Fragment Grandeur n° 14 / 14 – Papier original : RO 405-3
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Grandeur n° 161 p. 41 / C2 : p. 61
Éditions savantes : Faugère I, 225, CLV / Havet XXIV.80 ter / Brunschvicg 402 / Tourneur p. 197-1 / Le Guern 109 / Lafuma 118 / Sellier 150
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Bibliographie ✍
FERREYROLLES Gérard, Pascal et la raison du politique, Paris, Presses Universitaires de France, 1984. HARRINGTON Thomas, Vérité et méthode dans les Pensées de Pascal, Paris, Vrin, 1972, p. 50 sq. SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, II, Paris Champion, 2000, p. 157. |
✧ Éclaircissements
Caractère annonciateur de ce texte
Harrington Thomas, Vérité et méthode dans les Pensées de Pascal, p. 50 sq., insiste sur la notion de tableau qui apparaît dans ce fragment, en la distinguant de celle de figure.
Voir sur ce sujet la liasse Loi figurative.
Fausseté des autres religions 8 (Laf. 210, Sel. 243) précise que cette figure est « fausse » : Tous les hommes se haïssent naturellement l’un l’autre. On s’est servi comme on a pu de la concupiscence pour la faire servir au bien public. Mais ce n’est que feindre et une fausse image de la charité, car au fond ce n’est que haine.
♦ Charité
La charité s’entend au sens de l’amour de Dieu. Voir Bouyer, Dictionnaire théologique, art. Amour, p. 44 sq. Sur l’amour-charité, voir p. 50 sq.
Nadeau Christian, Le vocabulaire de saint Augustin, Paris, Ellipses, 2001, p. 15 sq. ✍
Il n’y a pas de milieu entre charité et concupiscence : voir De Lubac Henri, Augustinisme et théologie moderne, p. 100.
Grandeur de l’homme dans sa concupiscence même
Le fragment contient un double paradoxe.
D’une part, c’est ce qui fait la misère de l’homme, savoir la concupiscence, qui sert d’appui à la preuve de sa grandeur.
D’autre part, c’est la concupiscence, entendue comme amour égoïste de soi, qui engendre une société qui est un tableau de l’ordre de la charité, c’est-à-dire l’amour de Dieu.
Dans le présent fragment, la concupiscence est principalement considérée dans son aspect social, comme mobile profond qui anime les relations dans la société civile. En d’autres termes, c’est surtout la libido dominandi, le désir de commander, qui est envisagé. Mais la conception chrétienne de la concupiscence est plus vaste.
Dans sa concupiscence même : on attendrait dans sa misère même.
Voir le dossier sur la concupiscence…
d’en avoir su tirer un règlement admirable et en avoir fait un tableau de la charité
L’idée que l’ordre de la société civile, qui est fondé sur la concupiscence, ressemble à celui de la charité a pris des formes diverses.
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 207-208. Pascal souligne que le chapitre Raisons des effets contredit et confirme à la fois les précédents, et tire de l’affirmation de la misère de l’homme celle de sa grandeur. Il confirme que le fondement de la société humaine, que ce soit dans la vie sociale ou dans la vie mondaine, réside dans la concupiscence, mais il souligne que cette dernière engendre un véritable ordre, sans lequel le monde, livré aux égoïsmes individuels, serait en proie à la loi de la jungle. Mais comme l’indique le fragment Fausseté des autres religions 9 (Laf. 211, Sel. 244), ce vilain fond de l’homme, ce figmentum malum n’est que couvert, il n’est pas ôté.
L’idée trouve sa racine chez Saint Augustin, La cité de Dieu, XIX, Bibliothèque augustinienne, p. 101 et 105. Argument selon lequel la concupiscence tire un ordre de son désordre. La guerre tend vers la paix.
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 197 sq. La politique ou l’ordre de la concupiscence. Le pessimisme politique de saint Augustin : p. 197-205. La pensée de Pascal sur la cité mauvaise, fondée sur la concupiscence : p. 205 sq. Les Pensées montrent que le tableau que donne la société de concupiscence comporte un ordre qui ne doit rien à la charité, mais qui en est une image. La grandeur de l’homme au sein de sa concupiscence tient au fait qu’il connaît le prix de la paix et parvient à l’établir contre l’anarchie qui régnerait si les désirs humains se déchainaient dans toute leur violence : p. 217.
Sellier Philippe, “La Rochefoucauld, Pascal, Saint Augustin”, in Port-Royal et la littérature, II, p. 155 sq. Comment s’expliquent le règne d’une paix relative, la durée des institutions, alors que l’humanité est profondément pervertie ?
L’idée que l’ordre établi par la société humaine est une figure de celui de la charité se trouvera explicitée dans le fragment Loi figurative 30 (Laf. 275, Sel. 306) : la nature est une image de la grâce.
Voir Ferreyrolles Gérard, Pascal et la raison du politique, p. 101 sq., sur l’ordre de la concupiscence, qui commande la société civile. Cependant, G. Ferreyrolles montre comment, suivant Pascal, le désir, qui est par lui-même ferment d’anarchie, a besoin qu’un certain ordre régisse la société pour pouvoir se satisfaire, de sorte que si la force règne toujours, elle est contrainte de ne pas s’imposer toujours, de sorte qu’elle engendre la sociabilité. C’est en ce sens que Pascal estime que la société engendre l’idéal de l’honnête homme, chez lequel l’amour propre de chaque individu compose avec celui des autres pour pouvoir se satisfaire.
Nicole poussera l’idée beaucoup plus loin encore, en soutenant dans ses Essais de morale qu’une société entièrement fondée sur l’amour propre et la concupiscence fonctionnerait comme une société animée par la seule charité. Voir De la civilité chrétienne dans les Essais de morale, éd. L. Thirouin, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, p. 181 sq.
Voir aussi les réflexions de Leibniz dans la Préface des Novissima sinica, in Discours sur la théologie naturelle des Chinois, éd. C. Frémont, L’Herne, 1987, p. 60-61. La Chine représente pour Leibniz un monde qui, mieux que l’Occident, a su donner à la société des règlements civils qui touchent la perfection de la mesure humaine. Les Chinois ne sont pas exempts de vices plus que les autres, mais sans avoir la vraie vertu, qui ne peut venir que de la vraie religion, « ils ont cependant adouci les fruits amers des vices, et, sans avoir pu arracher de la nature humaine les racines des péchés, montré qu’on pouvait en grande partie couper les foisonnants surgeons des maux ».
Bayle défendra l’idée dans les Pensées diverses sur la comète qu’une société d’athées peut être viable et juste.
Bernard Mandeville écrit dans La fable des abeilles (1714) que « les vices privés font le bien public ».