Fragment Philosophes n° 3 / 8 – Papier original : RO 416-4

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Philosophes n° 194 p. 61 / C2 : p. 85

Éditions savantes : Faugère II, 95, XII / Havet XXV.32 / Brunschvicg 509 / Tourneur p. 214-1 / Le Guern 131 / Lafuma 141 / Sellier 174

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Bibliographie

 

ARNAULD Antoine et NICOLE Pierre, La logique, III, XV, éd. D. Descotes, Champion, 2011, p. 416 sq.

BLANCHÉ Robert, La logique et son histoire d’Aristote à Russell, Paris, Colin, 1970, p. 113.

DESCOTES Dominique, “Piège et paradoxe chez Pascal”, in Méthodes chez Pascal, Paris, P. U. F., 1979, p. 509-520.

SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008, p. 502 sq.

THIROUIN Laurent, “Le cycle du divertissement”, in Le Pensées di Pascal : dal disegno all’edizione, Studi francesi, Rosenberg e Sellier,143, anno XVIII, fasc. II, mai-août 2004, Rosenberg e Sellier, p. 260-272.

 

Éclaircissements

 

Philosophes.

La belle chose de crier à un homme qui ne se connaît pas, qu’il aille de lui‑même à Dieu.

 

La belle chose… : expression ironique, qui marque le mépris sous l’apparence de l’admiration. Furetière note que dans des expressions comme il vous fait beau voir (pour dire vous avez mauvaise grâce de faire telle chose), ou il nous la baille belle, pour dire il nous en a bien fait accroire, ou encore, des choses qu’on méprise, c’est un beau venez y voir, l’adjectif beau a un sens ironique. En fait, Pascal juge également ridicules les deux situations envisagées, parce qu’elles supposent une égale méconnaissance de la nature humaine. Il exprime ce jugement sous la forme d’un dilemme.

Pourquoi est-il ridicule de demander à un homme qui ne se connaît pas d’aller de lui-même à Dieu ?  Parce qu’il en est incapable.

Pascal pense que, du point de vue théorique, l’homme ne peut pas connaître utilement Dieu par la raison naturelle (voir le fragment Excellence 2 (Laf. 190, Sel. 222), et que du point de vue pratique sa faiblesse et sa vanité excluent qu’il « aille de lui-même à Dieu ». On ne peut aller à Dieu qu’en se connaissant, c’est-à-dire en connaissant sa misère, suite du péché originel, car c’est elle que Jésus-Christ est venu réparer. Voir le fragment Excellence 4 (Laf. 191, Sel. 224) : Il est non seulement impossible mais inutile de connaître Dieu sans J. C.

Excellence 1 (Laf. 189, Sel. 221). Dieu par J.-C.. Nous ne connaissons Dieu que par J.-C. Sans ce médiateur est ôtée toute communication avec Dieu. Par J.-C. nous connaissons Dieu. Tous ceux qui ont prétendu connaître Dieu et le prouver sans J.-C. n'avaient que des preuves impuissantes. [...] Mais nous connaissons en même temps notre misère, car ce Dieu-là n'est autre chose que le réparateur de notre misère. Ainsi nous ne pouvons bien connaître Dieu qu'en connaissant nos iniquités.

Pourquoi crier ?  Le mot est d’autant plus surprenant que, dans la seconde partie de la maxime, on n’a que dire, qui est nettement plus faible. Sans doute parce que crier enferme une idée d’encouragement exprimé avec vigueur, qui est tout à fait inutile dans le cas d’un homme conscient de sa misère.

 

Et la belle chose de le dire à un homme qui se connaît.

 

Pourquoi est-il ridicule de demander à un homme qui se connaît d’aller de lui-même à Dieu ? Parce que, connaissant sa misère, il sait déjà que la faiblesse humaine l’en rend incapable, de sorte que, si dans le cas précédent, la recommandation d’aller de soi-même à Dieu s’adressait à un homme incapable de l’appliquer, elle s’adresse ici à un sourd qui sait fort bien qu’elle est inutile. Si au surplus cet homme sait que la disproportion de l’homme rend toute tentative d’aller à Dieu vaine d’avance, il ne peut que raisonner comme dans le fragment A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 174) : Incroyable que Dieu s’unisse à nous. Pascal constate alors : Cette considération n’est tirée que de la vue de notre bassesse, mais elle est véritable.

On retrouve cette idée dans la liasse Conclusion, à propos des personnes qui ont la foi du cœur : Conclusion 5 (Laf. 381, Sel. 413). Ceux qui croient sans avoir lu les Testaments c'est parce qu'ils ont une disposition intérieure toute sainte et que ce qu'ils entendent dire de notre religion y est conforme. Ils sentent qu'un Dieu les a faits. Ils ne veulent aimer que Dieu, ils ne veulent haïr qu'eux-mêmes. Ils sentent qu'ils n'en ont pas la force d'eux-mêmes, qu'ils sont incapables d'aller à Dieu et que si Dieu ne vient à eux ils sont incapables d'aucune communication avec lui et ils entendent dire dans notre religion qu'il ne faut aimer que Dieu et ne haïr que soi-même, mais qu'étant tous corrompus et incapables de Dieu, Dieu s'est fait homme pour s'unir à nous. Il n'en faut pas davantage pour persuader des hommes qui ont cette disposition dans le cœur et qui ont cette connaissance de leur devoir et de leur incapacité.

 

Pour approfondir…

 

 Usage de ce dilemme par Pascal

 

On trouve un raisonnement construit de la même manière dans le fragment Sel. 784 (ms. Joly de Fleury) : Pourquoi Dieu ne se montre‑t‑il pas ?  - En êtes‑vous dignes ?  - Oui. Vous êtes bien présomptueux, et indigne par là. - Non. - Vous en êtes donc indigne.

Descotes Dominique, “Piège et paradoxe chez Pascal”, in Méthodes chez Pascal, Paris, P. U. F., 1979, p. 509-520.

Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008, p. 502 sq.

L’habileté de Pascal dans l’usage du dilemme lui vient sans doute en partie de sa pratique de la géométrie, notamment de la méthode de démonstration par raisonnement apagogique et double réduction à l’absurde pratiquée depuis Euclide et Archimède, dont il s’est lui-même inspiré dans la Lettre de A. Dettonville à M. ADDS. Cette méthode consiste, lorsque l’on compare deux grandeurs géométriques A et B (lignes, surfaces, solides), à montrer que A ne peut être ni plus grande, ni plus petite que B. Dans ce type de démonstration, on peut ordinairement sortir de la contradiction, car il existe une troisième possibilité, savoir que A et B sont égales. Sur ce type de démonstration, voir Merker Claude, Le chant du cygne des indivisibles. Le calcul intégral dans la dernière œuvre scientifique de Pascal, Presses Universitaires Franc-Comtoises, 2001, et Descotes Dominique, Blaise Pascal. Littérature et géométrie, Clermont-Ferrand, P.U.B.P., 2001, p. 190 sq.

Dans le cas du fragment qui nous occupe, il semble en revanche que le dilemme conduit à une impasse, puisqu’il n’y a pas de tierce possibilité entre se connaître et ne pas se connaître.

Ce n’est pourtant pas le dernier mot de Pascal sur ce sujet. Le dilemme peut être dépassé si l’on en ôte la clause qui crée l’aporie, que l’homme aille de lui-même à Dieu. Pascal s’en explique dans le fragment A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 174), dans sa réponse à l’objection Incroyable que Dieu s’unisse à nous.

Car s’il est vrai que la faiblesse de l’homme le rend incapable d’aller de lui-même à Dieu, la toute-puissance de Dieu fait qu’il peut se proportionner à l’homme au moyen de la Révélation. Cette considération n’est tirée que de la vue de notre bassesse, mais si vous l’avez bien sincère, suivez-la aussi loin que moi et reconnaissez que nous sommes en effet si bas que nous sommes par nous-mêmes incapables de connaître si sa miséricorde ne peut pas nous rendre capables de lui. Car je voudrais savoir d’où cet animal qui se reconnaît si faible a le droit de mesurer la miséricorde de Dieu et d’y mettre les bornes que sa fantaisie lui suggère. Il sait si peu ce que c’est que Dieu qu’il ne sait pas ce qu’il est lui-même. Et tout troublé de la vue de son propre état il ose dire que Dieu ne le peut pas rendre capable de sa communication. Mais je voudrais lui demander si Dieu demande autre chose de lui sinon qu’il l’aime et le connaisse, et pourquoi il croit que Dieu ne peut se rendre connaissable et aimable à lui puisqu’il est naturellement capable d’amour et de connaissance. Il est sans doute qu’il connaît au moins qu’il est et qu’il aime quelque chose. Donc s’il voit quelque chose dans les ténèbres où il est et s’il trouve quelque sujet d’amour parmi les choses de la terre, pourquoi si Dieu lui découvre quelque rayon de son essence, ne sera-t-il pas capable de le connaître et de l’aimer en la manière qu’il lui plaira se communiquer à nous. Il y a donc sans doute une présomption insupportable dans ces sortes de raisonnements, quoiqu’ils paraissent fondés sur une humilité apparente, qui n’est ni sincère, ni raisonnable si elle ne nous fait confesser que ne sachant de nous-mêmes qui nous sommes nous ne pouvons l’apprendre que de Dieu.

Le dilemme du fragment Philosophes 1 (Laf. 140, Sel 172) est ainsi pour Pascal le moyen de remettre en cause globalement la croyance des philosophes que l’homme peut aller à Dieu par lui-même, et d’amener son lecteur à changer de perspective, et à adopter un point de vue nouveau, qui consiste à se demander si Dieu ne peut pas réparer la misère qui empêche l’homme de le connaître.

Ce système est analysé dans Thirouin Laurent, “Le cycle du divertissement”, in Le Pensées di Pascal : dal disegno all’edizione, Studi francesi, Rosenberg e Sellier,143, anno XVIII, fasc. II, mai-août 2004, Rosenberg e Sellier, p. 260-272.