Fragment Fondement n° 21 / 21  – Papier original : RO 45-4

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Fondement n° 296 p. 121 v° / C2 : p. 149

Éditions savantes : Faugère II, 155, XIX / Brunschvicg 228 / Tourneur p. 255-1 / Le Guern 228 / Lafuma 244 / Sellier 277

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Bibliographie

 

 

LE GUERN Michel, L’image dans l’œuvre de Pascal, Paris, Klincksieck, 1983, p. 157 sq.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 249.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 342, n. 25.

 

 

Éclaircissements

 

Objection des athées.

 

Voir le dossier thématique sur l’athéisme.

 

Mais nous n’avons nulle lumière.

 

Pascal reprend ici une objection qui était proposée contre la recherche dès la liasse Ordre.

Ordre 2 (Laf. 2, Sel. 38). Ordre par dialogues.

Que dois-je faire ? Je ne vois partout qu’obscurités.

Un autre exemple d’une pareille réticence apparaît dans le fragment Commencement 8 (Laf. 158, Sel. 190) : Par les partis vous devez vous mettre en peine de rechercher la vérité, car si vous mourez sans adorer le vrai principe vous êtes perdu. Mais, dites-vous, s’il avait voulu que je l’adorasse il m’aurait laissé des signes de sa volonté.

Les obscurités auxquelles se heurtent les incrédules sont amplement développées dans les fragments Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680) et Preuves par discours II (Laf. 429, Sel. 682). Ce sont elles qui sont invoquées par l’athée paresseux et inconscient qui se résigne à négliger toute recherche dans le fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681).

Pourtant, la portée de l’objection ne peut plus être la même que celle qui ouvrait la liasse Ordre, Je ne vois partout qu’obscurités, car le lecteur est supposé être passé depuis par toutes les liasses suivantes : si l’objection initiale devait exprimer une réticence à entamer la recherche, ce ne peut être le cas dans Fondement, puisque la recherche a commencé depuis longtemps et considérablement avancé. Nous n’avons nulle lumière exprime plutôt un découragement succédant à une première étape de la recherche. La disposition qu’elle suppose ressemble à celle de l’interlocuteur de l’argument du pari (Preuves par discours I - Laf. 418, Sel. 680), qui, convenant qu’il devrait parier, répond tout de même qu’il en est incapable : Je le confesse, je l’avoue, [...] mais j’ai les mains liées et la bouche muette, on me force à parier, et je ne suis pas en liberté, on ne me relâche pas et je suis fait d’une telle sorte que je ne puis croire. Que voulez-vous donc que je fasse ? L’objection doit être interprétée comme l’expression d’un regret à l’égard de l’impossibilité de trouver la lumière, car elle s’accompagne du désir de la trouver s’il était possible. Ainsi dans le fragment Preuves par discours II (Laf. 429, Sel. 682) : Voilà ce que je vois et ce qui me trouble. Je regarde de toutes parts, et je ne vois partout qu’obscurité. La nature ne m’offre rien qui ne soit matière de doute et d’inquiétude. Si je n’y voyais rien qui marquât une divinité, je me déterminerais à la négative ; si je voyais partout les marques d’un créateur, je reposerais en paix dans la foi. Mais, voyant trop pour nier et trop peu pour m’assurer, je suis en un état à plaindre, et où j’ai souhaité cent fois que, si un Dieu la soutient, elle le marquât sans équivoque ; et que, si les marques qu’elle en donne sont trompeuses, elle les supprimât tout à fait ; qu’elle dît tout ou rien, afin que je visse quel parti je dois suivre. Au lieu qu’en l’état où je suis, ignorant ce que je suis et ce que je dois faire, je ne connais ni ma condition, ni mon devoir. Mon cœur tend tout entier à connaître où est le vrai bien, pour le suivre ; rien ne me serait trop cher pour l’éternité. Je porte envie à ceux que je vois dans la foi vivre avec tant de négligence, et qui usent si mal d’un don duquel il me semble que je ferais un usage si différent.

Les termes de l’objection méritent une certaine attention. Pascal utilise ici une image qu’il a employée dans un contexte différent, celui du problème de la grâce et du pouvoir prochain, dans les premières Provinciales et les Écrits sur la grâce, notamment la Lettre et le Discours sur la possibilité des commandements : la métaphore de la vision. Voir aussi Les Provinciales, éd. Cognet, p. 16, note 1. L’image est d’origine augustinienne : voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 342, n. 25. Référence à saint Augustin, De Natura et Gratia, 26, n. 29, p. 299 ; ch. XLVIII, n. 56, p. 349 ; et à saint Thomas, Somme théologique, Ia IIae, q. 109, art. 9. Voir sur cette métaphore Le Guern Michel, L’image dans l’œuvre de Pascal, p. 157 sq.

On la retrouve souvent sous la plume des auteurs de Port-Royal dans les controverses relatives au pouvoir prochain des justes d’accomplir les commandements, qui ont abouti à l’exclusion d’Arnauld de la Sorbonne. Il s’agit de savoir quelles sont les conditions pour qu’un homme ait le pouvoir prochain d’accomplir les commandements de Dieu. Pascal a consacré deux Écrits sur la grâce à la question. Il a proposé dans le Discours sur la possibilité des commandements une définition de ce qu’il estime être un pouvoir vraiment prochain, c’est-à-dire direct, entier et immédiat : « Toutes les fois que la cause par laquelle un effet est possible est présente et soumise au sujet où il doit être produit, il y a relation de la possibilité au pouvoir ; c’est-à-dire que l’effet est au pouvoir de ce sujet, et non pas autrement » (Première étape, 2, Écrits sur la grâce, OC III, éd. J. Mesnard, p. 724). Cependant « il y a des choses possibles et d’autres impossibles qui perdent ces conditions en les considérant accompagnées de quelques circonstances » (p. 726). C’est pour définir ces circonstances que l’on fait intervenir l’image de la vision. Admettons qu’un homme cherche à voir ce qui se trouve autour de lui, sans toutefois y parvenir. La première Provinciale a nettement distingué deux cas : cet homme peut ne pas voir parce que la lumière lui manque, ou parce qu’il a les yeux malades et incapables de profiter de la lumière, même si elle lui est présente.

C’est cette distinction qui sépare les molinistes et les nouveaux thomistes dans la controverse de la Sorbonne en 1656 : voir Provinciale I, § 22-23 :

« Je le suppliai de me dire ce que c’est qu’avoir le pouvoir prochain de faire quelque chose. Cela est aisé, me dit-il, c’est avoir tout ce qui est nécessaire pour la faire : de telle sorte qu’il ne manque rien pour agir. Et ainsi, lui dis-je, avoir le pouvoir prochain de passer une rivière, c’est avoir un bateau, des bateliers, des rames, et le reste, en sorte que rien ne manque. Fort bien, me dit-il. Et avoir le pouvoir prochain de voir, lui dis-je, c’est avoir bonne vue, et être en plein jour. Car qui aurait bonne vue dans l’obscurité, n’aurait pas le pouvoir prochain de voir, selon vous, puisque la lumière lui manquerait, sans quoi on ne voit point. Doctement, me dit-il. Et par conséquent, continuai-je, quand vous dites, que tous les justes ont toujours le pouvoir prochain d’observer les commandements, vous entendez qu’ils ont toujours toute la grâce nécessaire pour les accomplir ; en sorte qu’il ne leur manque rien de la part de Dieu. Attendez, me dit-il, ils ont toujours tout ce qui est nécessaire pour les observer, ou du moins pour prier Dieu. J’entends bien, lui dis-je, ils ont tout ce qui est nécessaire pour prier Dieu de les assister, sans qu’il soit nécessaire qu’ils aient aucune nouvelle grâce de Dieu pour prier. Vous l’entendez, me dit-il. Mais il n’est donc pas nécessaire qu’ils aient une grâce efficace pour prier Dieu ? Non, me dit-il, suivant M. Le Moyne.

23. Pour ne point perdre de temps, j’allai aux Jacobins, et demandai ceux que je savais être des nouveaux Thomistes. Je les priai de me dire ce que c’est que pouvoir prochain. N’est-ce pas celui, leur dis-je, auquel il ne manque rien pour agir ? Non, me dirent-ils. Mais, quoi, mon Père, s’il manque quelque chose à ce pouvoir, l’appelez-vous prochain ? et diriez-vous, par exemple, qu’un homme ait la nuit, et sans aucune lumière, le pouvoir prochain de voir ? Oui-da, il l’aurait, selon nous, s’il n’est pas aveugle : Je le veux bien, leur dis-je ; mais M. Le Moyne l’entend d’une manière contraire. Il est vrai, me dirent-ils ; mais nous l’entendons ainsi. J’y consens, leur dis-je. Car je ne dispute jamais du nom, pourvu qu’on m’avertisse du sens qu’on lui donne. Mais je vois par là que quand vous dites que les justes ont toujours le pouvoir prochain pour prier Dieu, vous entendez qu’ils ont besoin d’un autre secours pour prier, sans quoi ils ne prieront jamais. Voilà qui va bien, me répondirent mes Pères, en m’embrassant, voilà qui va bien. Car il leur faut de plus une grâce efficace qui n’est pas donnée à tous, et qui détermine leur volonté à prier. Et c’est une hérésie de nier la nécessité de cette grâce efficace pour prier. »

L’impuissance des athées à voir la vérité est sujette à la même distinction. Lorsqu’un athée dit qu’il n’a aucune lumière, il présuppose qu’il peut voir si elle s’offre à lui, mais que, dans l’obscurité où il se trouve, le manque de lumière, qui ne lui est pas imputable, l’empêche d’avoir le pouvoir de trouver Dieu.

Or c’est précisément cette idée qu’il faut ôter aux athées : il faut leur faire comprendre que c’est d’eux que vient l’aveuglement, en raison de la maladie de leur vue, ou, pour parler sans métaphore, de la corruption de leur cœur mauvais, qui les détourne de chercher Dieu, leur fait négliger les marques qui leur sont offertes, et les empêche de voir la vérité qui s’offre à eux. C’est donc l’œil qu’il faut soigner, la volonté qu’il faut rendre bonne.

Pascal admet donc la valeur de l’objection : l’incrédule ne peut pas croire ; mais il ajoute qu’il lui appartient de comprendre qu’il est lui-même à l’origine de cette obscurité et d’en tirer les conséquences pratiques : « Il est vrai mais apprenez au moins que votre impuissance à croire vient de vos passions. Puisque la raison vous y porte et que néanmoins vous ne le pouvez travaillez donc non pas à vous convaincre par l’augmentation des preuves de Dieu, mais par la diminution de vos passions » (Preuves par discours I - Laf. 418, Sel. 680). Naturellement, cette guérison n’est pas immédiatement accessible, mais en jouant sur la machine comme le propose l’argument du pari, la conversion peut conduire à terme à la vérité et à la foi.

Pourquoi ce fragment figure-t-il dans la liasse Fondement ?

Voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 249. Le titre de la liasse, Fondements de la religion et réponse aux objections, l’indique clairement : les objections des athées peuvent toutes se ramener à celle de ce fragment : le manque de lumière.

L’aveuglement des athées, qu’ils reconnaissent eux-mêmes, est un des fondements de la religion chrétienne. Pascal l’a dit à plusieurs reprises :

Laf. 821, Sel. 662. Nous en ferons le premier argument qu’il y a quelque chose de surnaturel, car un aveuglement de cette sorte n’est pas une chose naturelle. Et si leur folie les rend si contraires à leur propre bien, elle servira à en garantir les autres par l’horreur d’un exemple si déplorable, et d’une folie si digne de compassion.

Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). Qu’ils apprennent au moins quelle est la religion qu’ils combattent avant que de la combattre. Si cette religion se vantait d’avoir une vue claire de Dieu, et de le posséder à découvert et sans voile, ce serait la combattre que de dire qu’on ne voit rien dans le monde qui le montre avec cette évidence. Mais puisqu’elle dit au contraire, que les hommes sont dans les ténèbres et dans l’éloignement de Dieu, qu’il s’est caché à leur connaissance, que c’est même le nom qu’il se donne dans les Écritures, Deus absconditus ; et, enfin, si elle travaille également à établir ces deux choses : que Dieu a établi des marques sensibles dans l’Église pour se faire reconnaître à ceux qui le chercheraient sincèrement ; et qu’il les a couvertes néanmoins de telle sorte qu’il ne sera aperçu que de ceux qui le cherchent de tout leur cœur, quel avantage peuvent-ils tirer, lorsque dans la négligence où ils font profession d’être de chercher la vérité, ils crient que rien ne la leur montre, puisque cette obscurité où ils sont, et qu’ils objectent à l’Église, ne fait qu’établir une des choses qu’elle soutient, sans toucher à l’autre, et établit sa doctrine, bien loin de la ruiner ? Il faudrait, pour la combattre, qu’ils criassent qu’ils ont fait tous leurs efforts pour la chercher partout, et, même dans ce que l’Église propose pour s’en instruire, mais sans aucune satisfaction. S’ils parlaient de la sorte, ils combattraient à la vérité une de ses prétentions. Mais j’espère montrer ici qu’il n’y a personne raisonnable qui puisse parler de la sorte ; et j’ose même dire que jamais personne ne l’a fait.

Ce bref fragment enferme en germe une argumentation qui consiste à se servir des athées eux-mêmes comme preuve de la religion chrétienne.

Il faut ajouter que, du point de vue du chrétien, l’objection ne peut pas être négligée, car elle est parfaitement valable, à partir du moment où l’on admet le principe de Fondement 9 (Laf. 232, Sel. 264) : On n’entend rien aux ouvrages de Dieu si on ne prend pour principe qu’il a voulu aveugler les uns et éclaircir les autres.