Fragment Perpétuité n° 11 / 11 – Papier original : RO 255-2 et 255-2 v°
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Perpétuité n° 327 p. 149 / C2 : p. 179
Éditions de Port-Royal : Chap. X - Juifs : 1669 et janvier 1670 p. 88-89 / 1678 n° 21 et 17 p. 88-89
Éditions savantes : Faugère II, 362, XX / Havet XV.12 / Brunschvicg 608 / Tourneur p. 274-2 / Le Guern 272 / Lafuma 289 / Sellier 321
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Bibliographie ✍
DESCOTES Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 126-127. LEIBNIZ, De arte combinatoria, Mathematische Schriften, V, OLMS, 1971. MESNARD Jean, “La théorie des figuratifs dans les Pensées de Pascal”, La culture du XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 426-453. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. SERRES Michel, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, II, Paris, Presses Universitaires de France, 1968. |
✧ Éclaircissements
Les Juifs charnels tiennent le milieu entre les chrétiens et les païens. Les païens ne connaissent point Dieu et n’aiment que la terre, les Juifs connaissent le vrai Dieu et n’aiment que la terre, les chrétiens connaissent le vrai Dieu et n’aiment point la terre.
Dans la phrase initiale du fragment Les Juifs charnels tiennent le milieu entre les chrétiens et les païens, sur le manuscrit, le mot charnels est placé en addition, au-dessus de la première ligne. Mais comme le texte est copié, rien ne permet de penser que le copiste reproduit une addition de Pascal. Cependant les lignes qui suivent se comprennent mieux si l’on suppose que le mot charnels ne figurait pas dans le premier jet : la proposition les juifs connaissent le vrai Dieu et n’aiment que la terre n’enferme pas la distinction des spirituels et des charnels, et ne mentionne que les Juifs en général. Ce n’est que dans la dernière phrase du fragment que sont expressément distingués ceux qui ont les affections païennes, et les autres qui avaient les affections chrétiennes.
L’ensemble se présente comme un tableau combinatoire.
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Connaissance de Dieu |
Amour de la terre |
Païens |
Non |
Oui |
Juifs |
Oui |
Oui |
Chrétiens |
Oui |
Non |
Il manque une catégorie dans la typologie : ceux qui ne connaissent pas Dieu et qui n’aiment pas la terre. C’est que la combinaison, possible abstraitement, ne l’est pas réellement, en vertu de la doctrine des concupiscences : les hommes qui ne connaissent pas Dieu aiment nécessairement la terre. Sur les modes d’exclusion de telles combinaisons inutiles, voir Leibniz, De arte combinatoria, Mathematische Schriften, V, p. 15. Déf. 13 : « Variatio (inutilis) est quae propter materiam subjectam locum habere non potest » : un exemple est celui de la combinaison de l'eau et du feu, qui est impossible.
Voir aussi Serres Michel, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, II, p. 430 sq. Règles de bonne formation pour éliminer les combinaisons inutiles : elles relèvent non de la combinatoire comme telle, mais de la discipline dont dépendent les choses que l'on fait varier.
C’est bien le cas ici : ce qui oblige à rejeter la quatrième combinaison, c’est que, comme il n’existe que deux délectations, l’homme doit être soumis à l’une des deux, et s’il ne connaît pas Dieu, il ne peut qu’aimer la terre. Mais cette raison relève de la psychologie de la nature corrompue, et non des nécessités intrinsèques de la combinatoire.
Noter que dans cette classification, la distinction entre vrais Juifs et Juifs charnels manque complètement, alors que la première phrase semble devoir la rendre nécessaire. Elle ne réapparaît que plus bas, dans la dernière phrase.
On trouve d’autres classifications du même genre dans certains fragments proches.
Religion aimable 2 (Laf. 222, Sel. 255). Les Juifs charnels et les païens ont des misères et les chrétiens aussi. Il n’y a point de rédempteur pour les païens, car ils n’en espèrent pas seulement. Il n’y a point de rédempteur pour les Juifs : ils l’espèrent en vain. Il n’y a de rédempteur que pour les chrétiens. Voyez Perpétuité.
Loi figurative 25 (Laf. 270, Sel. 301). Les Juifs avaient vieilli dans ces pensées terrestres : que Dieu aimait leur père Abraham, sa chair et ce qui en sortait, que pour cela il les avait multipliés et distingués de tous les autres peuples sans souffrir qu’ils s’y mêlassent, que quand ils languissaient dans l’Égypte il les en retira avec tous ses grands signes en leur faveur, qu’il les nourrit de la manne dans le désert, qu’il les mena dans une terre bien grasse, qu’il leur donna des rois et un temple bien bâti pour y offrir des bêtes, et, par le moyen de l’effusion de leur sang qu’ils seraient purifiés, et qu’il leur devait enfin envoyer le Messie pour les rendre maîtres de tout le monde, et il a prédit le temps de sa venue.
Perpétuité 7 (Laf. 287, Sel. 319). Les vrais juifs et les vrais chrétiens ont toujours attendu un Messie qui les ferait aimer Dieu et par cet amour triompher de leurs ennemis.
Sur la notion de Juifs charnels, voir Perpétuité 8 (Laf. 286, Sel 318), et Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 502, pour l’origine et le sens du mot charnel.
Les Juifs et les païens aiment les mêmes biens. Les Juifs et les chrétiens connaissent le même Dieu.
Pascal a commencé par marquer les différences ; il marque ensuite les parentés. Cette formule a l’intérêt de marquer ce qui fait des Juifs le milieu, semblable à la fois aux païens et aux chrétiens.
Mais elle ne tient pas compte de la différence entre les charnels et les spirituels qui traverse les trois catégories des païens, des Juifs et des chrétiens. Pascal la réintègre, sur le cas particulier des Juifs, dans la dernière phrase du fragment.
Preuves par les Juifs III (Laf. 453, Sel. 693). Pour montrer que les vrais Juifs et les vrais chrétiens n’ont qu’une même religion [...]. Que les vrais Juifs ne considéraient leur mérite que de Dieu et non d’Abraham.
Le mot bien permet d’établir un lien entre les fragments de Perpétuité et la liasse Souverain bien, qui traitait des biens que les hommes aiment en général. Pascal aborde ici le problème des biens qu’aiment les Juifs, selon qu’ils sont de cœur spirituel ou charnel.
Perpétuité 9 (Laf. 287, Sel. 319). Les vrais juifs et les vrais chrétiens ont toujours attendu un Messie qui les ferait aimer Dieu et par cet amour triompher de leurs ennemis.
Les Juifs étaient de deux sortes : les uns n’avaient que les affections païennes, les autres avaient les affections chrétiennes.
Au début du fragment, dans la phrase Les Juifs charnels tiennent le milieu entre les chrétiens et les païens, sur le manuscrit, le mot charnels est placé en addition, au-dessus de la première ligne. Mais comme le texte est copié, rien ne permet de penser que le copiste reproduit une addition de Pascal. Cependant les lignes qui suivent se comprennent mieux si l’on suppose que le mot charnels ne figurait pas dans le premier jet : la proposition les juifs connaissent le vrai Dieu et n’aiment que la terre n’enferme pas la distinction des spirituels et des charnels. Ce n’est que dans cette dernière phrase que sont expressément distingués ceux qui ont les affections païennes, et les autres qui avaient les affections chrétiennes.
Affection : passion de l’âme qui nous fait vouloir du bien à quelqu’un ou nous plaire à quelque chose. On le dit de l’amour et de l’amitié (Furetière). Selon le Dictionnaire de l’Académie, se dit aussi de l’ardeur avec laquelle on se porte à dire, à faire quelque chose (je le ferai avec affection).
Mesnard Jean, “La théorie des figuratifs dans les Pensées de Pascal”, La culture du XVIIe siècle, Paris, P. U. F., 1992, p. 437. Parallèles entre les Juifs, les païens et les chrétiens.
Loi figurative 25 (Laf. 270, Sel. 301). Les Juifs avaient vieilli dans ces pensées terrestres : que Dieu aimait leur père Abraham, sa chair et ce qui en sortait, que pour cela il les avait multipliés et distingués de tous les autres peuples sans souffrir qu’ils s’y mêlassent, que quand ils languissaient dans l’Égypte il les en retira avec tous ses grands signes en leur faveur, qu’il les nourrit de la manne dans le désert, qu’il les mena dans une terre bien grasse, qu’il leur donna des rois et un temple bien bâti pour y offrir des bêtes, et, par le moyen de l’effusion de leur sang qu’ils seraient purifiés, et qu’il leur devait enfin envoyer le Messie pour les rendre maîtres de tout le monde, et il a prédit le temps de sa venue.
Perpétuité 9 (Laf. 287, Sel. 319). Qui jugera de la religion des Juifs par les grossiers la connaîtra mal. Elle est visible dans les saints livres et dans la tradition des prophètes qui ont assez fait entendre qu’ils n’entendaient pas la loi à la lettre. Ainsi notre religion est divine dans l’Évangile, les apôtres et la tradition, mais elle est ridicule dans ceux qui la traitent mal.
Le Messie selon les Juifs charnels doit être un grand prince temporel. J.-C. selon les chrétiens charnels est venu nous dispenser d’aimer Dieu, et nous donner des sacrements qui opèrent tout sans nous ; ni l’un ni l’autre n’est la religion chrétienne, ni juive.
Les vrais juifs et les vrais chrétiens ont toujours attendu un Messie qui les ferait aimer Dieu et par cet amour triompher de leurs ennemis.
Pour approfondir…
Jean Mesnard, dans son étude sur la théorie des figuratifs, renvoie à propos de ce fragment à Jansénius, Augustinus, III, III, 6 in fine [p. 117 ; p. 283 sur l’éd. électronique]. « Ex quibus utcumque perspici potest, cujusmodi esset status filiorum veteris Testameti. Nimirum quemadmodum nulla nisi veteris hominis bona diligebant, ita nulla nisi ipsius mala metuebant. Ex isto amore atque timore decalogum carnaliter boni custodiebant, vel potius sibi custodire videbantur, mali etiam aperte violabant. Ex isto amore atque timore templa, sacrificia, sacramenta frequentabant, totumque durissimum illud caeremoniarum praefigurantium jugum serviliter sustinebant. Ex isto amore atque timore tota eorum justitia nascebatur, quam Apostolus, quamvis in lege conversatus sine querela arbitratus est ut stercora. Cardinem enim voluntatis rapiebat, non fides, quae per veram Dei dilectionem operatur, sed, ut non semel Augustinus docet, Terrena cupiditas, cujus fomentum ac praemium lex illa ex professo promittebat, metusque carnalis, hoc est, terrenam felicitatem vel cupiditate adipiscendi, vel timore amittendi. De cujusmodi Dei observatione subjungit Augustinus : Sic autem praecepta qui facit ac per hoc in animo non fecit. Mavult enim omnino non facere, si secundaneae cepit et metuit, permittatur impune. Ac per hoc in ipsa voluntate intus est reus, ubi qui praecipit, inspicit Deus. Tales erant filii terrenae Hierusalem.Et rursum inferius : Hi ad vetus pertinent Testamentum, quod in servitutem generat : quia facit eos carnalis timor et cupiditas servos, non evangelica fides, spes et charitas liberos.
Hanc igitur filiorum veteris Testamenti conditionem quisquis attente consideraverit, videbit utique non multum eos gentilibus praestitisse : amor enim hujus mundi, qui Augustino teste, non est a Deo, amor fruendi creaturis utrisque dominabatur. Ex quo et inter gentes, maximeque Romanos, nonnulli carnalem illam justitiam cum civibus et hostibus coluerunt. Sed in eo erat eorum qui boni inter illos erant, prae Gentilibus, Romanisque praecellentia, quod isti boni a Deo vero, non ab idolis ac daemonibus, ut Gentes impiique Judaei, concupitam promissamque felicitatem exspectarent. Quo fit ut quamvis cordis interni cardo per hujus mundi dilectionem a Deo vero, sicut et gentium recederet, non tamen eousque ut in daemonia aut idola laberentur. Agnovit hanc Synagogae veteris a Gentibus discrepantiam, et expressit Aug. Hic, inquit, populus ideo melior erat gentibus, quod quamvis praesentia bona et temporalia, tamen ab uno Deo quaerebat, qui est creator omnium et spiritalium et corporalium.
Et alio in loco : Iste ergo recessit a Deo, sed non longe : quia quasi pecus factus sum, et ego semper tecum. Illi vero longe recesserunt : quia non solum terrena desideraverit, sed ea a daemonibus et a diabolo petierunt. »
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 498 sq., sur la catégorie du judaïque.
La typologie initiale est approfondie par le fait que Pascal distingue à présent deux sortes de Juifs, spirituels et charnels. Cette technique est fréquente chez Pascal : après avoir composé une typologie à trois termes définis différentiellement, il scinde le terme central, les Juifs, en charnels et spirituels, chacun lié à l’un des termes voisins extrêmes. Voir Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, p. 126-127.
Mais comment Pascal effectue la scission en dupliquant pour ainsi dire la catégorie des Juifs, en considérant non pas les deux aspects caractéristiques, mais uniquement celui qui touche les affections, c’est-à-dire ce que les Juifs aiment. Dans ce cas, on a deux sortes de Juifs :
ceux qui ont les affections païennes : les Juifs charnels ou grossiers,
ceux qui ont les affections chrétiennes : les vrais Juifs.
La généralisation de la distinction des spirituels et des charnels à toutes les catégories aboutit, par exemple dans le fragment Perpétuité 8 (Laf. 286, Sel 318), à une classification plus complexe.
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Connaissance de Dieu |
Amour de la terre |
Païens adorateurs des bêtes |
Non |
Oui |
Païens monothéistes |
Oui, au moins pour la connaissance de Dieu |
Oui |
Juifs charnels |
Oui |
Oui |
Juifs spirituels |
Oui |
Non |
Chrétiens grossiers |
Oui |
Oui |
Vrais chrétiens |
Oui |
Non |
Le fait que certains Juifs au cœur charnel soient demeurés attachés à la terre, c’est-à-dire aux cérémonies les plus formelles de leur religion explique qu’il y ait eu une rupture entre judaïsme et christianisme. Mais la continuité entre vrais Juifs et chrétiens spirituels assure la perpétuité de la religion chrétienne des origines à l’époque moderne.