Preuves par discours II - Fragment n° 7 / 7  – Le papier original est perdu

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 37 p. 221 v° / C2 : p. 435

Éditions savantes : Faugère II, 196, XVIII / Havet XV.1 / Brunschvicg 621 / Le Guern 406 / Lafuma 435 (série IV) / Sellier 687

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Bibliographie

 

 

DELASSAULT Geneviève, Le Maistre de Sacy et son temps, Paris, Nizet, 1957.

FERREYROLLES Gérard, “L’influence de la conception augustinienne de l’histoire...”, XVIIe siècle, 135, avril-juin 1982, p. 216-241.

POULOUIN Claudine, Le temps des origines. L’Éden, le Déluge et les « temps reculés » de Pascal à l’Encyclopédie, Paris, Champion, 1998.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970,

SELLIER Philippe, Israël : La rencontre de ce peuple m’étonne, in Port-Royal et la littérature, II, Paris, Champion, 2012, p. 233-251.

 

 

Éclaircissements

 

La Création et le Déluge étant passés,

 

Selon la chronologie de la Bible de Port-Royal,

Dieu crée le ciel et la terre, 4004 ans avant Jésus-Christ.

Dieu ordonne à Noé de bâtir l’arche 2468 ans avant Jésus-Christ.

Noé entre dans l’arche, 2348 ans avant Jésus-Christ.

Noé sort de l’arche, et offre un sacrifice à Dieu 2347 ans avant Jésus-Christ.

L’évaluation de la date de la création du monde a suscité des controverses. Sur ce sujet, voir principalement les ouvrages suivants :

Ferreyrolles Gérard, “L’influence de la conception augustinienne de l’histoire...”, XVIIe siècle, 135, p. 219. Il y a un consensus grossier des chronologistes pour indiquer à peu près 4 000 avant Jésus-Christ. Il y a des divergences : le P. Pezron, en 1687, qui indique 5 500 avant Jésus-Christ. Selon Genebrard, saint Augustin donne un nombre du même ordre. Parmi les chronologistes les plus estimés, y compris par les Messieurs de Port-Royal, figure le jésuite Denis Petau (1585-1652), auteur d’un Opus de doctrina temporum, 1627, in-fol., 2 vol., et du Rationarium temporum in partes duas, libros tredecim distributam, editio ultima, 1652. D’après l’Opus de doctrina temporum, t. II, Paris, 1627, p. 517-518, le monde a été créé le 26 octobre 3 984 avant Jésus-Christ à 9 heures. Mais d’après le Rationarii temporum pars secunda, Lib. secundus, ch. I, p. 63, le calcul de la durée entre la création et l’ère chrétienne montre que l’année du Christ est l’an 3 983 du monde. Le P. Mersenne, Questions inouïes, Question XXIV. Peut-on savoir au vrai à quelle heure, à quel jour, en quel mois, et en quelle année le monde a commencé, et quand il finira ?, résume les idées du P. Petau. Pour plus d’information, voir Preuves de Moïse 1 (Laf. 290, Sel. 322) et Preuves de Moïse 6 (Laf. 296, Sel. 327).

Voir Poulouin Claudine, Le temps des origines. L’Éden, le Déluge et les « temps reculés » de Pascal à l’Encyclopédie.

 

et Dieu ne devant plus détruire le monde, non plus que le recréer,

 

La première destruction est celle du Déluge.

Dans cette formule, Pascal suit Genèse, VIII, 21-22. « Le Seigneur [...] dit Je ne répandrai plus ma malédiction sur la terre à cause des hommes, parce que l’esprit de l’homme et toutes les pensées de son cœur sont portées au mal dès sa jeunesse. Je ne frapperai donc plus de mort, comme j’ai fait, tout ce qui est vivant et animé. Tant que la terre durera, la semence et la moisson, l’été et l’hiver, la nuit et le jour, ne cesseront point de s’entre suivre ».

Voir le fragment Dossier de travail (Laf. 392, Sel. 11). Lorsque les hommes étaient encore si proches de la création qu’ils ne pouvaient avoir oublié leur création et leur chute, lorsque ceux qui avaient vu Adam n’ont plus été au monde, Dieu a envoyé Noé et l’a sauvé et noyé toute la terre par un miracle qui marquait assez et le pouvoir qu’il avait de sauver le monde et la volonté qu’il avait de le faire et de faire naître de la semence de la femme celui qu’il avait promis. Ce miracle suffisait pour affermir l’espérance des élus. La mémoire du déluge étant encore si fraîche parmi les hommes lorsque Noé vivait encore Dieu fit ses promesses à Abraham et lorsque Sem vivait encore Dieu envoya Moïse, etc. La Bible de Port-Royal glose en ces termes ces versets : « J’aurai plus d’égard à l’avenir que je n’en ai eu, à la fragilité des hommes, et à cette pente effroyable au mal qui est dans leur cœur. Car si je voulais les envelopper dans un même supplice toutes les fois qu’ils s’abandonnent à la fureur de leurs passions, il faudrait de temps en temps détruire le monde, et envoyer souvent de nouveaux Déluges. C’est pourquoi désormais je n’interromprai plus l’ordre et le cours de la nature par ces châtiments extraordinaires de ma justice. Les saisons s’entresuivront comme elles ont fait jusqu’à cette heure, et je réserverai à l’autre vie la punition des grands crimes que les hommes auront commis en celle-ci. » La promesse est réitérée dans Genèse IX, 11 : « J’établirai mon alliance avec vous ; et toute chair qui a vie ne périra plus désormais par les eaux du déluge ; et il n’y aura plus à l’avenir de déluge qui extermine toute la terre » ; et au verset 15 : « Il n’y aura plus à l’avenir de déluge qui fasse périr dans ses eaux toute chair qui a vie ».

Le Déluge avait donc principalement une signification symbolique et sotériologique : l’intention de Dieu était de signifier de manière éclatante qu’il pouvait détruire le monde en ce qu’il avait de mauvais (le Déluge suivant Genèse, VI, 5, suit la constatation par Dieu que « la malice des hommes qui vivaient sur la terre était extrême, et que toutes les pensées de leur cœur étaient en tout temps appliquées au mal »), mais qu’il voulait sauver les hommes qui se conformaient à sa volonté (selon Genèse, VI, 9, « Noé fut un homme juste et parfait au milieu des hommes de son temps ; il marchait avec Dieu »). Le Déluge a administré cette preuve une fois pour toutes : il n’y avait pas lieu de la répéter.

Que Dieu ne veuille pas détruire le monde est indiqué dans Sagesse, I, 14 : « Il a créé tout afin que tout subsiste : toutes les créatures étaient saines dans leur origine ; il n’y avait rien en elles de contagieux ni de mortel ; et le règne des enfers n’était point alors sur la terre » (tr. de Port-Royal).

Rien n’indique d’où Pascal tire l’idée que Dieu aurait pu recréer le monde.

 

 ni donner de ces grandes marques de lui,

 

Parmi ces grandes marques de la toute-puissance et de la bonté de Dieu, on peut compter le passage de la mer Rouge. Voir Delassault Geneviève, Le Maistre de Sacy et son temps, p. 190 sq. Dieu a voulu montrer aux hommes qu’il est le maître des deux vies, au ciel et sur la terre. Voir Exode, Préface, II, p. XII. Il a accordé au peuple juif d’être sauvé par la mer Rouge, il l’a guidé au désert et l’a comblé de biens.

Havet, éd. des Pensées, II, 1866, p. 5, note : dans Loi figurative 30 (Laf. 275, Sel. 306), on trouve que la sortie de la mer Rouge est l’image de la rédemption. Ce sont les versets 10 et 11 d’Isaïe, LI, que Pascal interprète ainsi.

L’idée que, malgré la cessation de ces « grandes marques de Dieu » l’histoire d’Israël a toujours été jalonnée de prodiges montrant le toute-puissance de Dieu et le souci qu’il conservait de son peuple se trouve exprimée avec force dans Racine, Athalie, I, 1, par le grand-prêtre Joad :

« Et quel temps fut jamais si fertile en miracles ?

Quand Dieu par plus d’effets montra-t-il son pouvoir ?

Auras-tu donc toujours des yeux pour ne point voir,

Peuple ingrat ? Quoi ? toujours les plus grandes merveilles

Sans ébranler ton cœur frapperont tes oreilles ?

[...] Reconnaissez, Abner, à ces traits éclatants,

Un Dieu tel aujourd’hui qu’il fut dans tous les temps.

Il sait, quand il lui plaît, faire éclater sa gloire,

Et son peuple est toujours présent à sa mémoire. »

 

il commença d’établir un peuple sur la terre, formé exprès,

 

Sur Israël et les idées de Pascal et de Port-Royal sur le destin du peuple juif, voir Preuves par les Juifs I (Laf. 451, Sel. 691) et Preuves par les Juifs IV (Laf. 454-455, Sel. 694-695).

Lévitique, XX, 24. « Separavi vos a ceteris populis ». « Je suis le Seigneur votre Dieu, qui vous ai séparés de tout le reste des peuples » (tr. de la Bible de Port-Royal).

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 465 sq. Le mystère d’Israël. Voir aussi p. 484 sq., sur le choix fait par Dieu d’un peuple charnel, pour qu’il devienne un témoin non suspect.

Sellier Philippe, Israël : La rencontre de ce peuple m’étonne, in Port-Royal et la littérature, II, 2012, p. 233-251. « L’état des Juifs » est appelé à constituer l’un des « fondements » de la vision catholique du monde.

Ce passage fait partie d’un ensemble qui porte sur la manière dont, par des interventions successives, Dieu a assuré la pérennité du peuple qui portait, sans le savoir, l’annonce de l’Évangile. Lus en continuité, ces textes prennent un relief saisissant.

Dès les origines, Dieu a veillé à donner aux hommes des marques du pouvoir qu’il avait de les sauver malgré leur chute :

Dossier de travail (Laf. 392, Sel. 11). Lorsque les hommes étaient encore si proches de la création qu’ils ne pouvaient avoir oublié leur création et leur chute, lorsque ceux qui avaient vu Adam n’ont plus été au monde, Dieu a envoyé Noé et l’a sauvé et noyé toute la terre par un miracle qui marquait assez et le pouvoir qu’il avait de sauver le monde et la volonté qu’il avait de le faire et de faire naître de la semence de la femme celui qu’il avait promis. Ce miracle suffisait pour affermir l’espérance des élus. La mémoire du déluge étant encore si fraîche parmi les hommes lorsque Noé vivait encore Dieu fit ses promesses à Abraham et lorsque Sem vivait encore Dieu envoya Moïse, etc.

Le présent fragment souligne qu’après le Déluge, une étape est franchie : La création et le déluge étant passés et Dieu ne [devait] plus détruire le monde, non plus que le recréer ni donner de ces grandes marques de lui.

Il lui fallait alors confier à un peuple choisi la mémoire de ces marques de sa volonté : il commença d’établir un peuple sur la terre formé exprès qui devait durer jusqu’au peuple que le Messie formerait par son Esprit.

Dossier de travail (Laf. 392, Sel. 11). Dieu voulant se former un peuple saint, qu’il séparerait de toutes les autres nations, qu’il délivrerait de ses ennemis, qu’il mettrait dans un lieu de repos a promis de le faire et a prédit par ses prophètes le temps et la manière de sa venue. Et cependant pour affermir l’espérance de ses élus dans tous les temps il leur en a fait voir l’image, sans les laisser jamais sans des assurances de sa puissance et de sa volonté pour leur salut, car dans la création de l’homme Adam en était le témoin et le dépositaire de la promesse du sauveur qui devait naître de la femme.

Dieu a dû tenir compte de l’inconstance et du peu de mémoire des hommes, qui ne manquèrent pas de perdre de vue les grands miracles qui figuraient sa volonté divine. Dieu a alors donné au peuple un historien capable de rapporter ses origines, en la personne de Moïse :

Fragment joint à C1 (Sel. 741). Car quoiqu’il y eût environ deux mille ans qu’elles avaient été faites, le peu de générations qui s’étaient passées faisait qu’elles étaient aussi nouvelles aux hommes qui étaient en ce temps-là que nous le sont à présent celles qui sont arrivées il y a environ trois cents ans. Cela vient de la longueur de la vie des premiers hommes. En sorte que Sem, qui a vu Lamech, etc. Cette preuve suffit pour convaincre les personnes raisonnables de la vérité du Déluge et de la Création, et cela fait voir la Providence de Dieu, lequel, voyant que la Création commençait à s’éloigner, a pourvu d’un historien qu’on peut appeler contemporain, et a commis tout un peuple pour la garde de son livre. Et ce qui est encore admirable, c’est que ce livre a été embrassé unanimement et sans aucune contradiction, non seulement par tout le peuple juif, mais aussi par tous les rois et tous les peuples de la terre, qui l’ont reçu avec un respect et une vénération toute particulière. Ce fragment est complété par Preuves de Moïse 6 (Laf. 296, Sel. 327) : Sem qui a vu Lamech, qui a vu Adam, a vu aussi Jacob qui a vu ceux qui ont vu Moïse. Donc le déluge et la création sont vrais. Cela conclut entre de certaines gens qui l’entendent bien.

Preuves par les Juifs VI (Laf. 474, Sel. 711). La création du monde commençant à s’éloigner, Dieu a pourvu d’un historien unique contemporain, et a commis tout un peuple pour la garde de ce livre, afin que cette histoire fût la plus authentique du monde et que tous les hommes pussent apprendre par là une chose si nécessaire à savoir, et qu’on ne pût la savoir que par là.

L’étape suivante a été celle du mouvement prophétique.

Laf. 594, Sel. 491. Les miracles de la création et du déluge s’oubliant Dieu envoya la loi et les miracles de Moïse, les prophètes qui prophétisent des choses particulières. Et pour préparer un miracle subsistant il prépare des prophéties et l’accomplissement. Mais les prophéties pouvant être suspectes il veut les rendre non suspectes, etc.

Prophéties 15 (Laf. 335, Sel. 368). La plus grande des preuves de Jésus-Christ sont les prophéties. C’est aussi à quoi Dieu a le plus pourvu, car l’événement qui les a remplies est un miracle subsistant depuis la naissance de l’Église jusques à la fin. Aussi Dieu a suscité des prophètes durant mille six cents ans et pendant quatre cents ans après il a dispersé toutes ces prophéties avec tous les Juifs qui les portaient dans tous les lieux du monde. Voilà quelle a été la préparation à la naissance de Jésus-Christ dont l’Évangile devant être cru de tout le monde, il a fallu non seulement qu’il y ait eu des prophéties pour le faire croire mais que ces prophéties fussent par tout le monde pour le faire embrasser par tout le monde.

L’ensemble de cette action providentielle est résumé dans le fragment Prophéties VIII (Laf. 503, Sel. 738). Isaïe, 51 dit que la rédemption sera comme le passage de la mer Rouge. Dieu a donc montré en la sortie d’Égypte, de la mer, en la défaite des rois, en la manne, en toute la généalogie d’Abraham qu’il était capable de sauver, de faire descendre le pain du ciel, etc., de sorte que ce peuple ennemi est la figure et représentation du même Messie qu’ils ignorent. Il nous a donc appris enfin que toutes ces choses n’étaient que figures et ce que c’est que vraiment libre, vrai Israélite, vraie circoncision, vrai pain du ciel, etc.

La dernière étape est évidemment l’avènement du Messie, mais dans une obscurité qui devait éclairer les bons et laisser les méchants s’aveugler sur sa nature :

Laf. 594, Sel. 491. Conduite générale du monde envers l’Église. Dieu voulant aveugler et éclairer. Le même fragment conclut : L’événement ayant prouvé la divinité de ces prophéties le reste doit en être cru et par là nous voyons l’ordre du monde en cette sorte.

Sur le Déluge, voir Preuves de Moïse 6 (Laf. 296, Sel. 327).

 

qui devait durer jusqu’au peuple que le Messie formerait par son esprit.

 

Le peuple en question est le peuple chrétien, qui hérite de la vérité que les Juifs n’ont connue que sous la forme des figures.

Sellier Philippe, Israël : La rencontre de ce peuple m’étonne, in Port-Royal et la littérature, II, 2012, p. 233-251. Voir p. 242, sur la « théologie de la substitution », qui veut que « l’Israël incrédule a cédé son privilège de peuple de Dieu au nouvel Israël, qui est l’Église catholique » : p. 242. Elle pourrait s’appuyer sur Matthieu VIII, 11-12, et XXI, 43.