Fragment Misère n° 6 / 24 – Papier original : RO 67-8
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Misère n° 79 p. 15 et 15 v° / C2 : p. 34
Éditions savantes : Faugère I, 188, XXXI / Havet VI.10 / Michaut 192 / Brunschvicg 332 / Tourneur p. 181-3 / Le Guern 54 / Maeda II p.239 / Lafuma 58 / Sellier 91
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Bibliographie ✍
✧ Éclaircissements
Tyrannie.
Voir le commentaire de Misère 7 et le dossier sur la notion de tyrannie.
La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre.
Ce n’est que dans un second temps, après avoir trouvé le terme de tyrannie, que Pascal parvient à une définition vraiment générale et au fond très abstraite, qu’il parvient à appliquer immédiatement à plusieurs domaines très différents les uns des autres.
On rend différents devoirs aux différents mérites : devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science.
Pascal introduit ici un ordre qui manque dans le célèbre texte des trois ordres : l’ordre de l’agrément.
D’autre part, il passe sous silence le troisième ordre, l’ordre de la charité.
La mention de l’amour pourrait donner à penser que, puisque la charité est par définition amour, l’expression « devoir d’amour à la charité » se réfère au troisième ordre. Mais il semble bien que, dans ce fragment, l’idée d’agrément soit entendue en un sens plus large, qui inclut par exemple les effets de l’art (peinture, musique, poésie), de la rhétorique (art de plaire).
On doit rendre ces devoirs‑là, on est injuste de les refuser, et injuste d’en demander d’autres.
Sur la définition des ordres comme sources de la définition de la justice et de l’injustice, voir le livre de Lazzeri Christian, Force et justice dans la politique de Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, notamment p. 263-327. ✍
Ainsi ces discours sont faux et tyranniques. « Je suis beau, donc on doit me craindre. Je suis fort, donc on doit m’aimer. Je suis... » Et c’est de même être faux et tyrannique de dire : « Il n’est pas fort, donc je ne l’estimerai pas. Il n’est pas habile, donc je ne le craindrai pas ».
La tyrannie n’est pas ordinairement associée à la fausseté, mais plutôt à la violence. Pascal semble attacher plus d’importance au fait que la tyrannie repose sur une manière de raisonner défectueuse, parce qu’elle enferme une confusion des ordres, qu’au fait que la tyrannie s’exerce le plus souvent par la force. Mais précisément, sa définition de la tyrannie lui permet de souligner que la force n’y est qu’un moyen, auquel peuvent s’en substituer bien d’autres (comme l’imagination, la coutume et d’autres puissances trompeuses), mais que l’essentiel en repose sur une confusion volontaire des ordres.
Les énoncés du type Je suis beau, donc on doit me craindre soulignent ironiquement par la conjonction donc l’absurdité du raisonnement que l’on prête aux esprits tyranniques. Pascal utilisera le même procédé dans le fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681), pour faire sentir au lecteur l’incohérence du raisonnement du libertin qui, tout conscient qu’il est de sa misère, refuse de chercher s’il pourrait lui trouver un remède. Le caractère quelque peu burlesque d’une formule comme Je suis fort, donc on doit m'aimer, rappelle que, quoiqu’elle puisse effrayer au premier abord, la tyrannie a toujours quelque chose de ridicule, puisqu’en suivant des voies qui ne sont pas adaptées, elle se condamne elle-même à l’échec à plus ou moins longue échéance.