Fragment Misère n° 14 / 24 – Papier original : RO 73-1
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Misère n° 93-94 p. 19-19 v° / C2 : p. 38-39
Éditions savantes : Faugère I, 189, XXXII / Havet XXV.63 / Brunschvicg 115 / Tourneur p. 185-5 / Le Guern 61 / Maeda III p. 99 / Lafuma 65 / Sellier 99
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Bibliographie ✍
CROQUETTE Bernard, Pascal et Montaigne, Genève, Droz, 1974, p. 19. MARIN Louis, La critique du discours, Paris, éd. de Minuit, 1975, p. 115 sq. MARIN Louis, Pascal et Port-Royal, p. 17 sq. MARIN Louis, “Une ville, une campagne, de loin... : paysages pascaliens”, Littérature, 61, fév. 1986, p. 3-16 ; repris in Pascal et Port-Royal, p. 196-213. MESNARD Jean, “Point de vue et perspective dans les Pensées de Pascal”, in Treize études sur Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, P. U. B. P., 2004, p. 11-24. PARMENTIER Bérengère, Le siècle des moralistes, Paris, Seuil, 2000, p. 102 sq. |
✧ Éclaircissements
Diversité.
La diversité, chez Pascal, peut être considérée comme une forme excessive et déréglée de la variété.
Par elle-même, la diversité paraît plaisante : alors que l’uniformité suscite l’ennui, la variété engendre le plaisir de la surprise et de la nouveauté. Le fait que des choses soient diverses permet aussi en principe qu’on soit en mesure de les discerner et de faire entre elles les différences nécessaires. La Logique de Port-Royal, IV, ch. XI, VIe défaut (éd. de 1664), reproche aux géomètres de ne pas assez utiliser la division pour mettre de l’ordre dans les idées. Pascal montre ici qu’au contraire, la division qui devrait donner de la netteté aux idées ne leur apporte au contraire que du trouble, car non seulement les divisions sont plus ennuyeuses qu’éclairantes, mais qu’elles engendrent plus de confusion que de lumière.
Voir Marin Louis, La critique du discours, p. 120 sq. : Poussée indéfiniment, la division aboutit à la dispersion de l’objet originel, en une multitude d’éléments hétéroclites qui ne forment pas un système propre à en donner la compréhension. La division de l’espace, telle que l’effectue la géométrie, engendre toujours des parties identiques les unes aux autres. Mais dans la réalité, les choses se résolvent à l’infini, puisque l’on peut toujours poursuivre l’analyse, mais les parties qui en résultent ne sont pas homogènes : dans l’anatomie, la tête, une veine et le sang ne sont pas des réalités de même ordre, et on ne sait pas où il faut arrêter l’analyse pour bien discerner les parties qui composent le corps humain. De même, les maisons, les arbres et les jambes de fourmi sont des choses hétéroclites dont la conjonction n’engendre que du désordre.
Pascal insiste dans L’art de persuader sur le fait que la diversité n’est pas seulement dans les choses, mais aussi en l’homme. Voir De l’Esprit géométrique, II, De l’art de persuader, § 11, p. 416-417 :
« la manière d’agréer est bien sans comparaison plus difficile, plus subtile, plus utile et plus admirable ; aussi, si je n’en traite pas, c’est parce que je n’en suis pas capable ; et je m’y sens tellement disproportionné, que je crois la chose absolument impossible. […] La raison de cette extrême difficulté vient de ce que les principes du plaisir ne sont pas fermes et stables. Ils sont divers en tous les hommes, et variables dans chaque particulier avec une telle diversité, qu’il n’y a point d’homme plus différent d’un autre que de soi même dans les divers temps. Un homme a d’autres plaisirs qu’une femme ; un riche et un pauvre en ont de différents ; un prince, un homme de guerre, un marchand, un bourgeois, un paysan, les vieux, les jeunes, les sains, les malades, tous varient ; les moindres accidents les changent. »
La diversité conçue comme excès de la variété, peut être mise en opposition avec un autre excès mentionné dans la liasse Misère, savoir la tyrannie : la tyrannie consiste à vouloir abusivement réduire au même toutes les choses qui diffèrent en nature ; la diversité consiste au contraire à pulvériser les parties jusqu’à en détruire complètement l’unité. Ces remarques permettent de relier le présent fragment non seulement à l’idée de tyrannie, mais aux réflexions de Pascal sur la structure de l’Église. Voir les fragments Misère 6 (Laf. 58, Sel. 91) et Misère 7 (Laf. 58, Sel. 92).
La théologie est une science, mais en même temps combien est-ce de sciences ?
La théologie est considérée comme science, mais les opinions diffèrent sur la nature de cette science.
Thomas d’Aquin considère que c’est une science théorique. Voir la mise au point de Gilson Étienne, Le thomisme. Introduction à la philosophie de saint Thomas d’Aquin, 7e éd., Paris, Vrin, 1974.p. 12-45. ✍
Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, Prologue et Q. 1, éd. H. D. Gardeil, Paris, Desclée, 1968. Voir p. 96 sq., sur la théologie et sa méthode. La théologie comme science selon saint Thomas : p. 109 sq. Sur la structure authentiquement scientifique de la doctrine sacrée, selon saint Thomas, voir p. 113 sq.
Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, I, éd. Michon, p. 35. Chez Aristote, la théologie est la connaissance des choses divines : p. 35. Chez Thomas, c’est la doctrine sacrée, mais aussi la science que les bienheureux peuvent avoir de Dieu, et que Dieu a de soi. Dieu peut être connu par la métaphysique, de bas en haut, mais aussi de haut en bas, par les prophètes et par une vision immédiate : p. 35-36.
En revanche, Duns Scot considère que la théologie est une science pratique, c’est-à-dire une science qui apporte des connaissances sur la manière dont les commandements qui doivent conduire notre existence. Voir Duns Scot Jean, La théologie comme science pratique, éd. G. Sondag, p. 72 sq. La théologie doit être conçue comme sapientia plutôt que comme scientia, c’est-à-dire une connaissance relative à la pratique : p. 74 sq. Duns Scot ne nie pas que la théologie ne contienne des connaissances traitant de son objet, qui sont transmises par l’Écriture, mais selon lui le savoir théologique consiste essentiellement en des enseignements de nature pratique : quand il a reçu l’habitus théologique, l’intellect appréhende Dieu comme devant être aimé : p. 96. La nature pratique de la théologie n’exclut pas un savoir théorique, et elle ne se réduit pas à des commandements : la théologie « dans son entier est destinée à faire voir la fin sous la raison sous laquelle elle est désirable, et les moyens qui sont en vue de cette fin sous la raison sous laquelle ils sont ordonnés à la fin, ainsi que toutes les choses sur lesquelles une volonté non dirigée pourrait se tromper » : p. 97.
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Gouhier Henri, La pensée religieuse de Descartes, 2e éd., Paris, Vrin, 2006, p. 279-309. Voir l’Appendice, La crise de la théologie au temps de Descartes, qui distingue une diversité de théologies dans la Théologie générale à l’époque de Descartes et de Pascal. Théologie spéculative et théologie positive : p. 279 sq. Théologie spéculative et théologie mystique : p. 293 sq.
Miel Jan, Pascal and theology, Baltimore and London, The John Hopkins Press, 1969. Voir sur la théologie dans les Pensées, p. 148 sq.
♦ La théologie est une science d’autorité
Voir Préface au traité du vide, OC II, p. 778-779, sur la théologie comme science fondée sur l’autorité. « Dans les matières où l’on recherche seulement de savoir ce que les auteurs ont écrit, comme dans l’histoire, dans la géographie, dans la jurisprudence, dans les langues et surtout dans la théologie, et enfin dans toutes celles qui ont pour principe, ou le fait simple, ou l’institution divine ou humaine, il faut nécessairement recourir à leurs livres, puisque tout ce que l’on en peut savoir y est contenu : d’où il est évident que l’on peut en avoir la connaissance entière, et qu’il n’est pas possible d’y rien ajouter.
S’il s’agit de savoir qui fut premier roi des français, en quel lieu les géographes placent le premier méridien, quels mots sont usités dans une langue morte, et toutes les choses de cette nature, quels autres moyens que les livres pourraient nous y conduire ? Et qui pourra rien ajouter de nouveau à ce qu’ils nous en apprennent, puisqu’on ne veut savoir que ce qu’ils contiennent ?
C’est l’autorité seule qui nous en peut éclaircir. Mais où cette autorité a la principale force, c’est dans la théologie, parce qu’elle y est inséparable de la vérité, et que nous ne la connaissons que par elle : de sorte que pour donner la certitude entière des matières les plus incompréhensibles à la raison, il suffit de les faire voir dans les livres sacrés, comme, pour montrer l’incertitude des choses les plus vraisemblables, il faut seulement faire voir qu’elles n’y sont pas comprises ; parce que ses principes sont au-dessus de la nature et de la raison, et que, l’esprit de l’homme étant trop faible pour y arriver par ses propres efforts, il ne peut parvenir à ces hautes intelligences s’il n’y est porté par une force toute-puissante et surnaturelle. »
♦ La théologie est le centre de toutes les vérités, de sorte qu’on y revient toujours
Montaigne, Essais, I, XXX, éd. Garnier, I, p. 226 ; éd. Pléiade, p. 196. « Les sciences qui règlent les mœurs des hommes, comme la théologie et la philosophie, elles se mêlent de tout. Il n’est action si privée et secrète, qui se dérobe de leur connaissance et juridiction ».
Entretien avec M. de Sacy, éd. P. Mengotti et J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 126-127. La théologie est le centre de toutes les vérités, de sorte qu’on y revient constamment. « Je vous demande pardon, Monsieur, dit M. Pascal à M. de Saci, de m’emporter ainsi devant vous dans la théologie, au lieu de demeurer dans la philosophie qui était seule mon sujet ; mais il m’y a conduit insensiblement ; et il est difficile de n’y pas entrer, quelque vérité qu’on traite, parce qu’elle est le centre de toutes les vérités ; ce qui paraît ici parfaitement, puisqu’elle enferme si visiblement toutes celles qui se trouvent dans ces opinions. Aussi je ne vois pas comment aucun d’eux pourrait refuser de la suivre. Car s’ils sont pleins de la pensée de la grandeur de l’homme qu’ont-ils imaginé qui ne cède aux promesses de l’Évangile, qui ne sont autre chose que le digne prix de la mort d’un Dieu ? Et s’ils se plaisaient à voir l’infirmité de la nature leurs idées n’égalent plus celles de la véritable faiblesse du péché, dont la même mort a été le remède. Ainsi tous y trouvent plus qu’ils n’ont désiré et ce qui est admirable, ils s’y trouvent unis, eux qui ne pouvaient s’allier dans un degré infiniment inférieur. »
La théologie, ayant rapport à tous les aspects de la pensée, paraît se subdiviser en un grand nombre de sciences partielles, dont l’unité n’est pas nécessairement bien visible.
Un homme est un suppôt, mais si on l’anatomise, que sera-ce ? la tête, le cœur, l’estomac, les veines, chaque veine, chaque portion de veine, le sang, chaque humeur de sang ?
Un homme est un suppôt, et non l’homme est un suppôt.
Suppôt s’entend dans le sens de subjectum, et désigne ce qui sert de support à des qualités. Voir Lalande André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, art. Suppôt : le mot désigne la substance en tant qu’elle est considérée comme complète et individuelle. Cela correspond à l’idée de l’hypostasis : substantia. L’Hypokeimenon est le réceptacle qui reçoit la forme des idées. En logique, la suppositio theologica consiste en ce qu’on choisit un nom pour désigner un ens singulum individuum aut collectivum ; elle est arbitraire. Suppositio reale affirme l’inhérence des accidents au sujet réel. Sur ce problème, Pascal revient dans Laf. 688, Sel. 567, Qu'est-ce que le moi ?, qui conteste justement qu’on puisse définir le moi de l’homme comme un suppôt.
C’est le problème posé par le vaisseau de Thésée : le bateau a été conservé, et restauré au long des années ; peut-on dire que c’est le même lorsque toutes les pièces ont été échangées ? De même, le couteau de Jeannot : on a changé le manche du couteau, la lame du couteau ; au bout du compte, est-ce encore le même couteau ?
Une ville, une campagne, de loin c’est une ville et une campagne, mais à mesure qu’on s’approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis, des jambes de fourmis, à l’infini. Tout cela s’enveloppe sous le nom de campagne.
Ce passage ajoute au précédent le modèle de la perspective, qui a déjà été invoqué dans la liasse Vanité, avec la mise en mouvement du point de vue par rapport à l’objet observé. Voir Marin Louis, La critique du discours, p. 115 sq. L’approche, loin de donner les choses mêmes dans un mouvement qui conduirait à un contact direct, les dérobe au contraire à l’intelligence et à la vue. Au lieu de mieux voir quand on approche, l’objet ville se désintègre en une multiplicité d’éléments hétéroclites. Ce procédé consiste à utiliser la métaphore de la distance et du point de vue pour mettre en question le modèle ordinaire de la représentation. On retrouve d’une certaine manière le procédé employé dans Vanité 9 (Laf. 21, Sel. 55) : Ainsi les tableaux vus de trop loin et de trop près. Et il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu. Les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l’assigne dans l’art de la peinture, mais dans la vérité et dans la morale qui l’assignera ?
Ce qui fonctionne correctement dans la perspective n’est pas transposable dans la réalité humaine. On trouve aisément le bon point de vue lorsque l’on regarde un tableau composé selon les lois de la perspective, mais « dans la vérité et dans la morale », les choses sont beaucoup moins aisées.
Le mouvement qui divise progressivement la ville semble annoncer celui de Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230), “Disproportion de l’homme” : Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates, qu’un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ses jambes, du sang dans ses veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes, que divisant encore ces dernières choses il épuise ses forces en ces conceptions et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours. Il pensera peut-être que c’est là l’extrême petitesse de la nature. Mais il n’y a pas dans Diversité le même effet de vertige par division infinie.
Croquette Bernard, Pascal et Montaigne, p. 19. Renvoi à Montaigne, Essais, I, 46 : « quelque diversité d’herbes qu’il y ait, tout s’enveloppe sous le nom de salade » ; voir aussi Essais, I, XXX, éd. Garnier, I, p. 226 : « les sciences qui règlent les mœurs des hommes, comme la théologie et la philosophie elles se mêlent de tout. Il n’est action si privée et secrète, qui se dérobe de leur connaissance et juridiction. »
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Marin Louis, La critique du discours, p. 115 sq. Sur l’évanouissement à l’infini dans la division.
Marin Louis, Pascal et Port-Royal, Paris, P. U. F., 1997, p. 17 sq.
Marin Louis, ”Une ville, une campagne, de loin... : paysages pascaliens”, Littérature, 61, fév. 1986, p. 3-16 ; repris in Pascal et Port-Royal, p. 196-213.
Mesnard Jean, “Point de vue et perspective dans les Pensées de Pascal”, in Treize études sur Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, P. U. B. P., 2004, p. 11-24.