Fragment Morale chrétienne n° 4 / 25 – Papier original : RO 405-5
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Morale n° 361 p. 177 / C2 : p. 209
Éditions de Port-Royal : Chap. III - Veritable Religion prouvée par les contrarietez : 1669 et janvier 1670 p. 43 / 1678 n° 20 p. 46
Éditions savantes : Faugère II, 144, IX / Havet XII.16 / Brunschvicg 524 / Tourneur p. 290-4 / Le Guern 335 / Lafuma 354 / Sellier 386
______________________________________________________________________________________
Bibliographie ✍
ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970. LAPORTE Jean, La Doctrine de Port-Royal : les vérités de la grâce, Presses Universitaires de France, Paris, 1923. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993. MESNARD Jean, Pascal, coll. Les écrivains devant Dieu, Paris, Desclée de Brouwer, 1965. PASCAL Blaise, Œuvres complètes, éd. J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1991, p. 592-638. SCHMITZ DU MOULIN Henri, Blaise Pascal. Une biographie spirituelle, Assen, Van Gorcum, 1982. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. SELLIER Philippe, ““Abandonné... dans une île déserte” : fantasmatique et théologie dans les Pensées”, in Essais sur l’imaginaire classique, Paris, Champion, 2003, p. 165-173. |
✧ Éclaircissements
Il n’y a point de doctrine plus propre à l’homme que celle‑là
Ce fragment apporte un bref écho à la première partie du plan d’Apologie, où Pascal a défini la nature humaine par l’opposition de la grandeur et de la misère. Il évoque à présent une autre dualité, qui n’est pas d’ordre moral ni anthropologique, mais relève de la théologie de la grâce. Celle-ci rend compte de la condition présente de la nature humaine : il n’y a point de doctrine plus propre à l’homme. Elle explique ce que les systèmes philosophiques des stoïciens et des sceptiques ne pouvaient que constater de façon partielle.
Mais cette double capacité de recevoir et de perdre la grâce ne recouvre pas simplement le couple de la grandeur et de la misère. Elle a une portée plus vaste.
La conscience de la misère, qui engendre le désespoir, aussi bien que la prétention à la grandeur, qui engendre l’orgueil, sont toutes deux des produits de la perte de la grâce : c’est la concupiscence profondément ancrée dans la cœur de l’homme à la suite du péché originel qui est la source de l’orgueil comme du désespoir. À ces deux produits de la concupiscence s’oppose ici la capacité de la nature de l’homme de recevoir la grâce, qui l’arrache au péché et lui évite tout à la fois l’orgueil et le désespoir.
On peut représenter cette double dualité par le tableau suivant :
Recevoir la grâce |
État de grâce |
Perdre la grâce |
Conscience de la misère et désespoir |
Volonté de grandeur et orgueil |
Il faut cependant ajouter qu’il existe malgré tout un rapport entre le couple grandeur-misère et le couple recevoir et perdre la grâce : le désir de grandeur est une rémanence ou une trace vide de l’état originel de l’homme, dans lequel Adam n’était pas soumis à la concupiscence ; la conscience de la misère provient du sentiment confus que l’homme a perdu sa dignité primitive par le péché originel, et se trouve réduit à une bassesse qui n’était pas la sienne à l’origine.
Cette explication du double aspect de la nature humaine est plus profonde que celle que proposent les philosophes, puisqu’elle s’élève de l’anthropologie à la théologie. La liasse Morale chrétienne prolonge ce volet théorique : comme il connaît bien l’homme, le christianisme est seul capable de l’éclairer sur lui-même. Mais surtout, sa doctrine est plus propre à l’homme, parce qu’elle propose une redéfinition des idées de grandeur et de misère qui enferme une morale nouvelle.
La véritable dignité de l’homme, ce n’est pas de s’enfermer dans la posture orgueilleuse des philosophes stoïciens, mais de devenir enfant de la grâce.
La véritable misère de l’homme n’est pas de se désespérer de l’impuissance de sa nature, mais de succomber à la concupiscence et au péché.
La véritable morale ne dépend pas de quelques préceptes semblables à ceux que proposent les philosophes. La liasse Morale chrétienne ne contient aucune règle de vie formelle ni impérative. Mais elle n’en indique pas moins ce qui doit être le fondement de la morale : une attitude de prière pour demander à Dieu la grâce qui seule délivre l’âme de l’orgueil et du désespoir, et la crainte de perdre cette grâce par le péché.
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 242-244.
qui l’instruit de sa double capacité de recevoir et de perdre la grâce
Pascal souligne la dualité de la capacité en question par l’addition de l’adjectif double dans l’interligne.
Sur le régime de la grâce en général, voir Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal : les vérités de la grâce.
La Lettre sur la possibilité des commandements, premier dans l’ordre chronologique des Écrits sur la grâce, est largement consacrée à cette double capacité de l’homme de recevoir, mais aussi de perdre la grâce de Dieu d’un moment à l’instant suivant.
Voir principalement, dans OC III, éd. J. Mesnard, l’introduction à ces Écrits, et, dans la Lettre sur la possibilité des commandements, les passages suivants :
Lettre, 2, § 28, OC III, éd. J. Mesnard, p. 655 : « D’où vous voyez combien il se conclut nécessairement qu’encore qu’il soit vrai en un sens que Dieu ne laisse jamais un juste, si le juste ne le laisse le premier, c’est-à-dire que Dieu ne refuse jamais sa grâce à ceux qui le prient comme il faut, et qu’il ne s’éloigne jamais de ceux qui le cherchent sincèrement, il est pourtant vrai en un autre sens que Dieu laisse quelquefois les justes avant qu’ils l’aient laissé ; c’est-à-dire que Dieu ne donne pas toujours aux justes le pouvoir prochain de persévérer dans la prière. Car puisque le Concile déclare que les justes n’ont pas toujours le pouvoir de persévérer, d’où nous avons vu qu’il s’infère de nécessité que c’est s’opposer au Concile de dire, de quelque juste que ce soit, que Dieu lui donne le pouvoir prochain de prier dans l’instant suivant ; ne paraît-il pas qu’il y a des justes que Dieu laisse sans ce pouvoir pendant qu’ils sont encore justes, c’est-à-dire avant qu’ils aient laissé Dieu, même par aucun péché véniel, puisque, si Dieu ne refusait ce secours prochain à aucun de ceux qui n’ont commis aucun péché véniel depuis leur justification, il s’ensuivrait que tous les justifiés recevraient avec leur justification le pouvoir prochain de persévérer par un secours général, et non pas spécial ? »
Sur le délaissement des justes par Dieu, voir Lettre, 3, § 14-19, OC III, p. 669-672.
« 14. Ce double délaissement a été si bien traité dans la Lettre d’un Abbé à un Président qu’il est ridicule d’en parler davantage, et je ne le fais que parce que vous le voulez. En voici quelques preuves :
§ 15. (Aug. de Corr. et grat. c. 12) Saint Augustin, parlant des réprouvés qui ont entré dans la justice et qui n’y persévèrent pas, dit : Ils reçoivent la grâce ; mais ils ne sont que pour un temps ; ils quittent et ils sont quittés ; car ils ont été abandonnés à leur libéral arbitre par un jugement juste, mais caché. Vous voyez en ce peu de paroles le double délaissement dont je parle. Ils quittent, dit-il, et ils sont quittés ; en ce délaissement l’homme précède et Dieu suit ; en ce délaissement il n’y a point de mystère, mais si l’on veut savoir la cause pourquoi, etc.
§ 16. Mais, si l’on veut savoir la cause pourquoi ils ont quitté, il en donne pour unique raison que Dieu les avait laissés à leur libéral arbitre. Et si l’on demande pourquoi, étant justes aussi bien que les élus, Dieu les laisse à leur libéral arbitre et non pas les élus, il déclare que c’est par un jugement caché. D’où il se voit que ce n’est point pour avoir mal usé de la grâce qui était en eux, ni pour s’être attribué l’effet de la grâce, car en ce cas le discernement n’aurait pas une cause cachée, mais bien connue. Enfin ce n’est pour aucune raison qui puisse nous être connue, puisque c’est par un jugement occulte ; ce qui est d’une si grande force que je vous la laisse à exagérer. Et comme saint Augustin parle en cet endroit de tous les réprouvés qui ont quelque temps la grâce, on voit de quelle manière leur chute arrive, par cette connaissance qu’il en donne.
§ 17. Ce double délaissement qui paraît dans tous les ouvrages des saints, mais plus clairement dans les uns que dans les autres, est encore bien nettement expliqué dans saint Prosper, lorsqu’il dit : Dieu ne quitte point un juste, si le juste ne le quitte auparavant. Il ajoute : Et bien souvent il fait qu’il ne le quitte point. Par où vous voyez que Dieu ne fait pas toujours que les justes ne le quittent point. Mais si l’on demande à saint Prosper pourquoi il fait que quelques justes ne le quittent pas, et non pas les autres, il répond que Cette question, pourquoi Dieu retient ceux-ci et non pas ceux-là, est une chose qui est défendue d’être recherchée et qu’il est impossible de trouver. Et sur quoi il faut s’écrier : Ô profondeur ! ô grandeur ! etc.
§ 18. Vous voyez par là ce double délaissement dont je vous parle. Mais quand on n’aurait ni ces passages ni tous les autres où il aurait arrivé d’en parler nettement, la chose ne laisserait pas d’être claire et d’une nécessité absolue dans leur principe. Car qui ne sait que c’est un principe indubitable dans la doctrine de saint Augustin que la raison pour laquelle, de deux justes, l’un persévère et l’autre ne persévère pas est un secret absolument incompréhensible ? D’où il se voit que tous les justes n’ont pas le moyen prochain de persévérer, puisque, si le différent usage que leur libéral arbitre ferait de ce pouvoir était la cause de leur discernement, il n’y aurait point de mystère.
§ 19. Qui ne sait que dans saint Augustin tous les élus, c’est-à-dire tous ceux qui persévèrent, persévèrent par une grâce qui les fait persévérer très invinciblement, et sans laquelle ils ne pourraient pas persévérer ?
Qui ne sait quelle différence il met entre la persévérance d’Adam et des anges, et celle des hommes d’à présent ?
Qui ne sait que c’est lui qui donne la persévérance dans l’oraison ?
Que la grâce se fait désirer, et opère dans l’homme tout le bien qu’il fait ?
Que les justes sont retenus en cette vie, jusqu’à ce que la grâce ait rendu leur volonté bonne, et en sont ôtés lorsque leur volonté deviendrait méchante ?
Et qu’au contraire les réprouvés qui sont justes sont laissés en cette vie jusqu’à ce que leur volonté soit changée, quoiqu’ils pussent en être ôtés auparavant ? »
Pascal renvoie sur ce sujet à Bourzeis Amable, Lettre d’un abbé à un président sur la conformité de saint Augustin avec le concile de Trente, touchant la manière dont les justes peuvent délaisser Dieu, et être ensuite délaissés de lui, 1649 (BNF : D.3963). Voir sur cet opuscule OC III, éd. J. Mesnard, p. 552.
Sur le fond de cette doctrine, et la question de la « cessation de la bonne vie », voir OC III, éd. J. Mesnard, p. 606 sq.
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 229 sq.
Sellier Philippe, ““Abandonné... dans une île déserte” : fantasmatique et théologie dans les Pensées”, in Essais sur l’imaginaire classique, p. 165-173 ; voir particulièrement p. 168 sq.
Schmitz Du Moulin Henri, Blaise Pascal. Une biographie spirituelle, p. 91 sq.
à cause du double péril où il est toujours exposé, de désespoir ou d’orgueil.
Sur le désespoir, voir nos commentaires sur Morale chrétienne 2 (Laf. 352, Sel. 384), et Excellence 5 (Laf. 192, Sel. 225) : La connaissance de Dieu sans celle de sa misère fait l’orgueil. La connaissance de sa misère sans celle de Dieu fait le désespoir. La connaissance de Jésus-Christ fait le milieu parce que nous y trouvons, et Dieu et notre misère. Voir le dossier thématique sur le désespoir.
On peut avoir l’impression que l’on a affaire, dans ce fragment, à une de ces « fausses fenêtres » que dénonce Laf. 559, Sel. 466 : Ceux qui font les antithèses en forçant les mots sont comme ceux qui font de fausses fenêtres pour la symétrie. Leur règle n’est pas de parler juste mais de faire des figures justes, car aux deux termes recevoir et perdre la grâce ne répondent pas les deux termes désespoir et orgueil, puisque ces deux derniers rentrent tous deux sous perdre la grâce (voir plus haut). En réalité, on se trouve devant un cas de dichotomie qui rappelle la dialectique platonicienne, avec deux oppositions, dont l’une est incluse dans l’un des termes de l’autre.