrait à jamais le bénir et l’adorer. Ensuite elle reconnaît la grâce qu’il lui a faite de manifester son infinie majesté à un si chétif vermisseau ; et après une ferme résolution d’en être éternellement reconnaissante, elle entre en confusion d’avoir préféré tant de vanités à ce divin maître, et dans un esprit de componction et de pénitence, elle a recours à sa pitié, pour arrêter sa colère dont l’effet lui paraît épouvantable. Dans la vue de ses immensités...
Elle fait d’ardentes prières à Dieu pour obtenir de sa miséricorde que, comme il lui a plu de se découvrir à elle, il lui plaise la conduire et lui faire connaître les moyens d’y arriver. Car comme c’est à Dieu qu’elle aspire, elle aspire encore à n’y arriver que par des moyens qui viennent de Dieu même, parce qu’elle veut qu’il soit lui-même son chemin, son objet et sa dernière fin. En suite de ces prières, elle commence d’agir et cherche entre ceux...
Elle commence à connaître Dieu, et désire d’y arriver ; mais comme elle ignore les moyens d’y parvenir, si son désir est sincère et véritable, elle fait la même chose qu’une personne qui désirant arriver en quelque lieu, ayant perdu le chemin, et connaissant son égarement, aurait recours à ceux qui sauraient parfaitement ce chemin et…
Elle se résout de conformer à ses volontés le reste de sa vie ; mais comme sa faiblesse naturelle, avec l’habitude qu’elle a aux péchés où elle a vécu, l’ont réduite dans l’impuissance d’arriver à cette félicité, elle implore de sa miséricorde les moyens d’arriver à lui, de s’attacher à lui, d’y adhérer éternellement...
Ainsi elle reconnaît qu’elle doit adorer Dieu comme créature, lui rendre grâce comme redevable, lui satisfaire comme coupable, le prier comme indigente ».
Les couvents des religieuses Cette foule de pénitents Philon juif (texte barré)
Ces lignes barrées font sans doute allusion à l’accroissement du nombre des élus inspirés par l’amour de Dieu, et qui se sont retirés dans des déserts ou des monastères pour le suivre : voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 448. Pascal ne lie pas ce changement à la réussite d’une pédagogie de Dieu, mais à la seule réalisation des prophéties annonçant la conversion de l’univers.
Il faut sans doute rapprocher ce passage du fragment Prophéties 17 (Laf. 338, Sel. 370), qui renvoie aussi à Philon d’Alexandrie : Les filles consacrent à Dieu leur virginité et leur vie, les hommes renoncent à tous plaisirs. Ce que Platon n’a pu persuader à quelque peu d’hommes choisis et si instruits une force secrète le persuade à cent milliers d’hommes ignorants, par la vertu de peu de paroles. Les riches quittent leurs biens, les enfants quittent la maison délicate de leurs pères pour aller dans l’austérité d’un désert, etc. Voyez Philon juif.
Voir aussi Preuves de Jésus-Christ 4 (Laf. 301, Sel. 332). Sainteté. Effundam spiritum meum. Tous les peuples étaient dans l’infidélité et dans la concupiscence, toute la terre fut ardente de charité : les princes quittent leurs grandeurs, les filles souffrent le martyre. D’où vient cette force ? C’est que le Messie est arrivé. Voilà l’effet et les marques de sa venue.
L’expression cette foule de pénitents fait sans doute allusion aux thérapeutes, secte juive dont parle Philon d’Alexandrie dans sont livre De la vie contemplative. Pascal suit la pensée de plusieurs Pères, qui ont soutenu que les Thérapeutes étaient des chrétiens : voir Havet, éd. Pensées, II, Delagrave, 1866, p. 22-23.
Philon d’Alexandrie, De la vie contemplative ou des vertus des personnes dévotes, in Œuvres, I, p. 820 sq. Les “Médecins ou ministres”, p. 821. En note : therapeutai. Ils « étaient anciennement comme Moines, qui se retiraient es lieux solitaires pour vaquer à la Philosophie ». Ce sont des philosophes qui « font profession d’une médecine meilleure que n’est celle qui est éventée par les villes » ; qui guérit non seulement le corps, mais « les vices de l’âme ». Ils cherchent à « faire service à l’Essence divine ». Voir p. 823 sq. : « les Thérapeutiques et médecins qui guérissent les maladies de l’âme, adorant un seul Dieu, apprenant tous les jours à voir clair, et à contempler Dieu, en surpassant ce soleil visible, et ne délaissant jamais le train qui mène droit à la parfaite félicité ». Voir p. 823-824 : ils ne sont pas obéissants à une coutume, mais entraînés par l’amour céleste.
Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, II, XVII, éd. Gustave Bardy, Sources chrétiennes, Paris, Cerf, 2001, p. 72 sq. Ce que Philon raconte des ascètes d’Égypte. Philon les appelle thérapeutes « et les femmes qui vivent avec eux thérapeutrides » : p. 73. « Il indique les raisons de cette désignation : elle vient soit de ce qu’ils soignent et guérissent les âmes de ceux qui viennent à eux, les délivrant à la manière des médecins, des souffrances causées par la méchanceté, soit de ce qu’ils rendent des soins et des adorations chastes et purs à la divinité » : p. 73. Renoncement à leurs biens et à leur parenté ; ils vivent dans les champs et les jardins, hors les murs des villes, imitant la vie des disciples des Apôtres : p. 73. Leurs habitations : p. 74. « L’intervalle entre l’aurore et le soir est tout entier pour eux une ascèse. Ils lisent en effet les saintes Lettres et philosophent sur la sagesse des ancêtres, en en faisant l’allégorie ; car ils pensent que les mots sont des symboles de la nature cachée qui se découvre dans les interprétations allégoriques » : p. 74. « Tout cela paraît donc avoir été dit par un homme qui les a entendus expliquer les saintes Écritures », et leurs livres sont peut-être les Évangiles et les écrits des Apôtres : p. 75. Eusèbe les identifie à des chrétiens : p. 76. Les femmes : Philon « dit en effet qu’avec les hommes dont nous parlons se rencontrent aussi des femmes, dont la plupart, arrivées à la vieillesse, sont vierges : elles ont gardé la chasteté, non par nécessité comme certaines prêtresses grecques, mais par libre choix, par le désir et le zèle de la sagesse, avec laquelle elles s’efforcent de vivre en renonçant aux plaisirs du corps » : p. 76.
L’idée est reprise par Arnauld Antoine, Le renversement de la morale de Jésus-Christ, Desprez, 172, p. 30 sq. Il y a eu surabondance de l’Esprit de Dieu au moment où les Évangiles ont été annoncés. C’est la marque de Dieu : p. 31. Les solitaires se retirent dans les déserts : p. 39. Trois marques de ce mouvement : 1. la résolution de se priver des plaisirs, p. 34, notamment chez les vierges, p. 35 ; 2. l’exemption des crimes, surtout ceux qui blessent la pureté, p. 35 ; 3. la patience dans les persécutions : p. 38.
Il n’est pas évident que Pascal pense ici à Port-Royal.