Fragment Misère n° 23 / 24 – Papier original :  RO 67-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Misère n° 102 p. 21 / C2 : p. 40

Éditions savantes : Faugère II, 130, VII / Michaut 187 / Brunschvicg 454 / Tourneur p. 187-4 / Le Guern 70 / Maeda III p. 150 / Lafuma 74 / Sellier 108

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Bibliographie

 

FERREYROLLES Gérard, Pascal et la raison du politique, Paris, Presses Universitaires de France, 1984, p. 131 sq.

MAGNIONT Gilles, Traces de la voix pascalienne. Examen des marques de l’énonciation dans les Pensées, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2003

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 197 sq.

 

Éclaircissements

Injusti.

 

Le sens de ce titre (les injustes) s’explique par l’allusion à la concupiscence : satisfaire la concupiscence, c’est satisfaire l’amour propre, ou comme dit Pascal, le moi. Or le moi, selon Pascal, est tyrannique et cherche toujours à se rendre maître des autres.

Fausseté des autres religions 8 (Laf. 210, Sel. 243). Tous les hommes se haïssent naturellement l’un l’autre. On s’est servi comme on a pu de la concupiscence pour la faire servir au bien public. Mais ce n’est que feindre et une fausse image de la charité, car au fond ce n’est que haine.

Fausseté des autres religions 9 (Laf. 211, Sel. 244). On a fondé et tiré de la concupiscence des règles admirables de police, de morale, et de justice. Mais dans le fond, ce vilain fond de l’homme, ce figmentum malum n’est que couvert. Il n’est pas ôté.

Voir Laf. 597, Sel. 494. Le moi est haïssable. Vous Miton le couvrez, vous ne l’ôtez point pour cela. Vous êtes donc toujours haïssable.

Point, car en agissant comme nous faisons obligeamment pour tout le monde on n’a plus sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient.

Mais si je le hais parce qu’il est injuste qu’il se fasse centre de tout, je le haïrai toujours.

En un mot le moi a deux qualités. Il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout. Il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice.

Et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice. Vous ne le rendez aimable qu’aux injustes qui n’y trouvent plus leur ennemi. Et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes.

Pourtant, le fragment Misère 23 semble amorcer l’idée de la raison des effets, qui sera développée dans les liasses suivantes. L’ordre établi faute de mieux pour concilier les concupiscences, tout injuste qu’il soit, n’en a pas moins sa valeur, en tant qu’ordre.

La liasse Grandeur revient sur ce sujet, mais sous un point de vue plus favorable, en remarquant que si la concupiscence ne parvient qu’à établir un ordre défectueux, elle a au moins le mérite d’établir un ordre, et un ordre qui fonctionne d’une manière qui préserve la société de la barbarie et de la guerre civile de tous contre tous. Voir Grandeur 2 (Laf. 106, Sel. 138) : Grandeur. Les raisons des effets marquent la grandeur de l’homme, d’avoir tiré de la concupiscence un si bel ordre.

Et de façon plus explicite encore, Pascal en conclut que cet ordre né de la concupiscence est une sorte de figure dégradée, mais une figure tout de même, de ce que sera l’ordre de la charité : voir Grandeur 14 (Laf. 118, Sel. 150). Grandeur de l’homme dans sa concupiscence même, d’en avoir su tirer un règlement admirable et en avoir fait un tableau de charité.

 

Concupiscence

 

Concupiscence est un terme technique du vocabulaire théologique, particulièrement chez saint Augustin. L’équivalent français serait cupidité. Voir le dossier Concupiscence.

 

Ils n’ont pas trouvé d’autre moyen de satisfaire leur concupiscence sans faire tort aux autres.

 

Qui désigne le mot ils ? G. Michaut pense que « ils » désigne sans doute les casuistes. Il se trouve en effet que, dans un fragment apparemment proche, Morale chrétienne 13 (Laf. 363, Sel. 395), Ils laissent agir la concupiscence et retiennent le scrupule, au lieu qu'il faudrait faire au contraire., ils désigne les casuistes auxquels Pascal s’en prend dans les Provinciales.

Sur le sens du pronom ils dans les Pensées, voir le livre de Gilles Magniont, Traces de la voix pascalienne. Examen des marques de l’énonciation dans les Pensées, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2003, particulièrement p. 70-74.

Mais ce n’est pas le cas ici. Dans aucun texte Pascal ne fait état de la concupiscence des casuistes, et encore moins du fait qu’elle pourrait faire tort aux autres. La similitude formelle des deux fragments ne permet pas de conclure à une identité de sujet.

Ils désigne dans Misère 23 les honnêtes gens, au sens où l’on entend cette expression au XVIIe siècle (qui est sans rapport avec le sens actuel).

La société humaine, selon Pascal, est composée d’une multitude de mois, tous animés par l’amour de soi-même (l’amour propre) : voir Laf. 978, Sel. 743 : La nature de l’amour propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi.

Ces mois humains cherchent chacun pour soi à dominer et à tyranniser les autres, comme l’indique le fragment Laf. 597, Sel. 494 : Le moi est haïssable. [] Le moi a deux qualités. Il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout. Il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Il en résulte, selon le fragment Fausseté des autres religions 8 (Laf. 210, Sel. 243), que tous les hommes se haïssent naturellement l’un l’autre. Mais comme dans cette guerre généralisée des amours propres, chaque moi a tous les autres contre lui, il est contraint, pour parvenir à se satisfaire, à composer avec eux, chacun laissant à l’autre de quoi se contenter à condition qu’il lui en accorde autant. C’est ainsi que Pascal interprète l’éthique de l’honnêteté et l’idéal de l’honnête homme, dont ses amis le chevalier de Méré et Damien Mitton ont fait la théorie : elle a pour but de satisfaire l’amour propre de chacun, tout en ménageant celui des autres en évitant de les gêner en s’imposant de manière tyrannique. L’honnêteté est un compromis entre l’amour propre de chacun et celui de tous les autres.

La manière dont le moi humain est contraint par nécessité de ménager les autres, qui n’est pas expliquée dans le présent fragment, est amplement décrite dans le texte sur l’amour propre, Laf. 978, Sel. 743 : La nature de l’amour propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misère ; il veut être grand, et il se voit petit ; il veut être heureux, et il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein d’imperfections ; il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu’il soit possible de s’imaginer ; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l’anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-même il la détruit, autant qu’il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres ; c’est‑à‑dire qu’il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi‑même, et qu’il ne peut souffrir qu’on les lui fasse voir ni qu’on les voie. S’ensuit un échange général des mensonges et des flatteries qui fait de l’honnêteté une sorte de marché commun au sein duquel les mois humains se ménagent les uns les autres en modérant leur propre tyrannie, pour obtenir qu’on les ménage eux-mêmes.

« Rien d’autre » signifie dans cette perspective rien d’autre que la morale de l’honnêteté. L’expression explique la place de ce fragment dans la liasse Misère : c’est par impuissance, faute de pouvoir s’imposer à tous les autres, comme ils voudraient bien pouvoir le faire, que l’amour propre et la concupiscence sont réduits à recourir à l’honnêteté. Voir le fragment Misère 24 (Laf. 75, Sel. 110), qui définit la misère de l’homme par l’expression vouloir et ne pouvoir.